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Entretien avec Emmanuelle Martinat-Dupré

Etienne Delessert
3 décembre 2009


J'ai fait connaissance d'Emmanuelle Martinat-Dupré ce printemps, lors du Salon de l'Illustration et du Livre de Jeunesse qui se tenait au Centre de l'Illustration de Moulins, dans l'Allier. J'ai collaboré aussi avec elle pour monter l'exposition "pourquoi grandir?" qui m'y est consacrée.

J'ai été frappé par sa vivacité, son charme, l'intelligence enjouée, la perspicacité des textes dans les catalogues.






ED : Quand le Centre de Moulins a-t-il été créé ? Pourquoi l'Hotel de Mora ?

Nicole Maymat, qui vous a accordé un entretien pour Ricochet, voyait passer entre ses mains pour sa maison d’édition Ipomée, le travail de Claire Forgeot, Laura Rosano, Frédéric Clément, Alain Gauthier et bien d’autres. Leurs illustrations, comme elle le constatait dès les années 90, commençaient à être dispersées dans différentes collections privées. Nicole a alors souhaité que ces illustrations passent du statut de commande d’un éditeur pour publication à celui de témoin d’un état et d’une évolution de l’art de l’illustration, destiné à entrer dans un ensemble patrimonial. Elle a convaincu le Président puis les élus du Conseil général de l’Allier, qui était propriétaire depuis 1948 d’un magnifique hôtel particulier situé en plein centre ville de Moulins, inscrit à l’inventaire supplémentaire des Monuments historiques, en 2001, d'y installer le Centre de l'illustration et d’en faire le lieu de préservation et de conservation des planches originales que l’on peut y admirer aujourd’hui.

Cet hôtel particulier a été édifié au milieu du XVIIIe siècle.


De 1836 à 1858, l’imprimerie Desrosiers en a investi les bâtiments, obtenant une célébrité nationale grâce à l’édition d’ouvrages régionaux somptueusement illustrés.


Toutefois, l’hôtel reste marqué par celui qui lui a donné son nom, sans doute son propriétaire le plus fantasque : le marquis Pascal Moreno de Mora, riche espagnol exilé qui s’y est installé avec sa famille à partir de 1866, ayant fait réaliser des travaux considérables pour la restauration et la décoration intérieure des bâtiments dont de nombreux lambris, stucs, portes, poignées de fenêtres et volets intérieurs portent encore le monogramme. Il a fait notamment surmonter de têtes de licorne les boucles servant à attacher les rênes des chevaux aux murs. Ce lieu dédié à la créativité, a ouvert ses portes au public en octobre 2005.




ED : Quand êtes-vous devenue Responsable scientifique du Centre, et quel fut votre parcours professionnel avant de venir à Moulins ?


C’est avec Marie-Claire Dumas, co-éditrice des écrits sur l’art d’André Breton (Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade), que j’ai obtenu un DEA avec une recherche consacrée aux rapports textes-images dans les œuvres de Michel Leiris et de Paul Eluard, illustrées par de grands artistes contemporains (Leiris a travaillé avec Bacon, avec Masson, Eluard avec Max Ernst, avec Man Ray...)

Un stage au service iconographique du Magazine Lire, à l’époque où Bernard Pivot, Pierre Boncenne et Pierre Assouline animaient ce magazine, et je suis entrée, en 1991, dans un organisme de promotion de l’édition française à l’étranger (actuellement B.I.E.F.).

De Séoul à Téhéran, d’Alger à Hanoï, notre mission était de rapprocher les professionnels du livre et de faire connaître hors de nos frontières la richesse et la diversité de la production éditoriale française. L’intelligence déliée des scouts, les allées rieuses de Bologne, les « filatures » studieuses des patrons de l’édition à Francfort, l’accueil des responsables de l’édition étrangère en France (comme pour « La jeunesse au sommet », à l’Hôtel de Sully, à Paris, pour le Sommet de la francophonie, en 1992)… : bref une expérience, antérieure à ma venue à Moulins, diverse et culturellement enrichissante, à travailler sur d’autres secteurs éditoriaux que celui de la jeunesse mais qui ne m’en a jamais trop éloignée puisque j’ai ensuite rédigé des notices bibliographiques sur des ouvrages jeunesse pour le Bulletin Critique du Livre Français diffusé tant en France qu’à l’étranger.

Depuis 2007 et mon arrivée dans l’Allier je retrouve donc, au Centre de l’illustration, où j’occupe les fonctions de Responsable scientifique, mes premières amours pour le lien texte-image et pour l’édition jeunesse.

