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A la vie, à la mort...

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Annie Rolland
17 mai 2010

"Ignorez-vous que tous les excès et toutes les débauches dont nous rêvons
la nuit sont journellement commis (dégénérant souvent en crimes) par des hommes éveillés ?
La psychanalyse fait-elle autre chose que confirmer la vieille maxime de Platon
que les bons sont ceux qui se contentent de rêver ce que les autres, les méchants, font en réalité ?"


Sigmund Freud, Introduction à la psychanalyse.



La violence meurtrière d'un adolescent est une des pires choses que l'on puisse imaginer. En fait, on ne l'imagine pas, on ne se la représente pas. Elle est innommable, indicible. Elle figure sous la rubrique des faits divers des médias comme un non-sens. Elle engendre des constructions paranoïdes sécuritaires. Elle renvoie à la figure du monstre tapi dans l'ombre qui s'est emparé d'un enfant. Et pourtant des écrivains et des cinéastes s'en emparent, non pas pour la montrer au sens littéral d'une monstration, c'est

à dire révéler le monstre, mais pour tenter de saisir et de mettre en évidence les éléments d'une histoire qui donneront du sens à ce qui, en apparence, n'en a pas.



Les adolescents qui ont participé à mes travaux sur la censure ont évoqué durant nos rencontres autour de la littérature, le film de Gus Van Sant : "Elephant"[9]. Ce film dépeint le contexte socio-affectif qui entoure l'émergence d'une pulsion meurtrière chez des adolescents. La construction narrative du film de Gus Van Sant rompt avec la tradition linéaire classique. L'objectif du cinéaste est l'analyse de la folie meurtrière d'adolescents stigmatisés par la mise à l'écart méprisante de leurs pairs et la mise en évidence d'un enchaînement logique d'expériences affectives désastreuses qui aboutit au déchaînement meurtrier. Il est nécessaire de s'interroger au-delà de nos préjugés sur ce que représente pour des adolescents de 13 à 15 ans une histoire aussi violente, tant du point de vue des actes que des sentiments.



Durant ce travail, j'ai rencontré des documentalistes de collège, passionnés et investis dans leur travail auprès des adolescents, et très attachés au choix de livres mis à leur disposition dans les rayonnages du CDI. L'une d'entre elles me confie que je ne trouverai pas le roman de Guillaume Guéraud "Je mourrai pas gibier"[2] dans sa bibliothèque car elle n'en a pas voulu après l'avoir lu. Trop violent.



Je propose donc d'en analyser ici le ressort dramatique et son impact psychologique.



Gibier ou chasseur : la dialectique de la victime et du bourreau



Le roman de Guillaume Guéraud commence par la fin de l'histoire. La rupture narrative place le lecteur dans le même angle de vue que la police qui découvre le spectacle atroce d'un mariage transformé en massacre.



"Ce sauvage a confondu un mariage avec une partie de chasse ! Ouvre les yeux ! Il a aligné un tas de braves gens ! Dont un môme ! Et tu as vu la mariée ? Sa robe est gorgée de sang… Avec un trou grand comme ça sur le devant !" (p. 8)

Cette introduction libère le lecteur de tout suspense et laisse rapidement la place au récit de Martial. L'adolescent habite dans un village dont l'organisation économique est partagée entre le travail de la vigne et le travail du bois. L'alcool, la violence, la haine et la chasse forment le quotidien des hommes de Mortagne. Le père de Martial a travaillé toute sa vie à la scierie. Il souffre d'une maladie incurable des voies respiratoires provoquée par la poussière de bois.

"Mon père se fait dévorer par le cancer des scieurs" (p.29). Martial prépare un CAP de mécanique après avoir rêvé d'une formation de luthier moquée par sa famille. Il est interne au lycée et revient chaque week-end au village. Aucune ambiguïté dans le discours de Martial : il déteste le village et ses habitants. Sous le clivage socio-économique de Mortagne apparaît un clivage sous-jacent lié à la tradition de la chasse sous la forme d'un dicton populaire. "Je suis né chasseur, je mourrai pas gibier" (p. 11) disent

les hommes de Mortagne. La métaphore gibier/chasseur se superpose aux relations entre les gens du village, les hommes et les femmes, les patrons et les ouvriers, les riches et les pauvres, les forts et les faibles...



