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Date

Lecture de filles, lecture de garçons ?

Oriane JOURDAIN
1 janvier 1990



PARCOURS PROFESSIONNELS POUR LA LECTURE DE JEUNESSE



Table ronde

Mercredi 12 janvier 2005

10h30-11h45





Animateur : Gérard Dhôtel, rédacteur en chef de la revue Le monde des ados



Intervenants :

- Mariette Darrigrand, sémiologue,

- Marie-Hélène Delval, auteur, traductrice et éditrice chez Bayard jeunesse

- Florence Laville, professeur de lettres dans un lycée professionnel de l’académie de Créteil,

- Hélène Montardre, auteur et directrice de collection chez Milan.



Après une présentation extrêmement sommaire de chacune des participantes, l’animateur avouant qu’il les découvrait en même temps que nous, le débat commença très vite. Il lança la première question : « On entend souvent dire que les garçons ne lisent plus. Qu’en est-il ? ». C’est Mariette Darrigrand qui, la première, fut interrogée. Elle recentra d’emblée le problème, cette interrogation, « Lectures de filles, lectures de garçons ? », entre dans un processus de notre société qui se pose des questions sur la différence entre les sexes, et la sexualité. Ce cloisonnement filles/garçons est, pour elle, un phénomène spécifique à la lecture jeunesse.



Les premiers chiffres arrivèrent par l’intermédiaire de Marie-Hélène Delval, elle rapporta les statistiques admises : 80% des lecteurs sont des lectrices. Pour appuyer ce fait, elle prit l’exemple du courrier des lecteurs de Je Bouquine, qui est inondé à 80% par des lettres de filles. Elle donna un second exemple précis : à chaque rencontre qu’elle fait dans les écoles primaires, elle s’est rendu compte que filles et garçons lui posaient des questions mais, dès le collège, seules les filles l’interrogeaient, comme si les garçons à partir de cet âge changeaient et se mettaient à lire des choses différentes.






La dernière à rentrer dans le débat fut Florence Laville. Elle parla de ce qu’elle connaissait, les élèves de son lycée. Elle amena le fait que, d’après les études, les garçons lisent moins que les filles. Elle expliqua qu’il était, à la différence des filles, difficile d’amener les garçons à lire. Elle rapporta que les filles lisent beaucoup, empruntent des livres au CDI. Mais elles ont des lectures spécifiques, elles préfèrent les récits de vie, les romans. Les garçons, quand ils lisent, sont plus portés vers la presse, les magazines. Pour elle, la lecture dans les banlieues n’est plus une activité pratiquée, la vie sociale des jeunes étant devenue la principale source d’intérêt. Ils sont en bandes, et se soucient presque exclusivement de leur apparence, des personnes avec qui ils sont, de qui ils vont voir… Tous se passe dehors, ce qui ne laisse plus la place aux activités réflexives. De plus, des études récentes ont montré que les filles avaient de meilleures compétences de lecture que les garçons. S’ajoute à cela, une distinction entre les lecteurs de textes courts (documentaire, presse…) qui se trouvent être majoritairement des garçons, et les lecteurs de textes longs (fiction) qui comptent dans leur rangs un maximum de filles. Les garçons sont également répertoriés comme de gros consommateurs de bandes-dessinées.



Après la prise de parole des quatre participantes, le débat ne trouva pas de rythme. Les intervenantes se répondaient ou répondaient à l’animateur, mais pas toujours. Parfois elles ne rebondissaient pas sur les propos précédants, donnaient seulement leur point de vue, ce qui nuisait à une cohérence d’ensemble. Les idées fusaient, mais étaient très disparates. On eut une quantité d’informations, mais sans lien.



On apprit ainsi que se posait le problème de la féminisation de la production. De plus en plus de femmes écrivent de la littérature pour la jeunesse, et elles sont en outre, de plus en plus nombreuses à travailler dans des maisons d’édition. Un auteur, Christian Grenier, aurait même fait cette remarque à Marie-Hélène Delval, en lui précisant qu’en plus de travailler dans des maisons d’édition, ces femmes obligeraient les auteurs masculins à écrire des histoires pour les femmes. Mais elle a réfuté cette accusation. Elle prit l’exemple des éditions Bayard qui, même s’ils ont une collection spécifique pour les filles Cœur grenadine, publient également des livres plus difficiles, des polars comme Les larmes de l’assassin… Elle pense sincèrement qu’il existe une vraie diversité, car seule une collection est faite pour les filles. Sur ce point une anecdote qu’elle a rapportée est très intéressante, au cours d’un salon, elle tenait le stand de Bayard, et devant elle se trouvait le présentoir de Cœur Grenadine, deux jeunes filles se mirent à regarder les livres. Elles se demandaient quel livre choisir, et soudain un garçon de leur âge pointa du doigt l’un d’eux et leur dit : « Celui-là il est vraiment bien, prenez-le !». C’est toute l’ambiguïté qui existe : même si cette collection est conçue pour les jeunes filles, car elle parle du sentiment amoureux, elle est lue également par des garçons qui ne l’avoueront jamais. Est-ce que ce n’est pas l’image du garçon et de la masculinité qui est remise en cause dans le fait de lire autre chose que de la presse ?