ED : Que recouvre le titre "Responsable scientifique" ? N'êtes-vous pas plutôt "conservatrice" ?

J’ai été recrutée sur un poste d’Attachée de conservation du patrimoine mais la fonction de Responsable scientifique recouvre plusieurs missions : le bon respect des normes de conservation des œuvres graphiques qui font aujourd’hui partie de la collection et de celles que nous avons en dépôt le temps de nos expositions temporaires, les relations avec les membres du Conseil aux acquisitions qui mène une politique d’achat de planches originales d’illustrateurs contemporains dont le travail a été publié en France par des éditeurs jeunesse. Ce Conseil veille à ce que les grands noms de l’illustration contemporaine soient donc représentés dans les réserves d’œuvres graphiques du Centre afin de constituer une collection représentative.

J’ai également la charge de la programmation des expositions et de la mise en place d’une politique d’animations culturelles et pédagogiques diversifiée (conférences, ateliers, lectures…)

Nous avons commencé l’année 2009 avec une première exposition hors les murs : l’occasion, pendant dix jours, à Clermont-Ferrand, de découvrir une centaine de planches originales sorties tout spécialement de la réserve du Centre, et significatives de la production éditoriale jeunesse des années 1930-1940 jusqu’à aujourd’hui.

Ce parcours exposait la prise en considération nouvelle de l’enfant lecteur, l’influence de mouvements graphiques étrangers, l’évolution des techniques de l’illustration et du livre, et l’histoire d’une relation singulière entre un éditeur et des illustrateurs : Gerda Muller, Henri Galeron, Nicole Claveloux, Georges Lemoine, Jean Claverie…

Cette année, nous avons aussi mis en place, à la rentrée des vacances de Toussaint, des ateliers permanents, animés par deux personnes de l’équipe. Tous les mercredis, les 7-12 ans peuvent découvrir comment faire une carte de Noël pop-up, comment réaliser un thaumatrope, un jouet optique avec un disque illustré sur les deux faces qui, mis en mouvement, fait se confondre les deux dessins, comment s’initier à la technique des papiers déchirés sur les pas de Sara ou à celle des collages sur ceux de Beatrice Alemagna... Tous les samedis matin, un professeur de dessin vient animer un atelier de pratique artistique illustrative (pour les 7-12 ans puis pour les adultes), et fait travailler les publics sur les fondamentaux techniques, les fondamentaux plastiques, en apportant des compléments de données plus théoriques en histoire de l’art, toujours liés à l’objectif pédagogique de la séquence.

Mais l’illustration peut ne pas être que graphique, et nous avons également accueilli en 2009 des musiciens accompagnant la lecture de quelques pages d’auteurs choisis comme Mark Twain, Frédéric Clément, Philippe Claudel… ou l’exposition des œuvres de Philippe Dumas, ainsi que la mise en scène de son album Odette, un printemps à Paris.

Enfin nous avons décerné, en mai, et pour la deuxième année consécutive, le Grand Prix de l’illustration qui, après avoir consacré en 2008 l’Edmond de Juliette Binet a récompensé l’illustratrice Anne Herbauts pour ses Moindres petites choses, paru aux éditions Casterman.

ED : Décrivez-moi les différentes activités du Centre et sa spécificité.

J’ai anticipé sur cette question ! Voir supra donc.

Je voudrais toutefois revenir sur les missions essentielles du Centre : acquérir, conserver, faire connaître, faire pratiquer l’illustration et accueillir toutes celles et ceux qui souhaitent se renseigner sur cet art appliqué.

Rares sont encore les établissements en Europe entièrement dédiés à l’art de l’illustration, et plus spécifiquement à l’illustration contemporaine de livres pour enfants.

Jusqu’à présent en effet, peu de lieux se proposaient de conserver les illustrations originales de livres pour la jeunesse. Le Centre a pour mission première de constituer une collection d’œuvres représentatives d’un artiste, d’un courant ou d’un style. Sa politique d’acquisition l’amène à retenir des œuvres isolées aussi bien que la totalité des planches d’un album. A terme, les collections du Centre de l'illustration voudraient constituer un fonds patrimonial d’intérêt international. Gerda Muller, Joseph Wilkon, Elzbieta, Claude Lapointe, Henri Galeron, Nicole Claveloux, Claire Forgeot, Laura Rosano, Alain Gauthier, Sara, Jean Claverie, Georges Lemoine, Jame’s Prunier, Nathalie Novi, Natali Fortier, Isabelle Chatelard, Bruno Heitz, Danièle Bour, Eric Battut, Yvan Pommaux, Beatrice Alemagna, Marcelino Truong, Martin Jarrie, Grégoire Solotareff, Yann Nascimbene, Kelek, François Place, Lionel Koechlin, Pef, Anne Brouillard, Kitty Crowther, parmi d’autres, figurent déjà dans cette collection, auxquels s’ajouteront prochainement les noms de Philippe Corentin, Philippe Dumas ainsi que la totalité des œuvres d’une donation annoncée, sur laquelle nous communiquerons dès 2010.