Cette métaphore est incarnée par un drame dont Martial est le témoin. Térence est un simple d'esprit, un "pleu-pleu", souffre-douleur des jeunes gens du village. Il succombe sous la torture infligée

par le frère de Martial et son ami Frédo.



" La peau de son visage avait été déchirée par les coups. Un os pointu lui traversait la chair au niveau de la pommette gauche. Une de ses oreilles avait été à moitié arrachée. Son nez avait disparu. Du sang ne cessait de gicler au sommet de son front. Et toujours ce sourire jusqu'aux yeux." (p.51)



Ce meurtre gratuit est commis sous l'égide d'une effroyable cruauté la veille du mariage du frère de Martial, un enterrement de vie de garçon digne d'un homme "né chasseur". Térence était "né gibier". Martial le solitaire assiste impuissant à son agonie. Le désespoir à son comble et la rage dans le cœur il arrive dans la maison familiale où la fête du mariage est déjà commencée. Le déchaînement de sa haine commence ainsi :



"Ça a commencé quand je me suis saisi de cette pelle et, moins d'une minute après, Frédo gisait par terre avec la moitié de la tête arrachée et je tenais un marteau et les mâchoires de ma sœur étaient brisées en plusieurs morceaux." (p.58)



Martial s'empare ensuite du fusil de chasse de son père et s'installe dans l'encadrement de la fenêtre de la chambre de ses parents commence par tuer son frère et sa femme, puis continue jusqu'à ce qu'il n'ait plus de cartouches. Notons qu'il épargne son père et sa mère.

"J'ai pressé la double détente et les deux déflagrations se sont chevauchées alors que le corps de mon frère se faisait arracher du sol par les microbilles de plomb." (p.65)



L'auteur procède à une narration méthodique, une description factuelle, froide et sans affect de l'entreprise meurtrière de Martial. Des souvenirs relatifs à ceux qu'il met en joue surgissent comme pour rendre la scène encore plus irréelle. Inadéquation déréalisante de la cible humaine et d'un souvenir banal, ordinaire. Pas de haine, plus que la mort mécanique… L'écriture est incisive, lapidaire ; les mots de Guillaume Guéraud jaillissent par salves comme autant de balles qui fusent et tuent. Le bien et le mal sont dissous dans le non-sens ; la haine secrétée par les personnages a un effet sidérant... C'est le chaos.



Les lecteurs sous le choc de cette lecture haletante resteront presque sans voix, à l'instar de A., 16 ans qui vient de lire le roman de Guillaume Guéraud en une heure, sans faire de pause. "Un coup de poing dans la figure," dit-il après quelques minutes pour reprendre son souffle, "quand on lit la scène où Martial tue Frédo avec la pelle, on est content. Ma main accompagne sa main…" Ce commentaire de lecture est digne d'effrayer l'adulte soucieux de l'équilibre psychique d'un adolescent. Ce serait ne pas tenir compte des affects sous-jacents engendrés par la lecture de l'histoire. Dans l'histoire de Martial, conformément au vieil adage, la violence engendre la violence. La lecture du passage à l'acte meurtrier engendre une violente émotion reliée à une identification au personnage de Martial, mais aussi des sentiments spécifiques : un sentiment d'injustice face à la vulnérabilité d'un simple d'esprit et un désir de vengeance. La destruction comme solution d'un désespoir total engendre un sentiment de profonde tristesse et de désolation. Martial qui songeait garder la dernière cartouche pour lui, oublie, et dans la confusion les utilise toutes. Il rate même son suicide... il saute par la fenêtre du premier étage et se casse une jambe. Souffrir…

encore.



