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Réalisme social dans les livres latino-américains

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Barbara Bonardi Valentinotti
5 octobre 2010

Sujets inquiétants, parfois bouleversants : les auteurs latino-américains ouvrent le débat et aident à se poser des questions sur des problématiques sociales. Panorama non exhaustif de romans qui ne laissent pas indifférent.

Si on consulte le guide annuel Lectures des Mondes publié par Jeunesse et Médias.AROLE, on se rend compte que l’Amérique latine hispanophone est peu représentée dans la production en français. Les auteurs de cette littérature récente surprennent par leur capacité à traiter des sujets forts, que se soit en privilégiant une approche intime ou dans une optique militante. En Amérique latine, on trouve de nombreux exemples d’une littérature s’inscrivant dans un courant international, mais aussi des livres qui traitent de réalités spécifiques. La migration vers nos latitudes caractérisant les dernières années rend importante une connaissance de ces sociétés. Les livres peuvent être un moyen d’approcher les enfants des migrants avec une langue et des thèmes liés à leur culture d’origine, mais aussi une occasion d’introduire les jeunes d’ici à des mondes peu connus.

Le côté obscur de l’Amérique latine
Les enfants des rues peuplent les grandes métropoles d’Amérique latine. L’auteure colombienne Julia Mercedes Castilla les a interviewés pour essayer de comprendre leur manière de penser et leur mode de vie. Dans son roman pour préadolescents, Aventuras de un niño de la calle (Norma), elle fait le portrait de deux gamins de Bogota dans une langue qui frappe par sa fraîcheur et sa vivacité. Ce livre dégage beaucoup d’optimisme tout en traitant une réalité sociale dramatique. Julia Mercedes Castilla n’évite pas les sujets forts : la violence des bandes, les malintentionnés qui cherchent à utiliser les petits pour des vols, les histoires familiales toujours tragiques… Mais elle laisse émerger aussi les notions d’amitié et de solidarité entre enfants, peu importe la classe sociale à laquelle ils appartiennent.
Dans Lágrimas de ángeles de l’écrivaine équatorienne Edna Iturralde (Alfaguara), on retrouve les mêmes thèmes, mais le ton est plus grave et la critique sociale devient explicite : cynisme de ceux qui exploitent les enfants, commerce illicite d’organes, l’auteure y dépeint une réalité crue. Le regard sur la vie dans la rue est celui d’un enfant qui a connu la chaleur d’une famille affectueuse, mais qui se révolte lorsque son père décide d’émigrer. En effet, cet ouvrage parle également de la rage de ces enfants dont les parents partent à l’étranger à la recherche d’un travail, en les laissant à des proches qui ne veulent ou ne savent pas toujours assumer cette responsabilité. Pour la même tranche d’âge, les romans en grande partie autobiographiques, El sol de los venados et La otra cara del sol de Gloria Cecilia Díaz (SM) relatent sous forme de journal intime la vie
d’une fillette colombienne. Jana appartient à une famille nombreuse, de situation économique modeste, qui doit faire face à un événement très douloureux : la mort de la mère. Moment charnière et passage au deuxième livre, ce décès détermine un changement de vie pour Jana, qui sera obligée de grandir vite pour s’occuper de ses frères et soeurs. Son regard perspicace sur le quotidien fait d’elle le témoin d’une époque et d’une réalité
marquées par les contrastes : entre riches et pauvres, entre hommes et femmes. Jana se demande comment ses camarades d’école les plus démunis peuvent se concentrer si le matin ils n’ont rien mangé. Quand elle commence à fréquenter une école privée, elle se sent exclue parmi ces filles qui parlent de leurs vacances exotiques et ont une attitude hautaine envers leur personnel de service. Jana se révolte lorsqu’elle est confrontée au machisme : elle se dit que sa grand-mère, analphabète mais douée pour tant de choses, aurait été un parfait chef d’entreprise avec sa prédisposition à commander, et elle remarque que la jeune fille qui les aide dans les tâches domestiques vit avec ses petits frères l’enfance qu’elle n’a pas eue, entre une mère qui lui a enseigné à balayer dès l’âge de trois ans et un père pour qui l’instruction scolaire n’était pas utile aux femmes… Si la
violence apparaît avec le meurtre du père de son meilleur ami, un homme politique, l’union de la nombreuse famille de Jana devant les adversités nous rappelle les aspects positifs des sociétés latino-américaines.
Thème malheureusement souvent associé à la Colombie, un enlèvement fait l’objet du livre Paso a paso de l’auteure Irene Vasco (Panamericana). Un homme est kidnappé devant les regards impuissants de sa femme et de ses enfants. Sa fille nous fait part des moments terribles qui suivent ce jour fatidique. La presse se précipitant et déformant les faits, le soutien précieux – même si parfois lourd – d’amis et de familiers, dont la présence aide à ne pas se laisser accaparer par l’angoisse, le climat de terreur provoqué par les menaces téléphoniques, les divergences entre ceux qui veulent payer et ceux qui refusent de céder… Et après le vide, la nécessité d’apprendre à vivre sans ce père, ce mari.