Le Centre de l’illustration travaille activement au développement de relations nourries avec les institutions qui, comme lui, oeuvrent pour la constitution d’une mémoire de l’illustration. Il entend développer les collaborations muséales et les échanges avec les acteurs de la diffusion de l’information sur l’illustration et, plus largement, sur le livre illustré.

Par ailleurs, il dispose actuellement d'un fonds bibliographique de 6 000 références environ, disponibles à la consultation sur place. Afin de s’affirmer comme lieu de référence pour la documentation et la recherche, le Centre poursuit sa politique d’enrichissement de ce fonds documentaire (vidéos, enregistrements audio, correspondances…), et développe la diffusion de l’information sur ses propres actions (site Internet, outils de communication avec pour ambition de proposer à moyen terme une base de données fonctionnelle de toutes les informations relatives à l’illustration du livre de jeunesse.

ED : Comment choisissez-vous les expositions : est-ce par goût personnel, ou avez-vous une stratégie à long terme ?

Lorsque j’ai pris mes fonction au Centre de l’Illustration, le 1er octobre 2007, deux expositions étaient déjà programmées : Images d’Asie, et une rétrospective consacrée à Grégoire Solotareff. Je n’ai eu qu’ensuite la totale responsabilité du choix de la programmation et j’ai alors souhaité consacrer les trois expositions suivantes à des moments forts de l'évolution du livre de jeunesse illustré.

L'exposition "Ah ! La lettre..." permettait de revenir à la genèse du lien texte-image en rappelant les origines figuratives des lettres de l'alphabet. Cette exposition sur le lien entre la lettre et l'image présentait le travail de plasticiens ayant travaillé et approfondi l’aspect figuratif de chacune de nos lettres. A côté des œuvres de Georges Lemoine, de Guillaume Degé, de Marion Bataille, d'Anne Bertier, de Gérard DuBois et des vôtres, l'alphabet comique de Daumier, était une des pièces remarquables de cette exposition.

Avec l’exposition « Philippe Dumas : l'esprit français d'un illustrateur », le Centre avançait dans le temps et, simultanément, établissait un pont entre les illustrateurs du XIXe siècle auxquels il rend hommage et le regard bienveillant que son art lui fait porter sur les menus faits et gestes d’un quotidien contemporain des bouleversements de la seconde moitié du XXe siècle.


Avec la rétrospective qui vous est enfin consacrée, j’ai souhaité élargir le spectre des objets présentés en incluant, autour de vos travaux proprement commandés par et pour la littérature de jeunesse, des exemples du portraitiste engagé et de sa veine satirique.

Voilà pour le sens (orientation et signification) des expositions que j’ai programmées depuis mon arrivée au Centre. Comme on peut s’en rendre compte, j’ai souhaité proposer par elles un parcours qui mène des origines et de la tradition aux nouveaux aspects de l’illustration du livre de jeunesse. C’est ainsi que je souhaite monter, après une exposition sur les illustrateurs russes dans le cadre de l’année France-Russie, et un panorama du Moyen-Âge dans l’illustration contemporaine, à l’automne 2010, l’exposition d’un collectif d’illustrateurs qui ont donné une veine très originale à cet art : Yann Nascimbene, Jacques de Loustal, Susanne Jansen, Guy Billout, Emmanuel Pierre, Anne Brouillard, Gérard DuBois, François Avril, Miles Hyman...

ED : Expliquez-moi le fonctionnement du financement du Centre, son implication dans la ville de Moulins, le Département de l'Allier et la Région.

Les "financeurs" ont-ils des exigences précises quant au fonctionnement du Centre de l'Illustration, et quant à son impact sur le public ?

Le Conseil Général du département de l’Allier, comme tous les conseils généraux de France, est une instance politique composée de représentants élus dans des élections cantonales, qui ont lieu tous les six ans. Les dernières ont eu lieu en 2008.

