Mélanie Rutten: «Ecrire un album, c’est comme créer un espace dans lequel on va pouvoir se promener et faire défiler l’histoire.»
Auteure-illustratrice belge aux albums maintes fois primés, Mélanie Rutten évoque son long et tortueux processus de création, de la naissance de ses personnages anthropomorphes à son univers graphique et son lien privilégié avec la nature. Rencontre à l’occasion du festival littéraire «Mille fois le temps».
Auteure-illustratrice belge aux albums maintes fois primés, Mélanie Rutten évoque son long et tortueux processus de création, de la naissance de ses personnages anthropomorphes à son univers graphique et son lien privilégié avec la nature. Rencontre à l’occasion du festival littéraire «Mille fois le temps».
Emmanuelle Pelot: Qu’est-ce qui vous a incitée à passer de votre premier métier de photographe à celui d’auteure-illustratrice?
Mélanie Rutten: J’ai étudié la photographie de reportage en noir et blanc dans une école très axée sur le photojournalisme. J’ai beaucoup aimé mes études et les quelques travaux que j’ai réalisés, mais petit à petit j’ai eu du mal à entrer en contact avec les gens que je photographiais dans la rue, parce que j’avais l’impression de voler des images. Donc, je me suis un peu retranchée dans mon studio où j’ai commencé à faire des photos de petits objets, puis des portraits que j’ai repeints et mis en couleur.
C’est le déclic?
A partir de ce moment-là, dès que je créais une image, j’écrivais une petite phrase.
Le rapport texte/image s’était enclenché, le monde onirique, imaginaire m’attirait, j’avais envie d’explorer cela. Mais comme je venais de l’image, je ne me voyais pas du tout écriture et j’ai cherché à illustrer des contes. Le Petit Chaperon rouge, par exemple, avec des personnages vivants, photographiés, mis en scène et repeints. En réalité, j’étais dans l’attente d’un texte qui aurait pu venir de l’extérieur.
Avez-vous pris des cours d’illustration?
Oui, j’ai pris des cours du soir avec Montse Gisbert une fois par semaine, puis j’ai suivi des ateliers privés avec d’autres artistes, notamment avec Kitty Crowhter sur une période d’environ deux ans.
Mais de là à publier un livre, il y avait encore un pas...
Cela a m’a pris un peu de temps avant de vraiment commencer à être éditée, car je me suis entraînée. J’ai beaucoup travaillé, beaucoup lu, étudié d’autres albums. En fait, j’attendais de me sentir suffisamment forte et surtout de trouver des personnages qui me ressemblaient et dans lesquels je pouvais m’investir.
Quels livres et auteurs ont marqué votre enfance?
Je ne possédais pas beaucoup de livres quand j’étais petite, mais il y en avait de très bons comme Ranelot et Bufolet et Sept histoires de souris d’Arnold Lobel ou encore Le grand livre vert et Max et les maximonstres de Maurice Sendak. Arnold Lobel et Maurice Sendak restent mes auteurs préférés. Le rapport à l’enfance qu’ils ont réussi à tisser dans leurs livres m’impressionne toujours.
Votre univers, surtout dans votre tétralogie, semble d’ailleurs proche de celui d’Arnold Lobel...
Mes quatre premiers livres (Mitsu, Öko, Eliott et Nestor et Nour) ont été fortement inspirés de l’écriture d’Arnold Lobel. Cela va du découpage des histoires par chapitres, aux saisons très prégnantes, en passant par les personnages sensibles, émotifs qui sont aussi des antihéros confrontés à leurs limites, à leurs difficultés, leurs peurs...
Vous avez reçu de nombreux prix, votre travail est salué par la critique, cette notoriété a-t-elle eu une influence sur votre travail?
Pas du tout. En fait, il y a vraiment deux éléments séparés: la création avec l’écriture et le dessin, puis l’élaboration de l’album. La notoriété, la reconnaissance sont comme un autre pan de mon métier. Bien sûr, elles me font plaisir et me donnent confiance en moi. Mais ce qui m’importe avant tout, c’est le chemin de la création, c’est l’aventure, c’est être dedans, c’est se laisser traverser... Et puis, quand l’album est publié, qu’il est derrière moi, c’est un objet fini, on ne peut rien changer, c’est un petit deuil.
