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Ana Maria Machado

Charlotte Javaux
1 décembre 2005

Ana Maria Machado est une grande dame de la littérature brésilienne. Entrée en littérature il y a une trentaine d'années, elle a signé plus d’une centaine de livres pour les enfants publiés au Brésil et traduits en 17 langues !

Née en 1941, cet écrivain très populaire milite aujourd'hui pour la promotion de la lecture dans son pays. Après avoir été peintre et organisatrice d’expositions au Musée d’Art Moderne, elle devient professeur en collège et à l’Université, écrit des articles, et traduit quelques textes. Militante pour la paix et la démocratie sous la dictature, elle choisira l'exil. Dans les années 1960, elle s’installe entre Paris et Londres, où elle travaille en tant que journaliste, notamment pour Elle et la BBC, avant de devenir professeur à la Sorbonne. De retour au Brésil en 1972, elle continuera à exercer le métier de journaliste pendant quelques années, avant de se consacrer à plein temps à l’écriture de livres pour adultes et pour enfants. Membre de l’Académie brésilienne des lettres, elle a reçu en 2000 le Prix Hans Christian Andersen pour Rêve noir d’un lapin blanc, paru en 2002 aux éditions Vents d’ailleurs ! Invitée d’honneur au Salon du Livre et de la presse de jeunesse de Montreuil, nous ne pouvions pas manquer d’interroger cette figure emblématique de la littérature brésilienne.

Nous avons écouté les regards de cette grande dame d’une gentillesse exquise, sourire aux lèvres !


- Ricochet : L’éditeur Vents d’ailleurs vient de publier " Quelle fête ! " la version française d’un album paru au Brésil il y a cinq ou six ans. Quel a été le point de départ de cette histoire ?

- Ana Maria Machado :
Le projet initial du livre ce n’était pas un travail sur le fond mais bien sur la forme. Je voulais écrire un livre au conditionnel - « si tu fais cela… »- et écrire un livre à la deuxième personne. Puis quand j’ai commencé à écrire, l’idée de la fête est apparue. Je me souviens qu’elle m’est venue quand nous étions en train d’organiser une fête pour mon petit-fils : il voulait réaliser un dessin pour faire une invitation et copier les mots que l’on écrivait. Et tout d’un coup, il s’est demandé comment il allait faire pour écrire l’invitation. Et puis j’ai un peu joué avec cette invitation et lui ai dit : " fais attention si tu invites tout le monde, tu n’auras pas assez de place, fais attention si…"

- Ricochet : Votre album évoque le métissage et célèbre surtout la fête à la mode brésilienne...

- Ana Maria Machado :
Au Brésil, les fêtes sont toujours un peu trop exagérées, tout est toujours un peu trop (rires). Cela déborde, c’est un peu le baroque ! J’ai décrit une fête vraiment amusante, comme les enfants l’aiment, avec beaucoup de copains, beaucoup de choses à manger, de la musique, du sport et tout et tout… Et surtout cette chose très brésilienne : le mélange des âges, les adultes et les enfants ensemble.

Dans la version originale d’ailleurs, il n’y avait pas uniquement différents pays, mais les différentes régions du pays !

- Ricochet : Ce livre est paru en portugais  et en espagnol. Comment marche-t-il ? Est-il bien reçu  au Brésil ?

- Ana Maria Machado :
Il est très très bien reçu. Les enfants le trouvent amusant. Mais je crois que d’une certaine façon, il est plus original hors du Brésil. Car chez nous, il est tellement naturel d’être mélangé qu’on ne fait pas attention à cela !

- Ricochet : Quel plaisir avez-vous à écrire pour les plus jeunes ?

- Ana Maria Machado :
Le même plaisir que pour les adultes ! Je n’écris pas parce que j’aime les enfants. J’écris parce que j’aime le langage, parce que j’aime la littérature, le récit, la difficulté de raconter des choses, les questions littéraires… Je suis fascinée par le langage : je travaille là-dessus, j’ai donné des cours de littérature sur ce sujet.

J’aime la littérature : j’ai toujours lu et je suis une lectrice avide !





- Ricochet : " Rêve noir d’un lapin blanc " édité aussi chez Vents d'Ailleurs a été publié en 2002. Il narre l'histoire d'un lapin blanc qui voudrait tant connaître le secret de cette petite fille noire, pour pouvoir lui ressembler ! Cet album fait écho à une histoire vécue ?


