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Quelles filles dans "Filles d’albums" ?

Mis en ligne le 22 novembre 2011
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Au tout départ de mon analyse, en 2008, j’étais naïvement confiante et pensais qu’il suffisait de postuler que Mai 68, les mesures françaises en faveur des femmes sur les plans politique et législatif – tardives, mais réelles -, la mixité dans les écoles auraient des effets durables sur les esprits en formation et que le rêve d’une société enfin paritaire était exaucé. Erreur ! C’était oublier qu’au lendemain de la guerre, en 1949, lorsque Simone de Beauvoir publia Le Deuxième sexe, ce n’était pas le mot « deuxième » qui dérangeait, mais le  mot « sexe » et que la somme magistrale de celle qui n’était alors que « la compagne de Sartre » ne joua son rôle de détonateur que dans les milieux féministes, finalement restreints, et n’eut d’échos à long terme que dans les mêmes milieux. C’était oublier encore que l’article 1 de la loi 49-956 du 16 juillet de cette même année 1949 sur les publications destinées à la jeunesse en France  ne mit en garde le monde de l’édition contre les « préjugés sexistes » que par un ajout du 9 juillet 2010 pour retirer l’expression le 17 mai 2011 et la remplacer par le terme plus général de « discrimination ».


 

 

Ainsi, je me rendis compte que si la littérature de jeunesse était à ce point florissante (en 2009, elle représentait 15% du chiffre d’affaires et 21% des exemplaires vendus d’après le Centre National du Livre) et que le marché se portait si bien (plus de 8000 nouveautés par an), ce n’était pas forcément grâce à une production ouvertement anti-sexiste et que, parmi les meilleures ventes, il n’y avait ni albums – sauf à considérer que les déclinaisons de Babar, Petit Ours Brun, Dora, Tchoupi, Martine, Caroline ou les couples mixtes comme Max et Lili et la série Madame/Monsieur, qui se taillent la part du lion, en font partie - ni personnages féminins échappant à la « féminitude », imposée socialement.

C’est simple : pour accéder au statut de héros (plus qu’à celui d’héroïne d’ailleurs), il faut être sériel et récurrent, plutôt télégénique ou transposable au cinéma, de préférence croqué dans des attitudes rassurantes et des habits sexués. Ah ! les éléphanteaux en short bleu et les femelles en robe rose dans certains titres contemporains de Babar ou Céleste, l’épouse fidèle, qui parle peu, mais s’affaire beaucoup en tâches domestiques tandis que Babar règne. Ah ! Martine dont on est fier à la maison qu’elle soit une si bonne « petite maman » ! Nés dans les années 30 ou 50, ces personnages vendent encore bien l’image d’un monde pourtant suranné tandis que les fillettes issues de la révolution culturelle de Mai 68 - et je pense alors à Julie à cause de son ombre de garçon[1], à Judith qui sera jugée au tribunal parental pour impertinence et volonté trop marquée[2], ou à Marie trop proche de sa seule mère et dont le bonheur fusionnel paraît insupportable aux lecteur-trice-s parents[3] –, n’ayant plus d’existence éditoriale, restent l’apanage des rats et rates des fonds patrimoniaux des bibliothèques. En un mot, les titres plus audacieux étaient voués, et le sont encore, à rester très confidentiels, à l’ombre des autres, loin des gondoles de ventes. Triste époque que la nôtre, à ce point oublieuse de la création !


 


 

 

Pourtant, je souhaitais enquêter davantage et considérer la production de ces vingt dernières années (1990-2009), en m’attachant alors à des albums narratifs (hors les contes – genre qui mériterait une entrée spéciale) vraiment iconotextuels (à l’inverse des séries illimitées aux titres « marketés »), mettant en avant des personnages féminins humains (et non animaux), créés pour montrer et dire leur façon singulière d’être au monde et non pour une supposée valeur héroïque. Le défi consistait à trouver des personnages ne cédant ni aux stéréotypes sexistes (la pécheresse, la faible, la pleureuse, etc.), ni au surmarquage du « féminin » (la beauté physique forcément, l’envie de plaire aux garçons exclusivement, etc.), ni à la dévalorisation (le complexe du garçon manqué, vécu par la petite à qui l’on fait croire qu’il lui « manque » quelque chose, toujours la même chose en fait : un sexe qui se voit et peut grossir), ni à l’intronisation ou sacralisation de « l’éternel féminin ». La sélection de titres finalement retenue (il n’y a rien d’exhaustif dans mon approche, simplement le souci d’offrir un panel de plus de 250 titres significatifs) a été en général labellisée par des revues critiques spécialisées ou par l’éducation nationale, en raison de leur qualité graphique et/ou de la renommée de leurs auteur-e-s.