Les membres élus sont renouvelés par moitié tous les trois ans, ce qui implique que les majorités politiques peuvent basculer au milieu d’une mandature. Mais, comme dans toute organisation politique française, le suivi des orientations et

des décisions est assuré par une administration conséquente à la durée de vie moins incertaine. Ainsi le Centre de l’illustration est patrimoine du Conseil général de l’Allier et service de ce même département, ce qui signifie que son financement est assuré à 100% par cette collectivité territoriale, et que celle-ci décide de son développement.

Il se situe à Moulins mais ne dépend en rien de la municipalité. Il collabore occasionnellement avec la Médiathèque municipale, qui possède un fonds d’ouvrages de jeunesse ancien très intéressant mais il est bel et bien un service de la collectivité, plus proche en cela du réseau des médiathèques départementales du Département.

La Région Auvergne, à laquelle le Département est administrativement rattaché, n’intervient absolument pas dans le financement actuel du Centre. Mais il faut réfléchir à une alliance. Le festival du Court Métrage, à Clermont-Ferrand, est d’ores et déjà pôle régional d’éducation à l’image. Nous devrions imaginer des passerelles, dans la mesure où nous sommes aussi, au Centre, un lieu de convergence et de rencontre pour toute une profession.

ED : Vous sentez-vous parfois "ligotée" par les contraintes bureaucratiques? Comment concevez-vous un fonctionnement idéal du Centre? Quel est son avenir à long terme ?

Le Conseil général de l'Allier met des moyens importants à la disposition du Centre afin que des expositions comme celle que nous avons montées autour de vos œuvres et que des ouvrages comme le catalogue de l’exposition voient le jour.

Le Centre tel que je le conçois doit être un lieu de mémoire, un lieu de vie, un conservatoire et un lieu d’apprentissage. Un lieu qui retrace pour toutes les générations convaincues de la dimension patrimoniale de l’image dans le livre pour enfants, l’histoire de la place de cette image. Un lieu de conservation, à l’instar des musées étrangers dédiés à cet art (Japon, Etats-Unis), avec une identité visuelle forte. Mais aussi un lieu vivant, animé, comme la Maison de Dick Bruna à Utrecht avec des ateliers réguliers, des Master Classes (nous en programmons une, avec Jean Claverie et les étudiants du Master édition de Nelly Chabrol Gagne à l’Université Blaise Pascal de Clermont-Ferrand pour février 2010). Un lieu de lecture sur le graphisme et l’illustration contemporaine, un lieu d’échanges, avec en projet un café librairie, un lieu où on trouverait à la vente le Petit-Bleu et Petit-Jaune de Leo Lionni, le Comp’Art de Sandrine Andrews, Des Couleurs et des choses, de Tana Hoban, les livres d’Antonin Louchard, ceux d’Hervé Tullet, des cailloux crayons artisanaux en provenance de Californie, des fagots de crayons fabriqués en Auvergne, des papiers à dessin…

Nous entamons cette année une collaboration avec l’Esaab, l’Ecole supérieure des arts appliqués de Bourgogne pour revoir l’identité visuelle de l’établissement, qui ne s’appellera peut-être plus Centre, pour revoir l’architecture intérieure et le design des produits (mobilier essentiellement).

Nous travaillons aussi sur un film consacré à l’histoire de la place de l’image dans le livre pour jeune public. Le scénario en sera proposé par un historien du domaine.

Enfin, nous réfléchissons à la réalisation d’un multimedia qui permettrait de proposer, grâce à la numérisation de quelques ouvrages, la lecture mise en scène et en voix de tel ou tel texte, enregistrée par les illustrateurs eux-mêmes.


ED : Comment concevez-vous les publications du Centre? Parlez-moi de votre collaboration avec les Editions Memo pour l'ouvrage de Solotareff. Pourquoi avoir présenté un "Imagier" plutôt que des oeuvres reflétant directement les livres de cet artiste ?

Il nous faut mener une politique d’édition rigoureuse (catalogues raisonnés, imagiers permettant de découvrir l’œuvre d’illustrateurs…), tant dans la conception que dans la réalisation des objets.

Je n’ai qu’un seul livre en permanence avec moi : Le monde à l’envers, d’Elisabeth Ivanovsky, édité justement par MeMo. Un livre précieux qui représente pour moi une parfaite rencontre de l’idée et de sa réalisation. Mon premier contact avec Christine Morault s’est fait peu de temps après l’exposition « Images d’Asie », au Centre, à l’occasion de la présentation de textes de la regrettée Lisa Bresner.

