Aller au contenu principal
Espace publicitaire
Fermer

Rechercher un article ou une interview

Date

Saut de puce

main article image
Claude Lapointe
15 juillet 2010


Peut-on représenter en dessin,

sans aucune difficulté, sans savoir dessiner,

un sujet, comme, par exemple, une puce,

l’animal minuscule et redouté,

et le faire en une seconde, mieux que n’importe quel éminent dessinateur documentaire ?

La réponse est «oui, absolument!»


Pour vous le démontrer, je dois vous faire part d’une série d’observations que j’ai faites au cours du premier exercice donné dans l’atelier d’illustration de Strasbourg. Une sorte d’exercice de remise en cause des acquis sur la nature d’un beau dessin.


L’exercice s’appuyait sur une observation que j’avais faite en jouant au Pictionnary, dans lequel il s’agit d’exprimer un mot par le dessin, le plus rapidement possible.

J’ai remarqué que les meilleurs à ce jeu de lecture d’image ne sont pas les bons dessinateurs, mais ceux qui ont le sens de la lecture de l’image. Que quelquefois l’auteur d’un dessin bâclé fait mouche, alors qu’un bon dessinateur s’égare dans les détails et perd du temps à peaufiner son trait. Un beau dessin, comme une belle phrase est souvent moins profondément reçu qu’un dessin maladroit, ou que la phrase maladroite de celui qui ne s’exprime pas très bien dans une langue, mais qui compense par une envie de partager, de se faire comprendre qui enrobe ses mots, des mots qu’il écorche ou qu’il invente et qui sont très bien compris, avec ce petit supplément d’écoute, de connivence entre celui qui émet et celui qui reçoit.


Je lançais des mots qui devaient être dessinés immédiatement, en quelques minutes, sans aide extérieure. Cette urgence faisait fonctionner la mémoire visuelle immédiate, la stratégie de lisibilité.


J’ai retrouvé une série, donnée en 1990.

Les étudiants, feutre en main, feuille blanche prête, dans leurs starting-blocks, devaient dessiner :
- un morceau de sucre

- Mitterrand

- le doute

- une Citroën 2 chevaux

- un steak

- une puce (l’animal)

À la fin de l’exercice, les dessins étaient classés par les étudiants selon plusieurs critères : le graphisme (du plus au moins graphique), la lisibilité (du moins au plus), les stratégies de représentation...


Voici quelques résultats significatifs que j’ai pu enregistrer.


Le morceau de sucre.


Pour ce sujet le reflexe a été de dessiner ce que le cerveau propose : un parallélépipède et quelques points pour signifier le granulé.

Résultat : sur 20 dessins, 15 «éponges»




Les étudiants sont tombés dans un des pièges classiques : parce que le cerveau associe le nom «sucre» au dessin reproduit, le dessinateur pense que sa lecture est évidente. Il oublie que pour le lecteur le mot «sucre» n’existe pas. Ainsi, sans référence de taille, de couleur, de fonction, le lecteur va au plus proche de ce qu’il voit, ici une éponge en raison de la taille qu’il va donner à l’objet, supposé être vu à une distance de lecture normale, ce qui fait un objet long d’une dizaine de centimètres.


Seuls quelques malins, ceux qui avec empathie, se sont mis à la place du lecteur, ont tenté de donner une taille, une couleur, une fonction au sujet.

Leurs dessins en étaient plus lisibles. En tous les cas on y lisait beaucoup mieux «morceau de sucre». La difficulté, tout de même importante était de ne signaler que le morceau de sucre, et non «café» «cuillère» «petit déjeuner». On verra avec la puce comment certains s’en sont sortis.




Mitterrand.


Aussitôt le sujet annoncé, plus de la moitié des étudiants s’attaquent au portrait, sans aucune documentation. Inconscients, naïfs, présomptueux ?

Désastreux !

Aucun portrait ne renvoyait au sujet.





Là encore, beaucoup sont restés figés sur le sujet qui a émergé dans leur esprit. Leur jeu créatif s’est passé uniquement entre eux et le sujet. Comme pour le sucre, ils ont oublié que le nom du personnage n’était pas associé au dessin pour le lecteur.

Mais ils sont tombés sur un autre bec : si je vous dis Sarkosy, Chirac ou Domenech, leurs visages vous apparaissent, mais dès que vous essayez de préciser un détail : la forme de l’œil, la commissure des lèvres, les ailes du nez, l’image devient floue, insaisissable. Le cerveau n’a retenu qu’ une image globale, pas les détails.

Il faut beaucoup de travail d’observation, d’éducation de l’œil pour les emmagasiner et les conserver.