Après l’énorme succès de L’ombre de chacun n’avez-vous pas eu peur de décevoir avec la suite?
L’ombre de chacun est une aventure particulière. Cet album a reçu beaucoup de prix, il a été fort plébiscité, ce qui ne m’as pas empêchée de sortir la suite: La source des jours et La forêt entre les deux pour terminer cette trilogie. Je me dis parfois que L’ombre de chacun a été un peu le pic de ma carrière et il m’est arrivé de penser que les livres qui suivraient ne seraient peut-être pas aussi appréciés... Mais je ne me mets pas la pression, ce qui m’importe c’est de me sentir vivre et vibrer dans ce que je suis en train de faire.
De quelle manière se déroule votre processus de création?
D’abord, je vais écrire toutes sortes de petites idées: ça peut être une émotion, un lieu, une bribe de dialogue... Le plus souvent, il y a un noyau qui part de l’émotion d’un personnage et, autour de ce dernier qui n’est pas encore très défini, je collectionne beaucoup d’images pour essayer de visualiser dans quel espace il va évoluer. Ecrire un album, c’est comme créer un espace dans lequel on va pouvoir se promener et faire défiler l’histoire. Je fais aussi des listes de titres et de prénoms que je vais utiliser ainsi qu’une collection de références de livres, de films et de musiques que j’ai envie de lire, de regarder et d’écouter.
Comment naissent vos personnages?
Par exemple, pour L’ombre de chacun, l’idée de départ était d’explorer ce que cela signifie de grandir et de se séparer de ses parents. Je voulais donner la parole à l’enfant lapin, mais aussi au papa cerf qui avait un cheminement à effectuer vis-à-vis de son petit. A force de dessiner mes personnages, ils commencent à se mettre debout, à s’anthropomorphiser. Et lorsque qu’un personnage sort du lot, pense ou agit, je suis sûre que je vais faire un bout de chemin avec lui.
Qu’en est-il de l’atmosphère graphique?
Pour une nouvelle série, j’essaie de trouver une atmosphère graphique (couleurs vives, tranchées ou aquarelle?). J’essaie également de chercher la technique et les outils (plume ou pinceau?).
C’est vraiment le plaisir de tester, de jouer, de ne pas m’ennuyer. J’adore la phase de recherches. Je pourrais ne faire que ça!
Testez-vous vos livres sur des enfants avant de les finaliser?
Je n’aime pas partager mes étapes de travail. Mais lorsque que j’ai une première maquette que j’appelle «faux livre», je la lis à haute voix, je la partage avec des enfants et avec ma fille. C’est un test nécessaire et imparable pour moi. Je vois très bien quand les enfants sont captivés, quand ils décrochent, quand ils ne comprennent pas... Une lecture suffit.
Ne reste alors plus qu’à réaliser l’album!
Quand tout cela se met en place, je commence à faire des originaux et à écrire. Je n’ai pas vraiment de fil narratif. Il y a toujours une scène centrale – par exemple, dans L’ombre de chacun, c’est la conversation du lapin et du cerf ou alors le moment où ils sont dans les bras l’un de l’autre – et je déroule l’avant et l’après. Au fur et à mesure que je dessine et que j’écris, je retrouve une liberté par rapport à ce qui a été fait auparavant. En général, les choses coulent de source, notamment grâce à la force des personnages.
Pourquoi la majorité de vos livres s’inscrivent-ils dans une trilogie ou une tétralogie où l’on retrouve les mêmes personnages?
Dans un premier temps, je n’ai pas du tout l’idée de faire une suite. J’écris des histoires avec beaucoup de personnages, des destins croisés, des récits chorals. A la fin de Mitsu, j’étais un peu frustrée que certains personnages n’aient pas eu voix au chapitre. Donc, Öko s’est imposé et cette tétralogie s’est inscrite dans un cycle saisonnier. C’est à peu près pareil pour L’ombre de chacun. J’ai envie que l’histoire continue parce que je me sens bien dans ce paysage-là, dans cet espace-là, avec ces personnages.