Le seul fait que Christine Morault ait choisi d’éditer un texte de Pascal Quignard était pour moi une invite à la confiance. Son catalogue est déjà un petit ouvrage qu’on garde jalousement. Je connaissais son goût pour la belle édition et la minutie apportée à la confection de chaque ouvrage.

C’est Grégoire Solotareff qui nous a présentées l’une à l’autre. C’est également lui qui a opéré…un choix d’images. Il voulait un parcours aléatoire pour le regard, même si le choix de chaque rencontre, de chaque vis-à-vis d’images était pensé, réfléchi, depuis la couverture et ce loup couleur « terre brûlée » jusqu’au « m’en fiche » des dernières pages. Grégoire Solotareff et Christine ont écarté l’idée de reproduire des images déjà parues dans les albums publiés. Le coût des droits, argumentaient-ils… Nous avons veillé à l’homogénéité de l’ensemble du volume et j’ai rédigé L’Histoire de l’Oiseau bleu, qui est, à la suite de la présentation de l’auteur, comme l’explicitation du sens donné à cette exposition.

L’exposition montrait à la fois les images publiées, puisque le plaisir du public était de retrouver Loulou, Mathieu ou Fifi bien entendu, mais aussi de découvrir les images de l’atelier de Grégoire Solotareff.

ED : Parlons maintenant d'Illustration. Comment définissez-vous ce terme ? Comment réagissez-vous lorsque des critiques parfois ne savent apprécier le travail des illustrateurs ? Nous entrons là dans le vif du sujet ! Pensez-vous que l'illustration contemporaine répond bien aux préoccupations sociales et politiques, aux états d'âme du moment ? L'Art doit-il être en prise directe sur une époque ?

L’enjeu, c’est l’image. Le terme d’illustration, qui est un nom d’action, engage déjà la contestation puisque, tel que nous l’utilisons ici, ce mot fait passer d’une pratique à un produit.

Pourquoi vouloir mettre en image ce que le texte suscite sans vouloir le dévoiler ? L’illustration ne devrait pas « voler » au lecteur l’image qu’il doit pouvoir librement se faire.

Je voudrais citer Elzbieta, à laquelle le Centre avait consacré sa toute première exposition. Dans L'enfance de l'art, en 2005, il faut relire ces quelques lignes : "L'album illustré est le conservatoire de l´imagerie narrative, de ses procédés et de ses styles. Là est un gisement fabuleux, accessible à tous où sont sauvegardés, sans exclusion ni rejets, bien vivants et à l'abri de l'oubli, nos manières d´organiser nos pensées, nos systèmes visuels, nos techniques picturales, autrement dit de vastes pans de notre culture.

L´imagerie des livres d´enfants est un art populaire au plein sens du terme, c´est-à-dire une de ses pratiques qui fonctionnent pour tous sans qu´il soit besoin d´expliquer". Un peu plus loin, Elzbieta ajoute : « L’intérêt du foisonnement de styles référés de l’illustration d’albums, en surcroît aux plaisirs nombreux et variés qu’il procure, tient dans le fait qu’il est un incomparable outil pour l’apprentissage des codes de la représentation. Sans même le savoir, celui qui déchiffre quelques livres illustrés se familiarise avec les langages picturaux. »

Je crois foncièrement à ce pouvoir du livre d’images de donner une première assise à la connaissance des arts.

Maintenant, votre interrogation est claire et plus vaste : l’art et le sens de l’engagement. Je suis tentée de reprendre ici les guillemets et de me faire l’écho de la voix de Picasso : « Que croyez-vous que soit un artiste ? Un imbécile qui n'a que des yeux s'il est peintre, des oreilles s'il est musicien, ou une lyre à tous les étages du coeur s'il est poète, ou même, s'il est boxeur, seulement des muscles ? Bien au contraire, il est en même temps un être politique, constamment en éveil devant les déchirants, ardents ou doux événements du monde, se façonnant de toute pièce à leur image. Comment serait-il possible de se désintéresser des autres hommes et, en vertu de quelle nonchalance ivoirine, de se détacher d'une vie qu'ils nous apportent si copieusement ? Non, la peinture n'est pas faite pour décorer les appartements. C'est un instrument de guerre offensive et défensive contre l'ennemi. »

J’ai beaucoup aimé travailler sur les relations entre poètes et artistes, ces « frères voyants du Surréalisme», comme l’écrivait Eluard dans les années 1930. Avec une fonction sociale évidente donc. Mais l’Art a le pouvoir d’aller bien au-delà : angoisse, épisodes d’excitation, cardiopathies psychosomatiques...

