Aller au contenu principal
Espace publicitaire
Fermer

Rechercher un article ou une interview

Date

L'adolecteur et le censeur

main article image
Annie Rolland*
9 décembre 2009

Les adultes se représentent l'adolescent comme exposé à des dangers de toutes sortes. Les fictions réalistes de la littérature jeunesse, constituent une partie de ces dangers. Elles mettent en scène des personnages adolescents de manière tragique, violente et douloureuse.



La censure qui vise la littérature jeunesse tente d'une part, de préserver l'ordre moral, et d'autre part, en s'appuyant sur la loi, de protéger la santé des les jeunes lecteurs. L'équilibre psychique des adolescents relève d'un discours scientifique que majoritairement les censeurs ignorent, voire, méprisent. Les fictions réalistes actuelles contiennent un message moral et psychologique même si celui-ci n'apparaît qu'en filigrane dans une construction littéraire complexe. Les lecteurs adolescents ne confondent pas réalisme et réalité et plébiscitent une littérature contemporaine du monde dans lequel ils vivent.




En avant-propos, quelques repères en adolescence...



L'adolescence aujourd'hui c'est :



- un statut social. Visible dans les différentes structures comme l'école, et les soins médicaux



- une identité repérable dans l'imagerie culturelle: musique, vêtements, cinéma, littérature.



- un groupe. Visible au dehors car au sortir de l'enfance, l'adolescent s'éloigne de ses parents et fonde une famille intermédiaire avec d'autres adolescents. Dans un souci de ressemblance aigu, à défaut de pouvoir encore assumer individuellement la responsabilité de leur vie, ils forment ce que les premiers hommes ont inventé pour survivre: une horde.



- une histoire. Il y a peu de temps que l'enfant est reconnu et respecté comme tel dans notre société. L'adolescent est une catégorie encore plus jeune de notre histoire sociale. Elle demeure une zone d'ombre de l'histoire individuelle. Devenus adultes nous avons tendance à oublier ce que nous avons été entre 12 et 18 ans... Parfois nous le renions, tant le passage fut douloureux.



Vouloir comprendre les adolescents une fois ces transformations sociales et culturelles admises, demeure pourtant une tache impossible pour des raisons qui semblent structurales.



Tout se passe comme si il s'agissait d'une incompréhension nécessaire à l'adolescent. Une incompréhension qui inaugure la nécessité d'un conflit. En 1961, le psychanalyste anglais, Donald Woods Winnicott déclarait: " Si nous le soutenons, nous avons tort; si nous retirons notre soutien, nous avons tort aussi."[1]



Mais les parents veulent comprendre...



Ils veulent tout donner à leurs enfants et plus encore sans jamais leur demander ce qu'ils veulent. Ce n'est probablement pas un don gratuit; il dissimule l'exigence secrète d'un accord tacite, d'une conciliation à sens unique. Les adultes rêvent d'avoir une "bonne" relation avec leurs ados, c'est à dire une relation a-conflictuelle qui serait le garant du label "bon parent" . Ce faisant, on les empêche de rêver, de sentir... et même de s'ennuyer, de manquer, donc de désirer. Car au fond, si on demande aux adolescents fâchés ce qu'ils veulent, ils ne le savent pas vraiment ou bien disent qu'ils seraient parfaitement heureux s'ils possédaient le dernier gadget électronique à la mode. Ce qui bien sûr est un leurre qui ne guérit pas du spleen mais qui procure une diversion momentanée.



Car, bien que comblés matériellement, ils se montrent toujours maussades et insatisfaits, insolents et égoïstes. Pire, ils sont parfois violents; voire ils se droguent ou se suicident....



Avons-nous raté quelque chose? De quoi se plaignent-ils, ils ont tout pour être heureux! Quand j'étais jeune je ne possédais pas autant de choses... (je cite).



Du malentendu à l'exigence de perfection



Le sentiment d'étrangeté et l'incompréhension face aux errements de la jeunesse naissent de l'éternel malentendu entre les ados et les adultes. Autrefois, le problème était le même mais l'adolescence durait moins longtemps car les jeunes travaillaient plus tôt. Mais on entendait aussi des formules plus tolérantes telles que "l'âge ingrat" ou bien des dictons tels que "il faut que jeunesse se passe". Une sorte de résignation au mieux bienveillante et au pire agacée teintait les relations entre les jeunes et les adultes. Elle scellait la limite entre deux générations et chacun trouvait ses marques de chaque côté de la frontière.



