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Dessine-moi un langage

Bertrand Ferrier
1 janvier 1990

Les modalités de l'enrichissement sémantique dans la littérature pour la jeunesse contemporaine

"Le propre de la fiction, affirme Anne Herschberg-Pierrot, est bien de constituer son objet par son dire"1. C'est sans doute particulièrement vrai en ce qui concerne la fiction pour la jeunesse, dont le lectorat construit encore son "dire" : entre 6 et 14 ans, le langage n'est souvent qu'imparfaitement maîtrisé. Aussi écrire pour un tel public suppose-t-il d'intégrer la constitution du dire à celle de l'objet.

A travers sa fiction, l'écrivain pour la jeunesse enrichit le langage de son lecteur2. C'est d'ailleurs une fonction qui lui a été de longue date assignée : il fallait qu'un texte fût riche, afin qu'en le découvrant, le valeureux écolier apprît les subtilités de la langue fraçaise3. Dans le cadre d'une thèse sur la littérature pour la jeunesse contemporaine, j'ai ainsi dû m'interroger sur les modalités de cet enrichissement sémantique4. Voici un résumé des quelques pistes que j'ai empruntées.



Première modalité, la praxis. Dans le texte, un mot surgit, que le lecteur ne connaît pas et avec lequel il va devoir se débrouiller. Qu'importe ! Pour peu que le héros soit du même âge, c'est lui qui va avouer son ignorance :

" - Tiens, voilà la perle du Bengale, a-t-elle remarqué queand je suis entré dans la cuisine.

- Ca veut dire quoi ? lui ai-je demandé. (...)

- Ca veut dire que tu es belle, m'a-t-elle répondu.

Ca m'a suffit. Quelquefois, je me plais tellement que, quand je serai grande, je pense que je voudrai me marier avec moi."5

L'extrait ci-dessus montre comment l'enrichissement sémantique aboutit à la joie du compliment ("ça m'a suffit") et de la satisfaction de soi ("je me plais") qui culmine dans l'hyperbole humoristique ("me marier avec moi"). La supposée pauvreté du matériau sémantique de base n'est donc pas une fatalité. Elle pourra au contraire rythmer le récit6 en s'appuyant à l'occasion sur d'habiles quiproquos7.



Deuxième modalité, le dictionnaire. Là encore, c'est le protagoniste qui va travailler pour le lecteur. Ainsi, de François qui cherche dans le dictionnaire ce qu'est la "maréchaussée" : "au moins, j'aurai appris un nouveau mot pendant les vacances"8, conclut-il. Mais la quête peut être autrement trépidante : Victoria parviendra-t-elle à sortir avec le beau Jim ? La réponse est dans le dictionnaire :

"Steffi (...) et moi avons décidé que la situation est tout à fait viable (le mot favori de ma mère ; quel que soit le sujet de la conversation, il faut y trouver un élément 'viable'. C'est devenu tellement sustématique que j'ai fini par chercher le sens dans le dictionnaire.)"9

On connait le dessin de Quino sur le sujet : Mafalda voit son père chercher un mot dans le dictionnaire, puis le refermer. Commentaire de l'insupportable gamine à son père qui s'en va : "à ce rythme-là, tu ne sauras jamais comment ça finit !"10 Cette remarque souligne bien la dimension dramatique de l'ignorance sémantique : elle introduit une faille dans la linéarité narrative, ce qui crée du suspense11. Seul défaut du dictionnaire : il n'est pas toujours consultable et doit donc être parfois remplacé par une compréhension plus pragmatique :

"On nous rebat les oreilles du pouvoir charismatique des hommes politiques. Eh bien, je ne sais pas exactement ce que c'est - le pouvoir charismatique - mais rien qu'à voir l'attraction qu'exerce Jim (...), je pense qu'il doit en avoir des tonnes."12



Troisième modalité, le bon casting. Vous voulez employer un mot compliqué dans un livre pour enfants ? Introduisez un personnage plus cultivé que les autres, et le tour est joué !