Hélène Montardre, en prenant l’exemple d’une thèse qu’elle a menée, expliqua qu’entre 1975 et 1995 les auteurs de littérature jeunesse étaient en majorité des hommes, et les héros qui étaient au centre de ces livres, des garçons. Aujourd’hui c’est l’inverse, et pour elle la littérature pour filles, spécifiquement dénommée ainsi, est bien plus importante que ce que Mme Derval a énoncé. Il existe, aujourd’hui, ce type de collection chez Pocket junior Les filles, Milan Les romans de Julie, chez Gallimard Le club des baby-sitters … en plus bien sûr de Bayard, contre une seule pour les garçons sur le football, chez Pocket junior Gagne !. Et parfois, elles sont complétées par des séries spécifiquement réalisées pour les filles. Elle ajouta un point historique, dans les années 70 il existait un clivage fort filles/garçons, puis vers les années 80 les cloisons se levèrent, pour laisser place à de l’universalité, le roman était fait pour tous. C’est à cette époque que le roman pour enfant a vu apparaître des héroïnes fortes, qui se battaient et qui concentraient des éléments de caractère fréquemment attribués aux garçons. Mais aujourd’hui la tendance se serait inversée, selon elle, et la littérature serait revenue à ce qu’elle était avant même les années 70. Donc elle souleva le problème du message qu’on voulait faire passer aux garçons avec une seule collection spécifique pour eux, et celui passé aux filles au travers de la sectorisation de leurs attentes. On les cantonne dans une image de gentille petite qui ne serait intéresse que par l’amour, prête à passer sa vie à ne se soucier que de cela. Ce souci passant par le culte de leur corps ne peut aider ces petites jeunes filles à se construire. Il faut peut-être s’interroger sur ce que la société veut donner comme image de ces jeunes filles ? Et est-ce que les enfermer dedans ne va pas faire des générations de femmes un peu écervelées ? Cette réplique fut nourrie d’applaudissements par l’assistance.



Cette vision fut un peu nuancée car, en fait, à l’heure actuelle, les deux cas de figure coexistent. Une ambivalence subsiste dans la société, on souhaite un lissage des polarités, que le masculin et le féminin soient supprimés pour seulement aboutir à l’humain, et en même temps certains veulent le retour du clivage masculin/féminin, comme le prouve le livre Les hommes viennent de Mars, les femmes viennent de Vénus. Les enfants se sont retrouvés sur Harry Potter, filles et garçons l’ont lu, alors que le personnage principal est un garçon. Chercheraient-ils donc tous quelque chose, qui serait à apparenter à des réponses pour leur développement, en dehors de la dichotomie filles/garçons ? On pourrait considérer que ce sont des modèles dont les enfants ont besoin. Ils veulent s’identifier, les garçons comme les filles. Les garçons se sont remis à lire Tolkien, temple de la masculinité, les filles y sont pratiquement inexistantes. C’est Mariette Darrigrand qui lança cette idée, et qui alla plus loin en désignant ce phénomène comme le refuge des garçons dans leur masculinité. Comment s’identifient les enfants, que retiennent-ils d’un texte ? Par l’exemple, les intervenantes démontrèrent que les enfants ne se reconnaissaient pas forcément dans un personnage proche d’eux, mais souvent dans celui le plus éloigné d’eux, celui qui sera décalé en âge ou encore l’animal anthropomorphisé. Les enfants aiment les méchants, ce qui peut paraître étrange. De plus, les enfants ont tendance à se tourner vers les textes difficiles. Pour leur plaire, il ne faut pas leur offrir du doux, du simple ; au contraire, ils doivent se sentir interrogés par le texte, il doit rester de nombreuses zones d’ombres pour pouvoir chercher, farfouiller. Ils ont besoin de produire un effort intellectuel pour être accrochés par une lecture.