- Ana Maria Machado :
Ce livre est né il y a 20 ans déjà ! Ma fille qui a 22 ans était un bébé quand je l’ai écrite. Elle est née de mon deuxième mariage : son père est fils d’Italien et moi j'ai plusieurs origines. Et j’ai donné naissance à une fille toute blanche ! Quand j’ai mis mon bras à côté du sien, j’ai dit « c’est pas possible comment cette fille est devenue si blanche.... ». Un de ses frères lui avait offert un petit lapin bleu en peluche pour jouer et il la taquinait avec cela, lui demandant «  Mais pourquoi es-tu si blanche » et elle a beaucoup ri ! Alors tous les jours, on a commencé à jouer à cela : son frère faisait comme la voix du lapin et demandait : « Quel est ton secret pour être si blanche ? » et je répondais : «  c’est parce que maman m’a jeté du talc… c’est parce que j’ai bu trop de lait… c’est parce que j’ai vomi du lait… parce que je suis tombée dans la peinture blanche… parce que j’ai mangé du riz… du yaourt… à cause du dentifrice ». Et de cette longue série d’énumérations, j’ai composé une histoire dessus mais en partant d'une petite fille noire et un lapin blanc.

- Ricochet : Cet album a été illustré par Hélène Moreau. Comment trouvez-vous ses illustrations ?

- Ana Maria Machado :
J’aime beaucoup ses illustrations ! Ce livre a été traduit dans une dizaine de pays, au Danemark, aux Etats-Unis, en Suède, en Amérique latine et au Japon,... Pour ce livre, il y a trois illustrations différentes : la française, la brésilienne et une autre pour tous les autres pays. Et j’aime les trois, elles sont bien différentes les unes des autres mais les formats sont différents (horizontal, etc.). Je crois que c’est plus facile de traduire un texte que d’avoir une illustration qui fonctionne bien dans les différents pays.

- Ricochet : Comment êtes-vous arrivée à l’écriture  pour la jeunesse ? Ecrire pour vous c’était un rêve d’enfant ?

- Ana Maria Machado :
Non ce n’est pas un rêve d’enfant ! C’était une commande initialement. Je donnais des cours de littérature, j’écrivais pour les adultes, j’étais journaliste. On m’a demandé d’écrire pour une revue hebdomadaire qui allait commencer. J’ai écrit pour essayer. On nous a demandés, à Rocha Ruth et à moi - elle était sociologue et moi professeur de littérature à l’Université- d’écrire pour cet hebdomadaire. Et chaque fois que c’était une histoire écrite par l’une de nous deux, la revue se vendait cinq fois plus ! Les éditeurs ont commencé à nous alterner et puis nous sommes devenues des écrivains pour enfants. Ce sont les lecteurs qui nous ont choisies en quelque sorte !

- Ricochet : Vous êtes une star dans votre pays. Comment vivez-vous ce succès ?

- Ana Maria Machado :
Je n’ai pas cette sensation. Oui je sais, je suis très connue au Brésil et les chiffres sont impressionnants, mais ce n’est pas la même chose que quelqu’un qui est connu à la télévision. Je peux me promener dans la rue sans problème. Et puis, je n’ai pas vendu ces livres en quelques mois mais en trente-six années ! La semaine dernière, j’étais en Irlande pour une conférence et des gens ont vu dans le journal que j’étais là et ils sont venus ! Et j’étais vraiment très étonnée….ce n’est pas possible. C’est un honneur, un privilège, je suis connue, c’est vrai, mais je ne me sens pas différente…

- Ricochet : Vous avez été militante pour la démocratie sous la dictature. Aujourd’hui, de quelle façon s’exprime votre militantisme ?

- Ana Maria Machado :
En ce moment, je suis militante de la lecture et de la promotion du livre, surtout dans les écoles. Je travaille beaucoup à l’intérieur du Brésil avec les enseignants, car ils n’ont pas toujours une très bonne formation en littérature générale. Là, je fais tout ce que je peux. Je rencontre beaucoup d’enseignants à l’intérieur du pays qui n'ont parfois pas suivi des cours pour devenir enseignant. Ce sont des laïcs, comme on dit, et je leur parle de livres, de la littérature et de comment travailler avec la littérature en classe. Je proteste beaucoup aussi… La lettre au ministre de la Culture, par exemple, c’était un peu cela aussi.

- Ricochet : Pourriez-vous nous expliquer cette lettre que vous avez adressée au ministre de la Culture brésilien, Gilberto Gil ?

- Ana Maria Machado :
Le Ministre de la culture est une personne que j’aime beaucoup, c'est un ami ! Mais, lors d'un voyage officiel en Chine, il a fait une déclaration où il disait qu’il faudrait repenser la question des droits d’auteurs pour que les livres coûtent moins cher ! Alors je lui ai écrit une lettre ouverte pour lui dire que je ne croyais pas qu’il avait dit cela ! Ce n’est pas les droits d’auteurs qui font que le livre coûte cher ! La façon d’avoir un livre moins cher, c’est d’avoir des tirages plus importants. Et le gouvernement dont il fait partie a interrompu le programme des bibliothèques scolaires qu’avait mis en place le gouvernement précédent qui achetait beaucoup de livres : le livre était ainsi beaucoup moins cher. Je ne pensais pas qu’il puisse aller en Chine pour faire la défense d’éditions pirates, c’est pourquoi je lui ai écrit cette lettre: il ne m’a jamais répondu !