"- C'est quoi, les appâts ? crient Olga et Natacha (...).

- Des vers, dit Esther en riant. (...) Tout le monde sait ça."13

Esther-la-grande-soeur-qui-passe-le-BEPC est un bon "personnage plus cultivé"14. Grâce à elle et à ses semblables, d'autres personnages, plus jeunes ou moins lettrés, peuvent apprendre des mots15. Et le lecteur en profite. Il apprend ainsi - quelques exemples parmi tant d'autres - avec Joe Gardener, espert ès-maquettes en nouilles, le maniement de "patenté"16, celui de presse-book" (rien à voir avec le bouc, explique Maximilienne à sa maman choquée)17, et celui d'"écrin" :

"- C'est quoi, 'écrin' ? demande Humphrey, mais tout le monde est déjà parti de son côté, et il conclut que ça doit être un mot pour chambre, mais pourquoi crin, quand ça doit être doux, avec des tapis et tout ?"18

Cette tentative (de type wallisien19) de reconnaissance sémantique en fonction de racines phonétiques est souvent un échec, ce qui souligne l'utilité d'un personnage plus cultivé. Mais lui aussi a un défaut : sa patience limitée :

" - C'est quoi, les rangers, marmonnai-je ?

- C'est l enom des gardes-chasse, ici. Ils ne manquent pas de travail, avec tous ces braconniers.

- Des braconniers ? répétai-je.

Mais mon grand-père ne m'écoutait déjà plus."20

La dernière question est-elle de nature purement sémantique (la narratrice se demande ce qu'est un braconnier) ? ou de nature plutôt narrative (la narratrice voudrait des détails sur ces braconniers) ? Dans la littérature pour la jeunesse, la déficience de savoir sémantique et les palliatifs qui lui sont apportés font récit tout autant que le scénario. Pour preuve, cet extrait :

"Dans la cage d'ascenceur, au-dessus de la porte, quelqu'un a gribouillé KKK. (...) Boub nous a expliqué que ça voulait dire Ku Klux Klan. C'est des blancs aux Etats-Unis qui haïssent les Noirs. Ils en ont tué des milliers en les lyncyhant."21



Quatrième modalité, les notes de bas de page, les glossaires et les incises. Je les ai regroupés car ces trois modalités ne font pas partie intégrante du récit. Elle permettent une explication qui n'alourdit pas le récit puisqu'elle lui est extérieure, ce qu'apprécient les lecteurs :22

" - (...) J'ai fait deux guerres* et à chaque fois je n'ai pu sauver qu'une couverture.

* Il fit la guerre pour la conquête de l'Albanie au printemps 1939 et puis la Seconde Guerre mondiale."23


Utile lorsque le texte fait référence à une autre culture (au détour d'un roman, une traductrice nous apprend par exemple qu'une kaiserschmarren désigne "une sorte de crêpe coupée en morceaux, saupoudrée de sucre et servie avec une compote ou une crême")24, la note de bas de page peut être remplacée par une discrète incise : "Crotus était un mango, un vendeur d'esclaves célèbre et méprisé"25, l'intérêt consistant à associer définitions générales (un mango est un vendeur d'esclaves) et particulière (Crotus est riche et méprisé).

Comme les autres, cette modalité est partagée avec les livres pour adultes26, et peut être intégrée au récit :

"elle est sur son trent-et-un, ce qui veut dire ses habits les plus chics".27

Ici, l'ellipse ("ce qui veut dire qu'elle a mis ses habits les plus chics" serait correct) fait sens car elle refuse les lois excessives de la correction grammaticale au profit de la dynamique du récit. Captiver le lecteur, tel est aussi l'enjeu du livre pour enfants. Un bon auteur pour la jeunesse - et qui moins est une éditrice de la trempe de Geneviève Brisac - ne l'oublie pas.