De la mise en acte à la mise en scène



Le principal intérêt psychologique du roman de Guillaume Guéraud réside dans la narration à la première personne du récit d'un criminel. Dans le même esprit, cet intérêt n'avait pas échappé à la vigilance de Michel Foucault lorsqu'il exhume en 1973 le mémoire de Pierre Rivière[7] tombé dans l'oubli après son suicide en cellule, le 20 octobre 1840.

Le triple meurtre de Pierre Rivière le 3 juin 1835 fait l'objet d'un récit que le meurtrier rédige durant son incarcération à la demande du juge. Pierre Rivière y livre les explications de son geste meurtrier. Ce texte constitue bien plus qu'un témoignage produit par le criminel ; il ouvre des pistes de réflexions sur la complexité et la singularité d'un acte dont l'évocation engendre l'incompréhension, la terreur et le dégoût.

Le récit de Pierre Rivière nous autorise à considérer son déchaînement meurtrier comme le sacrifice d'un innocent qui tente de sauver son père. Les travaux d'analyse de ce récit[5] montrent qu'il y parvient. Avant de commettre son crime, Pierre Rivière avait lu "Histoires de naufrages" ; il y vit que "lorsque des marins manquaient de vivres, ils faisaient un sacrifice de quelqu'un d'entre eux, et qu'ils le mangeaient pour sauver le reste de l'équipage", c'est ainsi que Pierre songe à se sacrifier pour son père. Le naufrage familial l'entraîne dans un sacrifice mortel. Il demande la mort en châtiment libératoire pour le sacrifice qu'il vient de faire. La justice la lui accorde mais par la grâce de Louis-Philippe, la condamnation à mort de Pierre Rivière est transformée en peine de prison à perpétuité. Il y met un terme par la pendaison.



La puissance évocatrice du récit de Martial, au-delà de la dimension romanesque, comporte des similitudes avec la tragédie réelle de Pierre Rivière et de sa famille.

Qu'est-il arrivé à Martial, adolescent capable de compassion pour Térence, capable de rêver d'un métier de luthier, capable de distinguer le bien du mal ? L'état de désaffectation total durant lequel il va massacrer les convives survient après la haine qui le conduit à tuer Frédo. La mort de Térence génère une émotion de trop, de celles qui brisent le lien qui nous unit à notre sentiment profond de continuité d'exister. A la lumière des théories du destin des affects de Joyce McDougall nous comprenons qu'il connaît, devant le corps mutilé de Térence, une expérience émotionnelle qui va être pulvérisée, atomisée dans l'action[6].

Le désespoir de Martial n'est représenté par aucune parole, l'angoisse n'est pas ressentie, ne correspond à aucun affect inscrit psychiquement. Les barrières de sa psyché explosent et le jeune homme apparaît comme "désaffecté", seulement drapé dans la détermination d'un justicier, désincarné. L'acte meurtrier est la seule issue à défaut de pouvoir penser, énoncer.



Lire pour "déviolentaliser la violence" [4]



Au fil de mes rencontres durant l'année 2009 à propos de la littérature ado, j'ai noté que le roman de Guillaume Guéraud avait fait l'objet de mises en scène théâtrales sous la houlette de professeurs de français de collège. Les adolescents ont "joué" Je mourrai pas gibier, non sans passion, non sans émotion. Tout se passe comme si l'acte meurtrier, impensé d'une psyché désaffectée, produit du sens à rebours en passant par la construction romanesque. Il peut désormais être mis en scène, autrement dit être pensé par la liaison dans l'après-coup des affects et des représentations qui le sous-tendent. Cette hypothèse nous permet d'envisager plus précisément les raisons pour lesquelles les adolescents revendiquent une urgence à lire des histoires violentes. Urgence de lire, de dire, de penser. La mise en scène théâtrale est en quelque sorte la cerise sur le gâteau car elle signifie, par le jeu d'acteur, la différence fondamentale entre la mise en scène d'un meurtre et le meurtre, entre le fantasme et la réalité ; Ce qui manque à Martial, c'est une formidable capacité de fantasmer destinée à contenir les affects mortels qui néantisent sa pensée : il n'a donc pas d'autre choix que d'agir. Tandis que les adolescents qui jouent le scénario meurtrier sur une scène, disent les mots de la violence, expriment les émotions de la douleur, éprouvent subjectivement le sentiment trouble de vengeance et donnent à voir le spectacle d'une catastrophe psychique. Mais sur scène il n'y a aucune victime, aucun meurtre… La pensée triomphe, la pulsion meurtrière est désamorcée.