- Ricochet : L'accès à la lecture est-il bien mis en valeur au Brésil ? Est-ce une démarche facile pour tous ceux qui le souhaitent ?

- Ana Maria Machado :
Au Brésil il y a des salles de lecture dans le pays entier jusqu'en Amazonie. Ces salles de lecture peuvent être très simples, très humbles, avec des coussins sur le sol. Mais les livres qu'on trouve sont très bons : ce sont les mêmes livres que l'on trouve à Sao Paulo, à Rio. Il y a différentes façons pour les faire acheminer jusque-là. Ou bien le gouvernement central les achetait et les envoyait ou bien il y avait par exemple de grands salons dans les capitales des provinces, des départements et les enseignants avaient des bonus et s'y rendaient pour choisir ce qu'ils voulaient rapporter, ou bien ils le demandaient par internet ! Il y a bien des chemins pour arriver à la lecture.

- Ricochet : Qu'est-ce qui a changé au niveau de la promotion du livre ?

- Ana Maria Machado :
Grâce au gouvernement antérieur, le gouvernement Cardoso, de nombreux livres étaient achetés et puis distribués dans les écoles. Le président était un professeur universitaire. Il valorisait beaucoup les livres et tout son ministère était très soucieux de la place du livre. Pendant son gouvernement, les chiffres d'alphabétisation sont passés en huit ans de 83 % à 97 % .

Nous sommes aujourd'hui à une autre période. Le gouvernement Lula ne donne plus d'argent et n'achète plus de livres. Il n'est pas prévu au budget national ! Il est important aussi de valoriser l’expérience de vie de certaines personnes. Le président Lula est fier de dire qu'il n'a pas eu besoin de livres…

- Ricochet : Pourriez-vous nous dresser un état des lieux sur l'apparition de la littérature de jeunesse au Brésil ?

- Ana Maria Machado :
La littérature de jeunesse au Brésil vient des années soixante-dix avec beaucoup d’auteurs très importants et avec une qualité très caractéristique. Un trait typique de la littérature pour enfants du Brésil, très différent d’ici, c’est que nous ne nous préoccupons pas de souci pédagogique. Nous faisons de la littérature et pas de la pédagogie. Et cela est apparu dans les années 70 avec beaucoup de force. Lygia Bojunga Nunes, Rocha Ruth, Ziraldo, Sylvia Ortoff, Marina Cola et bien d’autres.

- Ricochet : Je voudrais revenir sur cette idée de souci pédagogique, pourriez-vous l’expliciter ?

- Ana Maria Machado :
Il y a un type de livre qui chez nous ne serait jamais publié ! Des livres par exemple, sur des situations de tous les jours qui mettent en scène le quotidien : ce serait considéré comme du gaspillage de papier ! C’est une description ! Cela ne raconte pas une histoire, il n’y a pas de conflit, pas de situation d’opposition ! Graphiquement, ce sont de très beaux livres, très attirants sans doute, les illustrations sont fantastiques, mais cela reste en définitive comme une belle boite à cadeau : très très belle, sans rien dedans !

- Ricochet : Que lit le petit brésilien ? Quel est son rapport au livre ..?

- Ana Maria Machado :
Dans les écoles, les Brésiliens lisent les auteurs que je vous ai cités. Nous n’avons pas au Brésil un réseau de bibliothèques hors des écoles. Les bibliothèques sont des bibliothèques scolaires, alors les enfants prennent des livres pour les lire chez eux, mais ils ne lisent pas ceux du programme. Les livres qui sont dans les bibliothèques, c’est leur façon d’avoir accès au livre.

- Ricochet : Avez-vous constaté des progressions au niveau de l’offre ?

- Ana Maria Machado :
Les chiffres le prouvent ! Les tirages sont de plus en plus grands. Chaque fois qu’il y a un salon du livre comme la biennale, plus de 60 % des titres vendus sont pour les enfants. Les tirages sont plus importants. Les enfants lisent aujourd’hui beaucoup plus que les adultes. 

- Ricochet : Comment l’expliquez-vous ?