Aujourd'hui, sous-couvert d'une pseudo libéralisation des mœurs, la résignation cède la place à une exigence de perfection. La place des jeunes au sein de la société a changé. En leur accordant une place importante, et la parole (on leur demande leur avis sur tout) on leur demande aussi l'impossible : ils sont jeunes mais cela ne suffit pas, on leur demande aussi d'être beaux et en bonne santé. Certains s'échinent à atteindre l'image idéale que les écrans publicitaires de la société de consommation ont fabriquée. On leur demande aussi d'être intelligents et de réussir brillamment, parfois là où leurs parents ont échoué... On leur demande d'être aussi adapté que possible aux exigences d'une société gourmande. On leur demande d'être les meilleurs pour ne pas être chômeurs... on leur demande très tôt d'être des citoyens responsables (écologie, devoir de mémoire, assemblée de jeunes élus...) alors qu'ils n'ont pas encore le droit de vote.



On leur demande aussi d'être heureux à n'importe quel prix, sous prétexte qu'on leur offre le confort matériel, moral, affectif...



Vouloir que les adolescents soient heureux tant sur le plan affectif qu'existentiel est voué à l'échec, car ce vœu procède d'un déni massif du cataclysme psychoaffectif qui se produit à l'adolescence. Ce déni est semble-t-il à l'œuvre dans le malentendu qui sévit également en littérature jeunesse entre ceux que j'appelle les "adolecteurs" et les partisans d'une littérature aseptisée, formatée, normalisée. Les adolescents n'ont guère besoin d'une littérature sédative. Ils demandent que rien ne leur soit caché de la difficulté de vivre, que les masques tombent, que les faux-semblants soient balayés. Ceux-là lisent des fictions réalistes qui les bousculent. Ceux qui ont besoin qu'un peu de temps d'enfance les protège encore lisent des contes sous la forme d'heroïc fantasy.



La peur que suscite chez les adultes la littérature destinée aux adolescents procède d'une radicale méconnaissance de la problématique adolescente. Ils craignent que la lecture d'histoires tragiques, au réalisme sombre ne compromettent le bonheur et la quiétude des adolescents tandis qu'ils normalisent la lecture de romans manichéens écrits avec de bons sentiments et parfumés à l'eau de rose, pleins de héros positifs qui triomphent des pires obstacles...



Ils ne se doutent pas que ces bluettes s'avèrent plus toxiques que les romans accusés de noircir le tableau d'une vie pas si facile. Pourtant, si l'on prend en compte la dimension identificatoire qui préside à toute lecture intéressante, on doit également admettre que l'identification aux héros positifs comporte pour le jeune lecteur un danger mal connu: la sensation de ne jamais parvenir à égaler ce personnage idéal, tant il est parfait, sans défaut et tant son courage et sa beauté sont inégalables, tant son succès amoureux tient du miracle. Tandis que nos héros de romans réalistes, en proie aux vicissitudes de l'existence, submergés par le divorce de leurs parents, menacés par la drogue, poursuivis par la mort qui les rattrape et hantés par une sexualité balbutiante et boiteuse, croulent sous le poids d'un monde imparfait. Ces héros-là ne sont pas dangereux, ils n'effraient pas le jeune lecteur qui, rappelons-le, est un débutant dans la vie. Au contraire, ils sont rassurants car ils ne bluffent personne, ils sont aussi maladroits que les jeunes lecteurs. Ce sont des anti-héros. Ils invitent à admettre que l'erreur est humaine, que la douleur fait partie de la vie, que la violence des sentiments est une condition inhérente au sentiment d'exister. Ils n'obligent pas le lecteur à lui ressembler mais ils l'invitent à prendre en considération les difficultés, les obstacles, voire les drames possibles dans le cours d'une vie. Ils le prennent à témoin en quelque sorte. Ces fictions réalistes n'ont aucune vocation éducative. C'est d'ailleurs peut-être la cause du malentendu du côté des adultes qui ne parviennent pas à envisager leur relations avec les jeunes autrement que sous un angle pédagogique. Aider à grandir, mûrir, apprendre, devenir responsable, autonome, et j'en passe. Autant d'exigences qui ne donnent pas envie d'aller plus loin car elles ne donnent pas le temps de se construire... lentement.



Dans ma pratique psychothérapique je rencontre des enfants et des parents désemparés. Les parents amènent leur enfant en consultation car il souffre d'angoisses, de phobies ou parce qu'il se montre tout simplement opposant... Je me demande parfois, du parent ou de l'enfant, lequel est le plus anxieux. L'angoisse des parents inquiets transpire dans des formules maladroites destinées pourtant à encourager l'enfant. En voici un exemple:



Charles échoue à l'école malgré une surprenante vivacité d'esprit. Il m'apprend que sa mère, afin de l'encourager à bien travailler à l'école lui répète que s'il n'y arrive pas aujourd'hui alors que c'est facile, alors plus tard ce sera fichu car l'école, la vie, c'est de plus en plus difficile... Charles, découragé devant l'immensité de la tâche, estime qu'il vaut mieux renoncer dès aujourd'hui. Seuls les plus forts que lui s'en sortiront... Il dit d'ailleurs à sa mère cette "chose terrible" qui l'amènera à consulter la psy : " Si c'est comme ça la vie, je préfère arrêter tout de suite."