Le syndrome de Stendhal !

Qu’il soit dans la transgression, dans l’audace ou l’ardeur de la palette, qu’il ait le trait encanaillé qui donne la liberté de pourfendre, l’humour polytonal ou l’intimisme élégant, ce qui importe, c’est que l’art, y compris celui d’illustrer, ne nous laisse pas indifférents et qu’il soit comme le lieu de connivence exquise de l’intelligence et de l’émotion.

ED : Avez-vous observé une évolution certaine dans les livres-albums illustrés ? Leurs illustrations s'adressent-elles différemment aux enfants ?

Le statut de l’enfant a changé. La place de l’image également. Milton Glaser, Maurice Sendak, Leo Lionni, Tomi Ungerer, Chris Van Allsburg ont souhaité, comme vous-même, la subversion du bon goût, et ont transformé les objectifs, les problématiques et les technique de l’illustration. Et puis il y a un avant et un après Delpire, éditeur parfaitement unique.

ED: Donnez-moi cinq exemples précis de dessins qui vous ont particulièrement touchée ces dernières années, et pourquoi.

Vous m’obligez à exclure les peintures, soit. Je triche un peu pour mon premier coup de cœur qui n’est pas dessiné. Il s’agit du collage. A la source secrète de mes images élues, depuis plus de vingt ans, vous trouverez les collages de Max Ernst, ceux de Répétitions par exemple. En juin dernier, le Musée d’Orsay a consacré une exposition à de remarquables collages réalisés par Ernst au cours d’un séjour de trois semaines, en 1933, au château de Vigolano, en Italie, ancien fief des Visconti. La bibliothèque de la duchesse Ruspoli lui avait permis de se régaler de ces gros ouvrages illustrés de planches en noir et blanc de la fin du XIXe siècle qu’il affectionnait tant, faits d’informations zoologiques ou botaniques, de récits de voyages ... Et, imagier iconoclaste, il en avait découpé des fragments destinés à la recomposition impertinente de ses imaginaires.




Mon deuxième coup de cœur est d’actualité : j’ai été émue par les trente Lettres au père noël de Tolkien, avec des illustrations qui nous ramènent au temps savouré de l’enfance. Ces lettres ont été écrites pour ses trois fils et sa fille, chaque année, entre 1920 et 1943 et étaient supposément expédiées du Pôle Nord par le Père Noël lui-même ou l’Ours polaire. Les illustrations ont une saveur vraiment particulière.




Viennent ensuite plusieurs acryliques sur papier de Gérard DuBois, datées de 2001, 2002 ou 2003, qui est une vraie rencontre esthétique. Son «Anatomie d’une défaillance » ou « Le bain ». Il y a quelque chose de hiératique, de Balthusien, une gravité sertie dans la matière, comme fresque encore fraîche avec un peu de poudre de chaux sur les joues des enfants. Son Darwin, récemment paru, restitue bien cette densité.




Le Petit Chaperon rouge de Jean Claverie, dont les planches originales sont au Centre, a été réédité cette année par les éditions Mijade. Ce fut pour moi l’occasion de revoir plus attentivement les originaux. Le pastel sur papier velours du loup au regard tout de concupiscence, avec son blouson de cuir bien patiné, aux côtés du chaperon avec son sweet-shirt à capuche rouge en dit long sur la maîtrise technique et l’héritage artistique de l’illustrateur. Quelle lumière ! Mais la scène du loup gueule ouverte est également incroyable.




J’ai relu le Bear goes to town d’Anthony Browne qui est un artiste dont l’inventivité et, en même temps, le parfait classicisme, font certainement toute la force. Le « Stop », la marche des trois gardes profilés de façon très construite et qui renvoient à la mauvaise mémoire de la seconde guerre mondiale : des images fortes.






Bien entendu, il faudrait, parlant de mémoire, citer Innocenti et Rose blanche.


Emotion très personnelle encore, en trouvant au détour d’une allée du salon de Montreuil, l’an dernier, un ouvrage que j’avais, en son temps, rapporté dans mes valises de Séoul, avec la satisfaction de le découvrir enfin traduit et édité en France : Quatre points et demi, poème de Yun Seok-Jung avec des illustrations de Lee Young-Kyung, qui rappelle que dans les campagnes coréennes, on disait autrefois « points » pour « heures ». Poème en images où le temps est à la mesure du regard que porte une enfant sur le monde : fourmis, libellules... tout est à portée d’elle et plus rien ne s’écoule que le temps extérieur à son imaginaire.