Là encore, les plus malins, les plus «communicants», ceux qui se mettent à la place du lecteur, ont trouvé les images les plus intéressantes. Ils ont «évoqué» le personnage, plutôt que tenter vainement de le portraiturer, en associant des symboles et des détails qui lui sont familiers et qu’ils étaient capables de dessiner immédiatement.

Sur le plan de la lisibilité, ces dernières propositions font mouche (en tous les cas pour le premier dessin, le deuxième évoquant plutôt le socialisme).

La difficulté ici est que tous les personnages n’ont pas pour les définir, autant d’objets symboliques associés à leur nom.




Troisième sujet, la puce (l’animal)


A l’annonce du sujet, un instant de flottement : aucune image précise ne vient s’allumer dans les cerveaux. Les plus nombreux des étudiants choisissent malgré tout de dessiner l’animal. Résultat, sur 20, une bonne douzaine de monstres plus ou moins rigolos.




On peut noter que devant une difficulté de ce genre, le choix se fait de prendre le sujet à la légère, de s’en moquer, de se marrer, une manière de s’en sortir ... Et puis nous avons là le même processus que pour Mitterrand : une obstination à vouloir dessiner le sujet sans d’indispensables documents, donc en vain.

Le sujet apparaît donc en pleine image avec 4, 6, 8 pattes, comme une sorte d’insecte assez gros.

C’est vrai que l’un ou l’autre des lecteurs peuvent penser «puce», mais comme une supposition (pourquoi pas une puce?), sans en avoir la confirmation.


Et puis quelques étudiants représentent un point sautant, en deux ou trois arcs. On y lit assez bien «saut», terme qui renvoie vite à la locution «saut de puce» Si bien que la représentation est assez efficace.





Mais j’ai trouvé un degré plus loin à chaque fois que j’ai donné cet exercice : le point, le saut, et le chien.





Avec la difficulté en premier, comme on le voit de représenter un chien, et ensuite que ce dernier ne tire pas toute la couverture à lui, sachant que le chien a plus de présence qu’une puce, affectivement et par sa taille.

Et puis, à chaque fois, est arrivée une image presque idéale -pour sa lisibilité. Une image didactique.

Où la petite flèche lève toutes les ambiguïtés





Oui mais voilà, sa valeur «graphique», esthétique n’est pas aussi grande que celle qui développe un graphisme plus poussé, plus personnel.

Sans doute, à moins qu’on ait un peu oublié, laissé au rancart les images qui parlent bien.

Et puis n’oublions jamais que la grande majorité des images surfent avec un texte qui donne suffisamment de sens pour qu’elles se passent de lisibilité.



Mais alors, le beau, le bon dessin du début, le vrai dessin de puce, qu’en fait-on ?

La réponse est encore une fois chez le lecteur.






Un large public lira le deuxième dessin sans problème, restera interrogatif devant le premier.

En revanche, le public d’un congrès international de spécialistes des insectes sauteurs lira parfaitement le premier (et le deuxième), et aura probablement une préférence pour celui-ci qui le renvoie à ses connaissances, à sa culture.


Un dernier saut de puce


Et puis j’ai envie de rajouter un détail apparemment de rien du tout. Le dessin du saut de la puce.

On n’en a pas parlé, tant il semble aller de soi.

Et pourtant.

Je considère que l’image dessinée est d’abord un langage en soi, avant d’être associé au texte, pour une autre forme langagière mixte.

Un langage a son vocabulaire et le dessin du saut de puce est un terme de ce vocabulaire.

Un terme se recherche, s’évalue, se précise ...

Envisageons le saut de puce. Il possède un nombre incroyable de paramètres pour se définir. Je vous laisse imaginer les choix à faire pour trouver le meilleur vocabulaire, arrêter le meilleur saut en consultant le tableau ci-dessous, incomplet.





Pour conclure, vous avez vérifié que je n’ai pas menti et que n’importe qui sachant dessiner un point, saurait dessiner une puce. Bon, d’accord, il n’y a pas que ce point pour être lisible... En tous cas les gribouilleurs peuvent être aussi lisibles que les doués du crayon.

Cela permet de réfléchir sur la fonction et l’esthétique du dessin, un bien vaste programme


Tout illustrateur, homme de communication, doit aller chercher une grande partie des clés de la lisibilité dans le crâne des lecteurs, y deviner les éléments qui portent sens et les accommoder à sa sauce graphique.

A moins que de manière innée il sache ce qu’il convient de dessiner pour être bien compris.

C’est là un talent rare.


Amusez-vous à conclure la rubrique en terminant la liste du début. Cela vous placera dans la position d’un dessinateur, telle que j’ai tenté de la décrire.

A vos crayons, vous avez quelques secondes pour :
- le doute

- une Citroën 2 chevaux

- un steack



A bientôt

Claude Lapointe