Pour ne rater aucune fille d’album j’ai opté pour un « suivi » chronologique en parcourant les périodes de la vie humaine, de la naissance à la mort, du plus jeune âge à la vieillesse.

 

Voici quelques conclusions auxquelles je suis arrivée, non sans surprise, voire déception, parfois :
1/ Qu’en est-il des nouvelles-nées (chapitre 1) ?

Elles ne se distinguent pas des nouveaux-nés dans la mesure où les artistes ne sexualisent pas leurs tout petits personnages. Ils et elles privilégient presque exclusivement la relation fusionnelle entre la mère et son enfant, parfois encore non né-e. Le cordon ombilical prend alors toute sa valeur de lien, d’attache fondamentale, reliant le petit être à celle qui le nourrit et l’a fait grandir à l’intérieur d’elle-même. Parfois, les artistes en profitent pour évoquer, sur le mode symbolique, la création,  celle de l’enfant, mais encore la leur, à travers l’objet-livre. Parfois encore, l’instant de la naissance est célébré avec poésie (art par excellence de la création) ou humour (pour donner une consistance, une présence et des actions à celles et ceux qui, par définition, ne peuvent agir seul-e-s). Ce début de la vie cristallise à l’occasion les fantasmes de toute naissance, l’artiste imposant sa marque de fabrique : car c’est bien lui ou elle le-la véritable créateur-trice in fine.

 
2/ Des petites filles de moins en moins modèles et pourtant… (chapitre 2) Extraites des couches, du biberon et du sein maternel, les fillettes sont désormais en âge d’être socialisées. Nous sommes en droit d’espérer beaucoup de leur scolarisation et du fait que petits garçons et petites filles se retrouvent ensemble dans leur classe comme dans la cour de récréation, participent à des sorties culturelles sous l’autorité d’un-e maître-sse. Certes, les représentations des fillettes dans les albums étudiés se détachent du vieux « modèle » ségurien de Camille et Madeleine ou de ceux qui ont prévalu jusque dans les années 60. Les enfants grandies expérimentent davantage les choses de la vie ; toutefois, leur quête bute souvent sur les limites domestiques ou sur le souci exclusif de la rencontre avec un garçon. Si elles ont troqué leur sens de la discipline pour un esprit d’initiative, voire de contestation, réel, les auteur-e-s ne leur accordent que très rarement les moyens de leur libération, à l’instar des garçonnets, toujours plus véloces, désobéissants mais excusés car souvent leurs « bêtises » ont un aspect héroïque.

 
3/ Les adolescentes qui se cherchent et que l’on cherche dans les albums (chapitre 3) 

C’est l’âge de la vie que l’album a du mal a prendre en compte, sans doute parce que ce medium cible essentiellement les jeunes enfants et que les images qui les mettent en scène relèvent plus volontiers des genres bande dessinée et manga. De plus, les adolescentes n’ont pas bonne presse dans notre société qui, pourtant, les assigne à paraître, à maigrir, à entrer dans un processus parfois alarmant de « jeune-fillisation ». Si elles apparaissent dans les albums, c’est qu’elles ont réussi leur test de bonne conduite : plaire aux parents (toujours acheteurs, ne l’oublions jamais) et ne pas effrayer les jeunes lecteur-trice-s. Pour autant, la création post-moderne ne les veut plus princesses endormies dans l’attente du prince charmant. Donc, ici ou là, elles osent vivre ou mourir à leur façon. Si le temps qui passe les effraie car leur beauté, faux passeport mais leurre efficace, se flétrit et s’il leur est imposé socialement d’aimer l’autre sexe, il leur arrive de trouver chez quelques artistes des possibilités d’existence, mais ce sera alors sans le consentement de la communauté.

