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Littérature de jeunesse et récits d’immigration

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Anne Schneider
1 septembre 2014


Dans son essai La littérature de jeunesse migrante - Récits d’immigration de l’Algérie à la France (L’Harmattan, 2013), Anne Schneider part à la rencontre des écrivains issus de l’immigration algérienne publiant en France, qui racontent la réalité et l’imaginaire d’un pays, pointent les questionnements liés à l’exil, dressent des passerelles entre passé et présent. L’auteure livre ici le compte-rendu de sa réflexion.
 
Comme le disait Azouz Begag à la sortie de sa bande dessinée Leçons coloniales1 : « c’est un privilège de pouvoir toucher la jeunesse»2. Auteur issu de l’immigration pour lequel les questions de transmission, de double culture, d’intégration sont importantes, il fait partie de ces auteurs de littérature de jeunesse migrante, c’est-à-dire d’une littérature publiée en France, écrite en français par des écrivains issus de l’immigration algérienne qui s’adressent spécifiquement à la jeunesse. De fait, Azouz Begag et avec lui Leïla Sebbar, Jeanne Benameur, Jean-Paul Nozière et Jacques Delval (bien que ces deux derniers ne soient pas immigrés) ont un rapport particulier à l’Algérie. Ce qui relie ces auteurs, c’est l’amour du pays natal, la relation tendue, ambiguë, voire magnifiée à l’Algérie qu’ils décrivent de façon implicite ou explicite dans des ouvrages souvent à caractère autobiographique, appartenant également à tous les genres, du théâtre au roman en passant par l’album fictionnel ou documentaire. 







En effet, ce qui caractérise ce corpus de plus de 120 titres, qui s’étend de 1970 à 2007, c’est à la fois sa variété générique, incluant des romans et des albums, donc des images, et en même temps, les approches complémentaires des thématiques qui surgissent lorsqu’on évoque l’Algérie : la guerre d’indépendance sous ses nombreux aspects, l’exil, l’intégration, l’imaginaire du voyage, le retour au pays, la « nostalgéria »3. Tous ces imaginaires liés à l’évocation du pays tant chéri sont déroulés de différentes manières, avec lyrisme ou mélancolie, vus à travers les yeux d’un enfant ou d’un adulte, tournés vers le passé ou l’avenir. Qu’ils soient pieds-noirs ou harkis, moudjahidines ou appelés du contingent, les auteurs évoquent des visions complémentaires de l’imaginaire algérien, même si leurs points de vue sur l’Histoire divergent. Fortement ancrée dans une relecture du passé, en particulier celui lié à la guerre d’Algérie, mais aussi à la colonisation, cette littérature mémorielle participe d’une reconstruction fondatrice des valeurs liées à l’éducation et à la citoyenneté française. 
C’est pourquoi, pour l’analyser, trois concepts intimement liés ont été convoqués : les notions de migrance, de résiliance4 et de reliance5. Ils permettent de montrer comment, à partir du trauma initial lié à l’exil et à la migration, on peut se reconstruire jusqu’à relier le passé et le présent, l’histoire de la France et de l’Algérie, les imaginaires de chacune des rives de la Méditerranée. Prolongés par les métaphores du corps déplacé, du corps souffrant et du corps mémoriel qui figurent les étapes de la construction migratoire, les trois concepts permettent d’envisager les ouvrages sous un angle novateur et d’expliquer les métaphores obsédantes de cette littérature - comme celle du bateau qui part de la rade d’Alger, symbole du « jamais plus », ou les motifs de l’école, à la source même de l’intégration de l’enfant -, mais aussi d’interroger les figures du père, de l’aïeul, de l’adolescente maghrébine, autant de personnages en butte aux questionnements sur le lieu, la place, l’espace, la mémoire, l’origine. 
Car il est bien question de l’enfant dans cet ouvrage, de sa capacité à la rêverie, de ce qui constitue son imaginaire, des outils dont il a besoin pour comprendre le monde. Ainsi, le questionnement sur l’image trouve sa place dans cette analyse dans la mesure où les innovations graphiques présentes dans les albums font état de recherches poétiques qui tissent un lien entre présent et passé. Le travail sur la carte postale, sur l’orientalisme, sur les aspects culturels de l’imaginaire migrant montre notamment une forme renouvelée d’un imaginaire déconstruisant l’exotisme colonial en le refondant dans une hybridité féconde.





 
Dans ce prolongement éducatif, l’aspect didactique et pédagogique de ce voyage dans les terres de la migration est évoqué par l’analyse des programmes, des manuels scolaires, des pratiques de classe, des représentations institutionnelles, des langages qu’ils véhiculent et de la réception des textes migrants dans le domaine scolaire. La thématique de l’interculturel, qui peut nous sembler dépassée, est revisitée par la notion d’entre-deux et nous proposons, par la construction d’un triangle didactique qui s’énonce comme une leçon de « la chose migrante », une analyse qui prenne en compte la littérarité des textes migrants et non pas seulement leurs vecteurs culturels. Ces prises de conscience en terme éducatif laissent à penser que cette littérature a de nombreuses implications pluridisciplinaires et qu’elle doit, par son caractère d’intentionnalité pour la jeunesse, permettre de réfléchir à l’intégration des enfants, du point de vue de leurs devenirs et de leurs inscriptions dans le projet national.
 
La littérature de jeunesse migrante est une manifestation du contemporain qui génère des passerelles entre passé et présent, qui interroge les modèles et les figures tutélaires au travers de nouvelles sources d’écriture, qui passe par la refondation d’un langage mixé, par la vocalisation de l’hybridité, par la créativité de l’image pour redonner au texte un statut mémoriel, médiatique et de médiation de l’Histoire. 


1. Azouz Begag, Djillali Defali, Leçons coloniales, Delcourt, 2012.
3. Selon Benjamin Stora, « La solitude des incomprises : la guerre d’Algérie dans les écrits de femmes européennes (1960-2000) » in Expressions maghrébines, vol. 1, n°1, été 2003, Histoire(s), p. 51.

4. A l’instar de Jacques Derrida qui propose le terme de "différance" lors d’une conférence en 1968 à la Société Française de Philosophie pour désigner un nouveau concept non statique. La « résilience », concept élaboré par Boris Cyrulnik, désigne la capacité qu’a un être humain de dépasser un trauma.

5. Edgar Morin, La méthode 6-Ethique, Seuil, 2004. Pour lui, la « reliance » désigne le fait de créer du lien, de se relier avec les autres, comme antidote à l’angoisse intrinsèque de l’homme.