Cinquième modalité, l'invention vraisemblable. Tant qu'à ne pas connaitre le langage, autant l'inventer. Cette invention peut procéder d'une dérivation phonique (Pef est passé maître dans l'art des parophonies) ou sémantique (ainsi de la féminisation incorrecte) :

"ils choisissent ensemble (...) un grand sapin aux branches touffues, qui sent merveilleusement bon./ Je pense que c'est une sapine, dit Olga pensivement."28

Mais l'invention peut aussi surgit presque ex nihilo (ainsi du "strapon", cette danse à six temps dont l'inventeur s'appelle Boris Moissard29, ainsi - la richesse n'attendant point le nombre des années - du "martabaff" qui rend "sloumpy-sloumpy" dans le génial Sur l'île des Zertes de Claude Ponti30), à moins qu'elle ne rapproche deux sèmes attestés pour former un syntagme inédit (ainsi du chapeau en "vison bouilli" que retrouve avec émotion la bien nommée madame Mochu)31.



Si "le propre de la fiction est bien de constituer son objet par le dire", on peut observer que le propre de la littérature pour la jeunesse est de constituer son dire en tant qu'objet de fiction. Le texte est, en effet, tout autant explicitation sémantique (il raconte un histoire à partir de mots, en les mettant en rapport les uns avec les autres de façon à les actualiser en un schéma narratif particulier) qu'explication sémantique (il se donne comme objet à comprendre).32

C'est pourquoi l'enrichissement sémantique est à comprendre non comme preuve de faiblesse (la base-line sémantique serait trop basse) mais comme enjeu de littérarité. En appelant son récent héros "Cela", et en le définissant par des propriétés négatives ("Cela ne pensait pas", "Cela ne pouvait que", "Cela ignorait encore, "Cela ne savait pas"33), Moka casse l'idée que le seul savoir donne sens au texte.34

Enrichissements, néologismes, resémantisations - la littérature pour la jeunesse est sans doute aucun le seul espace livresque où l'on peut lire :

"ce n'est pas l'océan qui parlait, c'était un vieux chien, avec un béret à la main"35

... et trouver cela parfaitement anodin. Une telle richesse en perpetuel renouvellement mérite, ce me semble, qu'on lui rende hommage.



Bertrand Ferrier a 23 ans. Titulaire d'un DESS d'édition (Paris-XIII) et doctorant en Lettres modernes (Paris-IV), il est correcteur, rédacteur, traducteur et... lecteur pour différents éditeurs pour la jeunesse (Bayard Jeunesse, Gallimard Jeunesse...) et a publié en avril 2000 un premier essai littéraire, Un plaisir maudit (La Musardine), "L'attrape-corps".





1 - Anne Herschberg-Pierrot, Stylistique de la prose, Belin, 1993, p.11

2 - Le livre doit "familiariser les futurs lecteurs avec les conventions culturelles" : cf. Jean Perrot, Jeux et enjeux du livre d'enfance et de jeunesse, éd. du Cercle de la librairie, "Bibliothèques", 1999, p.20

3 - Voir par exemple sur l'utilisation de termes scientifiques, Anne Rabany, "Les aspects scientifiques dans le roman de science-fiction", in : Revue du Centre de recherche international de littérature pour la jeunesse, n°64, Paris,p.14

4 - Sur la sémantique comme soeur du problème littéraire, cf. Tzvetan Todorov, "Les Illuminations", in : La Notion de littérature et autres essais, Seuil, "Points", 1987, p. 139

5 - Marie Desplechin, Rude samedi pour Angèle, l'Ecole des loisirs, "Neuf", 1994, p. 75

6 - Marie Desplechin, Une vague d'amour sur un lac d'amitié, L'école des loisirs, "Maximax", 1997, p.14, 60 et 166

7 - Brigitte Smadja, Halte aux livres !, L'école des loisirs, 1993, p.29, pour la confusion entre cafard et capharnaüm.