Je pourrais encore citer votre colombe qui pleure, dans la Corne de brume.




Enfin, je souhaite dire mon admiration pour les enfants dessinés ou aquarellés de Philippe Dumas et pour les dessins de Sempé, du fluet cycliste, libre et léger comme un rien, au cœur de NY à la petite dame qui, sur le seuil de l’église, visant un rai de lumière qui vient baigner l’autel, fait un petit geste de la main en disant : « à dimanche prochain » !




ED : Et citez-moi quelques émotions fortes, des moments qui vous ont marquée au Centre.

Les moments forts sont souvent des rencontres : Pef, dont l’esprit revitalise un monde qui s’accommode de tout, les échanges d’idées avec ceux qui pensent– et ils se reconnaîtront !, comme moi, qu’il faudrait en tout un réarmement éthique et que ce qui est important c’est de collaborer, et peut-être d’œuvrer, avec des êtres probes, vifs et ardents, hélas bien rares aujourd’hui.

Les moments de montage et de démontage des expositions sont évidemment des moments de fébrilité réelle avec une bonne dose d’inquiétude partagée mais aussi miracles de dernier instant.

ED : Comment concevez-vous la scénographie d'une exposition ?

Elle a été très différente selon les expositions. Pour Grégoire Solotareff, nous avons souhaité une reconstitution de son atelier et la mise en scène de masques d'animaux, qu'il a spécialement conçus pour l'occasion et qui ont été mis en volume par une plasticienne. Le Théâtre du Tilleul, à Bruxelles, nous a autorisée à diffuser un enregistrement de Un jour, un loup et nous avions, grâce à Prima Linéa, des images de Grégoire Solotareff en train de dessiner les personnages de son film U ainsi que les bandes annonces de Loulou.

Pour « Ah ! La lettre… », nous avons choisi une mise en scène des objets liés à l’imprimerie et avons diffusé un film sur l’histoire du lien lettre-image.

Pour Philippe Dumas, imaginer l’atelier d’un bourrelier, mettre en scène Edouard avec sa charrette, retrouver la chambre du vieux Monsieur de l’album Odette, qui joue de l’accordéon dans le métro... Tout incitait à tenter de recréer un univers très personnel, y compris jusqu’à repeindre entièrement une salle dans un jaune ocre lumineux qui rappelle l’intérieur parisien de Philippe Dumas. Deux masques d’ânes ont été mis en volume par la même plasticienne et les enfants les pensaient vrais !

Plus nous avançons dans les scénographies d’exposition et plus je suis convaincue de la nécessité impérieuse d’accompagner le visiteur à travers les salles, de lui raconter une histoire, de lui montrer le geste de chaque créateur.

C’est un instant magique que celui du geste vu.

ED : Le Centre semble être une organisation bien huilée; il y a-t-il des anecdotes sur les "accidents" que le public n'a pas vus ? Quelles raisons de vous sentir découragée ?

Il serait désolant que les heures et les jours d’une « Responsable » conduise sa propre évaluation « scientifique » de sa démarche au constat de son incapacité, au motif de l’absence d’intérêt que sécréteraient les conditions dans lesquelles elle exerce quotidiennement son action, non ?

ED : Pourquoi n'existe t-il pas un Centre de l'Illustration à Paris ?  Le verriez-vous comme une concurrence ?

Il existe aujourd’hui un Centre international de l’illustration, qui est également Musée Tomi Ungerer, à Strasbourg, avec une collection permanente et des expositions temporaires et un Centre de l’illustration installé dans les murs de la Médiathèque André Malraux, toujours à Strasbourg, mais qui n’a qu’une collection permanente encore relativement modeste et qui se positionne davantage sur une problématique de lecture publique/accès facile aux œuvres.

Rien à Paris à ce jour mais peut-être quelqu’un cherche-t-il déjà un lieu? Quentin Blake cherche encore le sien à Londres, et sa House of illustration est aujourd’hui sur la Toile mais pas encore dans des murs.

Je crois qu’il faut être clair sur les missions de chaque lieu dédié à la valorisation des images dans les livres pour le jeune public.


Il existe à Paris plusieurs galeries qui font un travail tout à fait remarquable. Par ailleurs, des médiathèques, comme celle de l’Alcazar, à Marseille, développent une politique d’acquisition de planches originales.