 
4/ Que de mères ! (chapitre 4)

Nous la tenons, la véritable héroïne de l’album de jeunesse ! Ce n’est pas un prénom ou un nom, c’est une fonction sacrée, sacralisée depuis que nous nous référons exclusivement à la Création selon la tradition judéo-chrétienne : c’est la mère. Que de mamans aux cent bras, forcément aimables, serviables, disponibles en cas de coup dur du matin au soir, veilleuse nocturne si nécessaire. Là encore, elles ont évolué et ne sont plus cantonnées à l’espace domestique de la cuisine. Elles travaillent, quittent le foyer. Mais elles demeurent rares encore dans les représentations à être une seule ou deux mamans pour des enfants par exemple, faillibles (de la fatigue à la dépression, voire au suicide, en passant par l’alcoolisme ou la violence), mères mais pas seulement. Qu’en aux femmes childless ou childfree, j’en ai repéré quelques-unes : peu, mais quelle présence au monde !

 
5/ Oh vieillesse ennemie ! (chapitre 5)

Comme il y a la mère intouchable, il y a la grand-mère qui n’est au fond qu’une mère au carré. Dans ce nouveau rôle que la société lui demande de jouer, l’aïeule n’existe pas en soi, pour elle-même. Parfois, dépassant le sacerdoce grand-maternel, les créateur-trice-s évoquent plus ou moins frontalement le vieil âge qui effraie les femmes (normal : ne leur fait-on pas croire, depuis leur enfance, qu’elles sont destinées à être l’obscur objet du désir des hommes ? Alors, le temps passant, « l’objet » se fane et se ride) et qui est synonyme de maladies. Ces dernières seront toujours présentables, même si la réalité envoie des démentis nombreux. Quid de la vie sentimentale, sexuelle des femmes vieillissantes ? Ces aspects-là de la question restent en général au secret et l’album préférera reléguer la bonne grand-mère aux tâches de garde de ses petits-enfants.

 

J’aurais pu en rester là, ayant parcouru les âges de la vie féminine. Pourtant, il me fallait encore rendre hommage à toutes celles que l’album boudait délibérément : aux oubliées et aux rescapées.

 
6/  Que d’omissions dans l’Histoire comme dans les histoires (chapitre 6) 

Il est désagréable et navrant d’avoir à  feuilleter les manuels d’Histoire de France. Sexistes, amnésiques, injustes : tels semblent les mots qui s’imposent pour les qualifier. Où parle-t-on des femmes célèbres dans ces livres de formation des futur-e-s citoyen-ne-s ? Presque nulle part. Dans ces conditions, rien d’étonnant à ce que les albums les délaissent et négligent. L’illustre destin de Jeanne, pucelle de surcroît, suffira bien et sera l’icône de toutes les « oubliées » ! Il arrive que des albums narratifs créent des personnages féminins ayant participé à la grande Histoire de l’humanité : en petit nombre. L’album répugne encore plus à montrer et dire la dureté qui frappe le corps féminin, et pourtant ! Combien d’albums pour parler d’attouchements, de violences, de viols, d’abus en tout genre, d’excisions, de mise sous tutelle religieuse ? Peu. Et s’il s’agit de mettre en scène des êtres qui mettent du jeu dans leur genre, l’album de jeunesse opte pour le mutisme.

 

Ma plongée au cœur de certains albums, sous cet angle particulier de la saisie des personnages féminins, m’a beaucoup appris : notamment que les éditeur-trice-s (mais pas tous ni toutes) redoutent les réactions des parents acheteurs, que les artistes (mais pas tous ni toutes) apprennent rapidement que leur art, dans le champ de la littérature de jeunesse, est entouré de frontières à ne pas franchir et qu’ils-elles sont convié-e-s à l’autocensure, que le sexisme (toujours lui) est bien tapi dans les œuvres, même si elles ont plu par ailleurs, et qu’il sera long le chemin (très long) pour déconstruire des schémas culturels dont la force pour les faire passer comme relevant de la nature n’a d’égale que l’incapacité dans laquelle se trouve aujourd’hui l’humanité pour se penser et se désirer libre de toute forme de domination.

 


 




[1] L’histoire de Julie qui avait une ombre de garçon de Christian Bruel, Anne Galland et Anne Bozellec (Le Sourire qui mord en 1976, réédité aux éditions Être en 2009). 
[2] Le bistouri de Melle Dard de François Ruy-Vidal et Jacques Lerouge (éditions de l’Amitié en 1979, réédité aux éditions Des Lires en 2003).
[3] Salut poupée de Adela Turin et Marguerita Saccaro (éditions des Femmes, 1978).