Souviens-toi de la lune

Destination Carrefour, quelque part en Louisiane, dans les bayous. Il n’y a rien à Carrefour, rien à faire, rien à espérer. C’est là que vit David, avec son père cassé, dans un mobil-home miteux. Il entame des études de mécanique sans enthousiasme. Cela ne l’intéresse pas. Ce qu’il veut, David, c’est écrire, c’est lire, ce sont les mots et les textes. Mais à Carrefour, cela ne s’avoue pas, personne ne comprendrait. Alors il lit en cachette. De temps en temps, il sort avec ses deux amis d’enfance, Martin et Paul, boit une bière ou deux, regarde passer les crocodiles …
Un jour, Lebreton, auteur d’un seul roman, qui l’a rendu cependant très célèbre, vient au lycée. David est le seul à avoir lu son livre et espère que l’écrivain l’aidera. Mais la rencontre est un fiasco. L’homme se révèle désagréable et insultant. Désespéré, l’adolescent s’enfuit. Et c’est là que cela se produit : une chose prend possession de David, sorte de double maléfique et créatif. Dès lors, David / la chose, dont le corps se couvre d’écailles, écrit, sans relâche, sans conscience. Cette métamorphose, que David vit mal, l’amène à commettre des actes violents, à mépriser ceux qu’il aime, à franchir des limites, à s’interroger sur lui-même, à ce qu’il veut vraiment faire de sa vie. David lutte, partagé entre fascination et répulsion. C’est tellement tentant d’écrire ainsi …
Cela commence comme dans un polar. Stéphane Servant installe d’emblée une atmosphère lourde qui pèse dans ce coin de bayou. Suintent le blues, le vide, le désespoir parfois, comme un calme trompeur avant la tempête. Puis le récit bascule vers le fantastique lorsque David est possédé par un être mal défini. Sans doute a-t-on en nous un côté obscur, que nous refoulons soigneusement. C’est cette obscurité qui s’empare de l’adolescent et qui le transforme en une sorte de monstre écrivant.
Stéphane Servant explore avec talent ces failles, ces moments délicats où l’on passe de l’adolescence à l’âge adulte, où l’on doit choisir entre la raison et la passion. Le fantastique du roman ne sert qu’à cela, à fouiller davantage les tréfonds d’un être humain, à mettre David à l’épreuve.
C’est diablement bien mené, le lecteur s’immerge peu à peu dans un univers déroutant, aux ramifications complexes, et ne peut plus lâcher le livre où les références musicales et littéraires sont nombreuses. Même si l’atmosphère est noire et l’épreuve très difficile, le message final est optimiste. Saluons enfin la qualité de l’écriture de Stéphane Servant, ciselée et musicale. Un très bon roman, sur des chemins de traverse, qu’il faut défendre et faire lire.