A Bruxelles, le Wolf, est aussi un lieu qui fait partager le goût de la littérature illustrée.


Et Claude Ponti vient d’ouvrir en ligne son Muz, galerie d’art d’enfants.


Dans ce contexte, et pour demeurer un lieu spécifique, le Centre doit s’efforcer d’être lieu de référence pour l’histoire de l’image dans le livre illustré contemporain et lieu d’apprentissage.




ED : Comment développer la Communication du Centre de Moulins, pour qu'elle touche un public national ?

Elle touche déjà un public beaucoup plus large que le seul public du Département. Nos voisins du Puy de Dôme ou de la Haute Loire, de la Nièvre ou du Cher, des visiteurs de Paris, de Dijon, de Lyon, des bretons, des nantais, des néerlandais... ont déjà visité le Centre. Mais il nous faut développer les partenariats pour faire mieux encore, c’est évident. Et travailler, comme je vous le disais tout à l’heure, à une éventuelle redéfinition de l’identité visuelle de ce Centre, à une re-dénomination qui en souligne la spécificité, avec une charte graphique et une déclinaison de cette identité sur différents supports, qui en permette l’identification aisée. La refonte du Site Internet, des liens resserrés avec les partenaires naturels que doivent être les éditeurs, la recherche de nouveaux partenaires privés ou institutionnels, doivent permettre de conférer au Centre une visibilité extérieure faisant de lui un lieu à ne pas manquer.

ED : Avez-vous l'intention de faire venir des expositions de l'étranger, et d'exporter celles du Centre ?

Les possibilités d’action, comme je vous le disais tantôt, sont définies par les politiques élus du Conseil Général et conditionnées par les moyens que ce même Conseil met à disposition pour le secteur culturel. Ce secteur, en ce qui nous concerne, recouvre les actions du Musée Anne de Beaujeu et celles du Centre proprement dit, sous couvert d’une mutualisation des personnes et des moyens et d’une direction commune.

Cela étant précisé, importer ou exporter des expositions représente en soi un coût, des contraintes juridiques à observer et des difficultés pratiques de divers ordres.

Admettons que toutes ces gênes soient levées, la réalisation effective d’un tel projet passe par des relations avec des relais tels que Culture France, les représentations diplomatiques françaises à l’étranger ou les représentations diplomatiques étrangères en France. Important travail, s’il en est, mais qui est nécessaire si l’on veut assurer au Centre une visibilité au-delà du département et des frontières nationales.

L’exposition que nous vous consacrons actuellement partira pendant trois ans aux Etats-Unis.

C’est une première. Vous connaissez les obstacles qu’il fallut lever pour cela...

ED : Après deux ans à Moulins, êtes-vous une femme différente ?

Il me semble que chaque jour on est un peu différent, non ? Ces deux années passées au Centre auront, pour le moins, été denses et m’auront beaucoup appris sur le milieu de l’illustration et ceux ou celles qui, à un titre ou un autre, le fréquentent. Enrichissement personnel, indéniablement, mais, non moins incontestablement, affranchissement à l’égard d’un certain nombre d’idées toutes faites sur l’art et ses protagonistes.

ED : Une "Responsable scientifique" d'un musée comme celui de Moulins peut-elle y satisfaire sa créativité ? Avez-vous envie d'écrire, par exemple ?

J’ai tous les jours envie d’apprendre, de ne pas tricher et de ne pas m’ennuyer en accomplissant les devoirs de mon travail. Ne pas tricher, ni avec soi ni avec les autres en usant de faux-semblants ou de mots et de discours déconnectés de leur efficacité, être par conséquent fidèle à ma déontologie personnelle.

Apprendre parce que chaque jour nous fait passer, comme le disent les poètes, à travers des forêts de symboles, à décrypter et comprendre, en même temps qu’il nous expose au risque de nous heurter au mur qui borne notre esprit. Ne pas m’ennuyer, enfin, parce que, si comme le disait Jules Renard, la vie est courte, l’ennui l’allonge….


Ecrire, alors ? Certes, pour mieux comprendre, oui, encore et toujours. Car écrire, au même titre que voir et écouter n’est pas sans incidence sur la définition de l’humain. Et qu’il est impossible de s’intéresser à l’illustration, aux rapports unissant textes et images sans se poser la question de la représentation des idées, des êtres, des choses, d’un certain réel, de l’imaginaire, et du sens à donner à cette représentation à travers les différents media qui font de nous des acteurs engagés du monde contemporain, acteurs responsables du sens à donner à nos vies.