Quel personnage vous ressemble le plus?
Je suis tous mes personnages! Et j’aime tous mes personnages, y compris lorsqu’ils sont antipathiques. Si je ne les aimais pas, je ne les dessinerais pas. Tous représentent une partie de moi-même. Il y a des jours où je suis un peu plus ours, d’autres un peu plus cerf, mais je suis Ploc aussi parfois.
Ils sortent d’où?
Au départ, ce sont souvent des animaux anthropomorphes. Je m’inspire beaucoup de photographies d’animaux que je vais croquer, dessiner.
Des animaux anthropomorphes, à l’exception du soldat...
Cela m’intéressait d’intégrer un personnage humain sans lui donner un rôle plus important que les autres. J’aime beaucoup créer des histoires avec plusieurs espèces différentes, en les plaçant toutes au même niveau. J’essaie aussi de décaler le regard qu’on peut porter sur les histoires avec ce personnage qui n’est pas tout à fait défini. Au début, on ne sait pas si c’est une fille ou un garçon. J’aime bien bousculer en douceur.
D’ailleurs il n’y a pas beaucoup de méchants de vos histoires...
Non, je pense qu’il faudrait que je mette un peu plus de méchanceté parce qu’elle fait quand même partie de la vie. Je vais essayer d’y penser.
Avez-vous de la difficulté à quitter vos personnages?
Une fois que j’ai fait le tour de la question, c’est fini. Ils poursuivent leur existence sans moi, ils vont vivre beaucoup d’aventures auprès des lecteurs.
Qu’avez-vous envie de transmettre à travers vos récits?
Lorsque j’écris, je ne suis pas du tout dans la question de la transmission. Si je me mets dans cette perspective-là, je ne fais plus corps avec mon travail. Je pense qu’on transmet de toute façon un regard sur le monde, sur les relations qu’on peut avoir ensemble. Mais le plus important à mes yeux, c’est de laisser une zone de liberté au sein du texte et des images, une zone où le lecteur peut projeter son histoire à lui. Je propose donc des zones de mystères, des choses inexpliquées, car j’aime que les histoires soient aussi ouvertes que possible. Mes fins ne sont d’ailleurs pas vraiment des fins dans le sens où elles restent un peu suspendues.
Vos histoires donnent des pistes intéressantes aux enfants pour surmonter différentes difficultés, qu’elles soient personnelles ou plus existentielles.
Un album doit être porteur d’espoir et de confiance pour celui qui le lit. Mais je ne fais pas fi des difficultés plutôt personnelles, c’est le sujet de tous mes albums, surtout la difficulté à grandir. Je suis très attachée au fait que les enfants puissent se faire confiance.
La nature occupe une place prépondérante dans vos albums, quel lien entretenez-vous avec elle?
J’ai grandi au milieu de la nature, des animaux, j’ai passé des heures à jouer avec des petites brindilles et de la terre, et ça me suffisait. J’ai entamé une formation de guide-nature. Dans cette optique, je souhaiterais développer le lien entre la littérature et la nature avec des récits qui possèdent une dimension naturaliste, voire documentaire mais avec une vraie narration.
Sur quel projet travaillez-vous actuellement?
Sur un livre pour tout-petits, mais pas un cartonné. Il devrait sortir en automne chez MeMo. C’est l’histoire d’un chien adulte et d’un petit chat. Ce dernier ne sait pas mettre sa deuxième chaussette... L’histoire se passe dans la nature et est articulée autour du cycle du jour et de la nuit. J’ai opté pour une technique différente: la gouache en plastique (que les enfants utilisent à l’école). Et j’ai un projet beaucoup plus ambitieux qui s’appelle Le livre de Mo. Il devrait s’adresser à des enfants beaucoup plus âgés et traiterait de la thématique du dérèglement climatique et de la chute de la biodiversité. Actuellement, j’engrange de la matière. Peut-être qu’il existera ou pas, on verra. Ce projet est particulier, cela fait presque deux ans que je travaille dessus...