Il sera rassuré lorsque je lui dirai que sa mère s'est trompée, le degré de difficulté ira en décroissant plus il avancera en âge car il sera chaque jour plus fort de tout ce qu'il a déjà appris, à l'école et ailleurs. Encouragé, il envisage désormais l'école comme un lieu où il gagne quelque chose de plus chaque jour.




La vie, l'amour, la mort



La genèse de l'idée de mort et de suicide chez les enfants naît d'un sentiment d'incapacité irréductible qui forme une sorte de trou noir engloutissant la vitalité et toute forme de désir. Une des causes de dépression fréquemment observée chez les enfants et pré-adolescents est fondée sur l'idée de ne pas parvenir à satisfaire le désir de l'adulte (parents, professeur...) érigé en idéal tout-puissant. Non loin de l'idée de la mort, se tient la pulsion sexuelle, prête à bondir depuis qu'elle est désormais reliée à un corps physiologiquement mature. Rappelons qu'en 1988 Françoise Dolto[2] révélait combien l'acte sexuel premier avec un partenaire est séparateur (donc structurant) car il représente le meurtre symbolique de l'enfant que nous étions, amoureux œdipien de nos parents.



La question de la sexualité occupe une large place en littérature ado. Elle constitue l'un des sujets parmi les plus violemment contestés pour des raisons qui n'ont rien à voir avec la littérature, mais avec la morale. Dans les fictions réalistes, elle est présentée sous une forme conflictuelle, débutante, souvent alliée à un état de souffrance. Il existe un profond décalage entre l'idée d'une sexualité idéale alliée à la jeunesse, la beauté et la bonne santé et la réalité vécue par des jeunes qui se vivent très différents de l'image idéale véhiculée par tous les médias. Le rapport au corps propre, récemment parvenu à maturité, parvenant à peine à maîtriser l'émergence pulsionnelle, constitue une expérience conflictuelle pour chaque adolescent. Une expérience douloureusement silencieuse, vécue dans le plus profond désarroi pour certains qui se savent très éloignés de l'image idéale qu'on leur impose, au cinéma, à la télé, dans les magazines et dans la publicité. Les jeunes filles se trouvent laides car elles se comparent à des images que je qualifie de "truquées". Elles rêvent de seins siliconés et de minceur extrême. Paradoxe: les attributs symboliques du corps sexualisé d'une femme dans une forme corporelle infantile. Les garçons veulent des muscles et vivent leurs corps longilignes comme une condamnation alors qu'ils ne sont qu'inachevés. Les garçons comme les filles se réfugient alors dans une enveloppe vestimentaire idéale, signe distinctifs de la séduction et de l'aisance. Ils se comportent comme des images à défaut d'être en accord avec la chair.



Dans la littérature de fiction réaliste pour adolescents fustigée par la censure, on ne trouve pas ces figures immatérielles de la jeunesse, préfabriquées, creuses, abstraites. On rencontre des personnages qui incarnent la douleur d'exister à un âge où tout est possible et à la fois impossible puisque le désir est incandescent mais la satisfaction freinée par la dépendance à l'adulte. L'ambivalence et l'inhibition y font bon ménage avec les rêves les plus extraordinaires. Cette "jeune" littérature est tissée de paradoxes...



J'ai rencontré des adolescents bouleversés, voire traumatisés par la vie : la perte d'un proche, par la maladie, le handicap, l'inceste, l'abandon. Je n'ai jamais rencontré d'enfant abîmé par un livre. Si triste soit le destin que connaisse un lecteur, si pénible soit son existence, si malheureux soit-il en amour, lorsqu'il lit une tragique histoire, il triomphe toujours du pire... en refermant le livre [3].Les violentes polémiques qui agitent le monde de la littérature de jeunesse révèlent de véritables enjeux humains, psychologiques et sociaux autour du destin de la jeunesse et de la force symbolique qui en émane. Les adultes doivent donc se remettre en question pour comprendre à quels enjeux personnels correspond la peur du conflit avec leurs enfants déjà grands. Pourquoi cherche-t-on souvent à effacer la différence de génération? Est-ce notre peur de vieillir qui nous interdit de laisser nos enfants grandir en paix?



Dans une prochaine chronique, je tenterai de montrer comment surgissent les ingrédients nécessaires aux processus d'adolescence dans une fiction réaliste contemporaine.

La Cahuette



Le 7 décembre 2009

* Psychologue Clinicienne, Maître de conférences en psychologie clinique et pathologique à l'université d'Angers.

[1] WINNICOTT, Donald Woods (1962) L'adolescence. In De la pédiatrie à la psychanalyse. Paris, Payot (1989)

[2] DOLTO, Françoise (1988) La cause des adolescents. Paris, Robert Laffont.

[3] Rolland, Annie (2008) Qui a peur de la littérature ado ? Paris. Editions Thierry Magnier