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La modernité de Pierre-Jules Hetzel (1814-1886)

Jean-Paul Gourévitch
8 juin 2015


La commémoration du bicentenaire de la naissance d’Hetzel, né à Chartres le 15 janvier 1814, se prolonge. Après les numéros doubles du Magazine du bibliophile célébrant « Jules Verne et Hetzel » (novembre 2014) et de la revue Rocambole consacrée à « Hetzel éditeur populaire » (décembre 2014), la Médiathèque de Sèvres qui vient de rouvrir ses portes a organisé le 13 juin 2015 une journée dédiée à Hetzel autour de son exposition « Léon Benett, illustrateur de Jules Verne ». A cette occasion, elle a édité un luxueux catalogue qui s’ajoute à la collection des quatre précédents valorisant le Fonds Hetzel qu’elle abrite, les deux collections phares de cet éditeur, les « Albums Stahl » et « La petite bibliothèque blanche », et sa revue fétiche Le magasin d’éducation et de récréation. L’occasion de revisiter la vie et l’œuvre de ce « bon génie des livres » sans lequel la littérature de jeunesse ne serait pas ce qu’elle est devenue aujourd’hui.

 


Portrait de Hetzel par Nadar (vers 1860)

 

Du livre pour enfants à la littérature de jeunesse

Hetzel, premier éditeur au sens  moderne du terme, convainc les grands auteurs de l’époque (Balzac, George Sand, Alexandre Dumas, Charles Nodier…) d’écrire pour la jeunesse dans sa collection du « Nouveau magasin des enfants » lancée en 1843. Il introduit non seulement l’image dans le texte, mais aussi le texte incrusté dans l’image, une nouveauté pour l’époque. Il invite également les grands illustrateurs (Grandville, Gavarni, Bertall, Tony Johannot…) à offrir à ce lectorat le meilleur de leur inspiration. Dès 1840, avec la première livraison des Scènes de la vie privée et publique des animaux dont il dirige la publication et dans lesquelles il signe plusieurs nouvelles sous le nom de P. J. Stahl, il renouvelle le genre de la fable avec un ouvrage qui donne la parole aux animaux et pouvant être lu aussi bien par des enfants qui s’enchantent des dessins et des Peines de cœur d’une chatte anglaise (Balzac) que par les adultes y découvrant une satire des mœurs de l’époque.

 



Double-page de Trésor des fèves et fleur des pois de Charles Nodier

(collection « Le nouveau magasin des enfants », 1844)

avec intégration de l'image dans le texte et incrustation du texte dans l'image



 

 
Un accoucheur de talents

Cette ambition d’être un accoucheur de talents, à l’image de sa mère qui travaille à la maternité, ne le quittera jamais. Non seulement il publie Alphonse Daudet, Erckmann-Chatrian, Hector Malot et Jules Verne, invite Gustave Doré à collaborer à ce « grand livre très cher pour les petits enfants » que sont les Contes de Perrault dans la luxueuse édition de 1862, mais il crée cette génération de « reporters d’images » – Benett, Férat, Riou, Georges Roux… – qui ont illustré avec un maximum de vraisemblance des aventures se déroulant dans des pays où ils ne sont jamais allés ou dont l’exploration est impossible comme Voyage au centre de la terre, Vingt mille lieues sous les mers ou De la Terre à la Lune.

N’oublions pas la place qu’il donne dans ses collections aux scientifiques, aux historiens et aux artistes tels Camille Flammarion, Viollet-le-Duc, Proudhon, Nadar, Elisée Reclus, Jules Michelet ou Emile Guimet. Mais aussi aux étrangers avec l’Américaine Louisa Alcott, le Danois Andersen, le Belge Charles de Coster, les Anglais Charles Dickens et Stevenson, le Russe Tourgueniev. Dans toutes ces opérations, il agit comme un véritable directeur éditorial, impose un cahier des charges à ses auteurs et à ses illustrateurs, corrige, rature, propose, s’occupe de leur promotion à travers ses catalogues et ses magnifiques plats de couverture comme ceux de Jules Verne si prisés par les bibliophiles.

 
La « comédie enfantine »

Avec sa collection des « Albums Stahl » dont il signe le texte P. J. Stahl ou « un papa », il popularise l’album illustré à destination du public enfantin. Les enfants – Mademoiselle Lili et son cousin Lucien mais aussi Monsieur Jujules, Monsieur Toto, Mademoiselle Babet – ou les animaux en sont les héros. 199 volumes dont 63 en couleurs, d’histoires fantaisistes ou pédagogiques dont il confie le plus souvent l’illustration à Lorenz Froelich mais aussi à Froment, Cham, Geoffroy ou Fath. L’ensemble de ces albums forme ainsi une véritable comédie enfantine à la manière de la Comédie humaine de Balzac.

 



Couverture de l'Alphabet de Mademoiselle Lili (1866) et une page illustrée par Froelich



 

L’aventure du Magasin d’éducation et de récréation.

Une des réalisations les plus symboliques est ce magazine bimensuel né en 1864, une aventure menée de concert avec Jean Macé et Jules Verne, prolongée par son fils Louis-Jules et dont l’objectif est de « constituer un enseignement sérieux et attrayant… qui plaise aux parents et profite aux enfants ». Il mêle vulgarisation scientifique, romans-feuilletons, histoires en images et sert de prépublication avant la parution des Voyages extraordinaires de Jules Verne et des « Albums Stahl ».

La revue disparaît en 1906, victime du renouvellement des magazines d’éditeurs qui ont intégré la couleur comme Mon journal d’Hachette ou Le petit français illustré d’Armand Colin et surtout de la concurrence des illustrés dont La semaine de Suzette pour les filles avec son héroïne Bécassine et L’Epatant pour les garçons avec les Pieds nickelés.

 



Page de garde du premier numéro

du Magasin d'éducation et de récréation

 

Un devoir de mémoire

L’année 2014 fut aussi l’anniversaire de la mort de la maison Hetzel rachetée par son concurrent Hachette en 1914. Mais on n’oubliera pas ce que la littérature de jeunesse doit à ce créateur toujours soucieux d’être compris mais aussi d’innover, qui a su concilier ses talents d’auteur et sa fonction d’éditeur, qui a été également le promoteur de la couverture couleur, de l’affiche d’étrennes et du marketing éditorial, de la réglementation des droits d’auteur et de la lutte contre la contrefaçon. Ce fut enfin un républicain « pur sucre » qui a convaincu Lamartine de prendre la tête du gouvernement provisoire de la Seconde République. Réfugié en Belgique au moment du coup d’Etat de Napoléon III en 1851, il y retrouva Hugo dont il publia clandestinement les diatribes (Napoléon le petit et les Châtiments), et fut un des premiers avec son ami Jean Macé à initier le combat pour la « laïcité » avant même que le mot ne soit inventé.

 


Jean-Paul Gourévitch est auteur de Hetzel le bon génie des livres (Le serpent à plumes, 2005) aujourd’hui épuisé mais disponible en version numérique depuis avril 2015 et de l’Abcdaire illustré de la littérature jeunesse (Atelier du poisson soluble, 2013). 



15.06.15