Florence Laville a donné l’exemple de ces élèves, tous des garçons, qui sont venus à la lecture après avoir été au théâtre lors d’une sortie pédagogique voir une pièce de Katébiacyne. Ils ont ensuite voulu travailler l’œuvre. Ils avaient une vraie soif de savoir, parce que la pièce avait soulevé chez eux de nombreuses interrogations. Sur son intervention, la question fut soulevée de comment amener les enfants à la lecture, et surtout est ce que les livres présents sur le marché ne sont pas trop commerciaux pour faire vraiment entrer ces jeunes dans le plaisir de lire ? Cette question, un brin polémique, fit se lever des mains dans l’assistance, une autre éditrice de chez Bayard prit la parole. Elle voulait défendre son travail. Elle expliqua que, si Bayard avait publié la collection Chair de Poule, c’était dans le but d’offrir aux enfants le plus grand choix possible. Et qu’en fait ce type d’ouvrages avait permis d’amener d’autres enfants à la lecture, elle annonça que ce sont les mêmes qui, aujourd’hui, lisent du Harry Potter ou de la Fantasy. La salle murmura. Et une personne de l’assistance, redirigea le problème sur la visibilité de l’offre. Le problème ne concerne-t-il pas les lieux d’achat des produits. Est-ce que les grandes surfaces spécialisées et non spécialisées ne sont pas à l’origine de l’ampleur prise par ces collections spécifiques ? Cet intervenant était un enseignant qui avait vu des élèves arriver avec des piles entières de ce qu’il considère comme de mauvaises lectures. Il se demandait si ces enfants allaient prendre ces livres comme tremplin vers une autre littérature ou allaient-ils se limiter à celle là ? Pour lui le risque existe. La grande distribution, elle, ne propose que ce qui va se vendre, et souvent des séries avec des héros récurrents plus que des livres à l’unité. Elle élimine d’emblée une grande part de l’offre. C’est dommageable pour l’enfant. En même temps, les éditeurs doivent eux aussi vendre pour continuer à produire d’autres livres, et souvent ils souhaitent être référencés auprès de la grande distribution. La difficulté pour eux, c’est de proposer des livres de qualité, peu chers, et en même temps réussir à se faire distribuer par les grandes surfaces.



Une voix dans la salle s’éleva contre l’acharnement forcené au profit que font les éditeurs. Cette enseignante, voulait signaler, que la novellisation de titres qui ont très bien marché comme Titeuf, est un effet pervers du système. Ca enferme les enfants dans un seul type de livre, et un seul genre littéraire, tout ça pour en retirer un maximum d’argent.



Seulement, plusieurs intervenantes précisèrent que le goût de lire s’apprend, et que l’enseignant à un rôle actif dans le développement de la lecture chez l’enfant. Il va développer son envie mais aussi va l’accompagner dans ses choix littéraires, en lui permettant d’accéder à tous les genres littéraires. Marie-Hélène Delval prit un exemple qui la touchait personnellement, elle est directrice de la collection Chair de poule, elle a donc été plusieurs fois invitée dans des classes pour rencontrer les enfants. Il lui est arrivé d’aller voir les enfants au premier trimestre pour Chair de poule, et au second d’y retourner pour un de ses livres Les chats, qui est une histoire, certes fantastique, mais un peu plus ardue que Chair de poule. Ces mêmes enfants au troisième trimestre étudiaient du Maupassant ou du Edgar Allan Poe. C’est un cheminement, sur le thème du fantastique, ils sont passés d’une lecture facile à une plus complexe.



La conclusion de ce débat se fit sur la question de ce qu’on veut apporter aux enfants par le livre. Il ne faudrait peut-être pas diaboliser la télévision, ou la presse car cela permet l’échange. Il ne faut pas opposer un media à un autre. De plus le problème n’est pas tant la série que ce qu’on met dedans. Qu’est ce qu’on veut transmettre aux enfants ? Comment leur donner envie de lire et leur offrir l’accès au livre ? Et est-ce que le clivage filles/garçons ne masque pas le fait qu’en chacun de nous une part de neutre existe ? Il faudrait peut-être ne pas l’oublier pour aider les enfants face aux livres et éviter ainsi de s’égarer dans des divisions qui ne correspondent pas à leurs désirs. De plus, parents et enseignants doivent utiliser au mieux cette capacité pour transmettre le goût de la lecture.