8 - Moka, Un ange avec des baskets, L'école des loisirs, "Neuf", 1998, p. 23

9 - Francine Pascal, Mon premier amour et autres desastres, trad. Isabelle Reinharez, l'école des loisirs, 1983, p. 01

10 - Quino, Mafalda, l'intégrale, Glénat, 1999, p. 92

11 - Sur le rapport entre sémantisme et sens chez Christophe Honoré, cf. Bertrand Ferrier, Un Plaisir maudit, la Musardine, "l'attrape-corps", p. 92

12 - Francine Pascal, Mon premier amour..., op. cit., p. 61

13 - Geneviève Brisac, Olga va à la pêche, L'école des loisirs, "Mouche", 1996, p35-36

14 - Elle explique aussi "du pain sur la planche" dans Geneviève Brisac, Le Noël d'Olga l"école des loisirs, "Mouche", 1993

15 - Ainsi pour "vénéneuse", "végétarien" et "confidence" dans Marie-Aude Murail, Mystère, Gallimard, "Folio Benjamin", 1987, non paginé

16 - Anne Fine, Comment écrire comme un cochon, trad. Agnès Desarthe, L'école des loisirs, "Neuf", 1997, p. 22

17 - Michel Amelin, Dur, dur d'être top-model !, Nathan "Pleine lune / Humour", 1997, p. 22

18 - Geneviève Brisac, Monelle et les baby-sitters, l'école des loisirs, "Medium", 1995, p. 45

19 - Sur les sons comme "marque des choses" et sur Wallis (1616-1703), cf. Gérard Genette, Mimologiques, Seuil, "Essais", 1998, p. 53/62. Voir aussi, sur l'illusion sémantique, "croyance en une relation naturelle entre le signifié et le signifiant", ibid., p.376

20 - Marie-Aude et Elvire Murail, Souï-Manga, L'école des loisirs, "Mouche", 1999, p.14

21 - Marie-Agnès Combesque, "Je te hais, je te tue", in : Le Racisme, de l'injure au meurtre, Syros / MRAP, "J'accuse..!", 1996, p. 44

22 - "L'histoire est passionnante (...). En plus, les mots compliqués sur les ordinateurs sont expliqués à la fin" se félicite Leslie, jurée du prix Tam-Tam (cité in : Je Bouquine n° 167, janvier 1997, p. 15).

23 - Gianni Rodari, Les vagabonds, trad. Régis Hanrion, Flammarion, "Castor Poche", 1983, p. 11

24 - Christine Nöstlinger, j'ai aussi un père, trad Jeanne Etoré, L'école des loisirs, "Neuf", 1997, p. 155

25 - Marie-Aude Murail, D'amour et de sang, Bayard, "La Collection", 1999, p. 11

26 - Cf; par exemple les définitions de houma, Da Mokhkess, saria, moussebel, katiba, sabaya, about talha et zaïm dans Yasmina Khadra, A quoi rêvent les loups, Julliard, 1999, p. 100,122,219,222,258,260 et 261

27 - Geneviève Brisac, Monelle et les baby-sitters, op.cit., p. 104

28 - Geneviève brisac, Le Noël d'Olga, op. cit., p. 64

29 - Geneviève Brisac, L'Ennemi mortel, L'école des loisirs, "Maximax", 1988, p.43-44

30 - Claude Ponti, Sur l'île des Zertes, L'école des loisirs, 1999, p. 50-51

31 - Jacqueline Cohen et Evelyne Reberg, "Tom-tom et Nana : bonne pêche", in : J'aime lire n°279, avril 2000, p.68

32 - Umberto Eco, "Léexplicitation sémantique", in : Lector in fabula, Le Livre de Poche, "Biblio / essais", 1998, p.109

33 - Moka, Cela, L'école des loisirs, "Medium", 2000, p.11

34 - "Lire un livre, (...) implique à la base l'intention de comprendre pleinement un texte. Or, c'est impossible" explique Claude Roy in : Défense de la littérature, Gallimard, "Idées", 1968, p. 15

35 - Martine Dorra, Le chien qui voulait voir l'océan, in : Les Belles Histoires n°333, juillet 2000,p.8