Pour ne pas oublier : la dictature argentine
En 1996, la maison d’édition argentine Colihue publie un roman pour adolescents sur l’appropriation illégitime des enfants des desaparecidos par les militaires pendant la dictature. A mi-chemin entre livre documentaire et fiction, Cruzar la noche est le fruit d’un projet de recherche et de création entrepris par l’auteure Alicia Barberis. Témoignages de desaparecidos et de mères de la place de Mayo, interviews d’adolescents kidnappés à la naissance par les bourreaux de leurs parents et documents historiques confluent pour nourrir l’histoire de Mariana, une jeune de seize ans découvrant que son passé occulte une terrible vérité. On suit avec émotion sa douloureuse recherche de l’identité qui lui a été volée, l’évolution de ses sentiments contradictoires envers sa famille adoptive ; mais aussi le premier amour, les sorties. Suite à la demande d’une des personnes qu’elle a interviewées, Alicia Barberis emprunte dans son livre une histoire vraie qui paraîtra dans la presse quelques années après la publication de son ouvrage et fera aussi l’objet d’un documentaire. La mère de Mariana accouche dans un centre de détention clandestin en compagnie d’une femme qui aura la chance de survivre et racontera les circonstances de cette naissance. Angoissée à l’idée de ne pas être en mesure de reconnaître son
bébé au cas où il lui serait enlevé, la maman, avec l’aide de cette camarade, lui perce une oreille avec une aiguille et un fil bleu. Cet acte désespéré sera suivi par une infection et la perte du lobe : une petite malformation qui constituera une marque distinctive. La vraie Mariana, Victoria Donda, aujourd’hui députée et petite-fille d’une des fondatrices de l’association des Mères de la place de Mayo, a retrouvé sa famille en 2004.
Autre roman militant, le bouleversant Los sapos de la memoria de l’écrivaine Graciela Bialet circulait dans un cercle d’amis depuis la fin des années 1980, mais ce n’est qu’en 1997 qu’un éditeur régional accepte de le publier (CB ediciones). A la présentation du livre, que n’avait précédé aucune publicité, une foule s’est présentée dans une salle qui n’a pu accueillir tout le monde. Ce livre a eu un premier tirage de 500 exemplaires, un deuxième de 1500 l’année suivante, ensuite de 3000, 5000… On en est à la treizième édition... Et tout ça sans que la critique ne se soit jamais intéressée à l’ouvrage, dont le succès est dû uniquement au bouche à oreille.
Graciela Bialet nous présente Camilo, un jeune fils de desaparecidos élevé par sa grand-mère, qui décide de faire toute la lumière sur le destin tragique de ses parents. En alternant présent et passé, l’auteure reconstruit des moments de vie de ses personnages : recherches de Camilo, sa relation avec sa mami et son oncle, enfance des parents de Camilo, leur histoire d’amour et de lutte, leur période de captivité et leur mort. Chaque chapitre dévoile un fragment de cette trame captivante et bien menée. L’auteure équilibre de manière savante les moments dramatiques et les souvenirs heureux, en nous faisant sentir à fleur de peau l’absurdité des dérives d’une dictature et, en même temps, en rassurant Camilo et l’enfant qui est dans chaque lecteur quant à l’amour que ses parents lui portent.
Points de rencontre entre littérature et société, ces livres ouvrent le dialogue avec un langage adapté aux jeunes ; un dialogue entre générations, entre partis-pris opposés, entre ceux qui préféreraient oublier ou fermer les yeux, et ceux qui pensent qu’il est important d’en parler. Par ailleurs, ces ouvrages s’imposent comme des ponts nécessaires pour préparer le lecteur à se confronter à la richesse d’une littérature adulte critique sur les mêmes réalités.

Source : Revue Parole, publiée en Suisse par l'Institut Jeunesse et Médias

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