- Ana Maria Machado :
C’est dû au travail effectué dans les écoles. Ce travail porte ses fruits. Malheureusement, quand les enfants grandissent, ils abandonnent le livre. Ils lisent jusqu’au début de l’adolescence où apparaît aussi un phénomène Harry Potter et Tolkien. Et les enseignants des adolescents lisent moins : alors cela diminue…


- Ricochet : Se faire éditer au Brésil, c'est une chose assez simple aujourd'hui ? Pourriez-vous nous raconter comment cela s’est passé pour vous ?

- Ana Maria Machado :
Quand j'ai commencé, je publiais dans cette revue dont je vous ai parlé. Il y avait un nombre de lignes et de pages imposé. Et je voulais réaliser des choses plus longues, alors j'écrivais et je les gardais. J'ai fait cela pendant neuf années, sans me préoccuper si j'allais un jour trouver un éditeur. Ensuite, un jour, j’ai participé à un concours national de livres pour enfants où il fallait écrire sous un pseudonyme ! J'ai envoyé une histoire et j'ai gagné ! Le prix, c’était d'être publié ! D'autres éditeurs sont alors venus à moi et m'ont demandé si j'avais d'autres choses en réserve ! J’avais une boite pleine ! J’ai publié neuf livres  cette année-là ! Ce n’est pas difficile aujourd’hui de se faire publier au Brésil, car il y a beaucoup de demandes et les éditeurs ont besoin de nouveaux livres. Je crois que, même pour quelqu'un qui est en train de commencer, ce n'est pas difficile. C'est-à-dire s'il y a une certaine qualité bien entendu, les éditeurs sont très professionnels ! Ils ont des lecteurs très exigeants et ne publient pas n'importe quoi !


- Ricochet : Pourriez-vous nous donner quelques traits de la littérature pour enfants au Brésil ?

- Ana Maria Machado :
D’abord la diversité, ensuite le fait que personne ne fait de littérature didactique. Enfin, je pense qu'il y a beaucoup d’humour, beaucoup d’imagination. En général, les critiques disent au Brésil que nous n’avons pas eu le réalisme magique dans la littérature, car nous l’avons dans la littérature pour enfants. Et c’est une littérature qui a toujours été très participante, très engagée avec beaucoup d’imagination et d’humour.


- Ricochet : Quelles sont vos lectures marquantes et les écrivains-phare qui vous ont nourrie ?

- Ana Maria Machado :
Il y a un auteur brésilien des années 1920 qui m’a beaucoup marqué qui s’appelait Monteiro Lobato. Il a réalisé une série d’une trentaine de livres pour enfants autour d’un même personnage. Il y a Mark Twain aussi. Ensuite Dumas. Ces trois-là sont les fondateurs !


- Ricochet : Y a-t-il des thématiques chez vous qui reviennent à travers vos livres ?

- Ana Maria Machado :
Je ne m’en rends pas compte. Les critiques le soulignent et après coup je me dis que c’est vrai ! Il y a d’abord le goût de la liberté et une soif de justice. La thématique du temps aussi ou la rencontre de générations différentes. En général, je ne décide pas ce sur quoi je vais écrire et je me laisse surprendre ! Chaque livre est différent ! Je crois que cette thématique du temps apparaît chaque fois d'une façon différente. Je ne décide pas que je vais écrire sur le temps. Je vais, par exemple, écrire sur une grand-mère et cette grand-mère a un passé et existe au présent ou sur un oiseau qui voyage dans le passé de l'Amérique latine avec les Indiens, ou une autre fois, je vais écrire sur une histoire de terreur. Je me suis demandé qu'elle était la chose la plus épouvantable que je pouvais imaginer. Hé bien la pire chose que je pouvais imaginer c'était d'être un esclave, alors j'ai commencé à imaginer un fantôme d'une adolescente esclave qui avait vécu dans une plantation au brésil au 19 ème siècle puis qui apparaît aujourd'hui. Cela revient chaque fois d’une façon différente. Le présent et le passé se rejoignent !


- Ricochet : Quelle est votre meilleure reconnaissance pour vous ?

- Ana Maria Machado :
C'est toujours dans le coeur, le coeur intelligent avec un clin d'oeil, le moment exact, le sourire de l'autre....

Le meilleur prix pour moi c'est quand un jour une journaliste mexicaine est venue m'interroger. Et à la fin de l’interview, elle a ouvert son sac et elle m'a présenté deux livres pour enfants que j’avais écrits et qu'elle avait apportés du Mexique. C'était deux livres que Gabriel García Márquez avait achetés au Mexique et qu'il racontait à ses petits enfants chaque soir ! Gabriel García Márquez, je l'adore ! Et il me demandait de faire un autographe pour ces petits enfants ! Ce jour-là, oui, je me suis dit, oui, j’ai du succès…



Propos recueillis par Charlotte Javaux


Le site d'Ana Maria Machado : http://www.anamariamachado.com

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