La mise en images du roman de Guillaume Guéraud par la bande dessinée de Alfred[1] révèle de manière subtile la désintégration psychique et physique de Martial. Lorsqu'il le représente graphiquement (p. 84 et 1ère de couverture) comme "rempli" par tous les autres personnages de Mortagne, le dessinateur désigne le contexte socio-affectif comme la "fabrique de violence"[3] qui instrumentalise Martial. Sous le crayon d'Alfred, Martial n'est plus qu'un contour, son être intime est aboli, Mortagne l'a tué. Nié en tant que sujet, assiégé par la tyrannie d'autrui, tout entier envahi par la réalité qui l'entoure et qu'il abhorre, il détruit cette réalité car il ne dispose d'aucun secours imaginaire pour protéger sa propre réalité psychique interne. Dans le texte fort de Guillaume Guéraud, nous comprenons que face à l'hémorragie mortelle qui emporte Térence, Martial subit une hémorragie narcissique, mortelle elle aussi.

Du point de vue du lecteur il est intéressant de constater que l'affect violent que Martial n'élabore pas, qu'il décharge (au propre comme au figuré) dans l'action mortelle, provoque un affect tout aussi violent que l'adolescent lecteur peut élaborer parce que les mots du roman lui donnent l'espace psychique pour lier les représentations et les affects. C'est le lecteur qui devient l'interprète par procuration de Martial. Je sais que lire n'est pas thérapeutique, mais je formule le vœu que mon propos infléchisse l'opinion de ceux qui ne songent qu'à "sécuriser" l'espace social aux dépens de la reconnaissance de la souffrance psychique des enfants et des adolescents éperdus de désespoir et de solitude mortifère. La réalité sociale est différente de la fiction romanesque mais la dimension symbolisante du langage est la même pour tous. En guise de conclusion, ou bien d'ouverture, donnons la parole à un adolescent violent s'adressant à ses psychothérapeutes[8] : "Vous me donnez les mots pour les choses auxquelles j'ai pensé sans avoir les mots."

Mesdames et messieurs les écrivains, donnez-nous encore des mots pour donner une forme à ce qui nous affecte.



La Cahuette,

le 12 mai 2010



Bibliographie



[1] ALFRED (2009) Je mourrai pas gibier. D'après le roman de Guillaume Guéraud, couleur de Henri Meunier. Editions Delcourt.

[2] GUERAUD, Guillaume (2006) Je mourrai pas gibier. Editions du Rouergue.

[3] GUILLOU, Jan (1990) La Fabrique de violence. Editions Manya (pour l'édition française)

[4] GUTTON, Philippe (2002) Violence et adolescence. Paris, Editions In Press.

[5] MARTY, François (1992) Le crime de Pierre Rivière à la lumière de son mémoire. Adolescence, 10,1:155-171.

[6] McDOUGALL, Joyce (1989) Théâtres du corps. Paris, Gallimard.

[7] Moi Pierre Rivière ayant égorgé ma mère, ma sœur et mon frère... Un cas de parricide au XIXe siècle présenté par Michel FOUCAULD, Paris, Gallimard, 1973.

[8] MONCHABLON, Dominique ; BRUTIN, Karine ; ALLENBACH, Catherine (1997) Chronique d'une violence annoncée. Adolescence, 15, 2 : 237-247.



Références cinématographiques

[9] VAN SANT, Gus (2003) Elephant. Production : Jay Hernandez, Diane Keaton, J.T. LeRoy et Al. . HBO Films.