Hubert Ben Kemoun : «Les livres sont plus importants que les auteurs et les lecteurs plus importants que les livres.»
Les ados et la lecture 4
Les ados et la lecture 4
Hubert Ben Kemoun est un auteur français qui s'adresse à différents publics, notamment aux adolescents. Parmi son importante production, nous pouvons citer La fille seule dans le vestiaire des garçons, La fille quelques heures avant l'impact, et ses deux derniers romans policiers, Piégés dans le train de l'enfer et Piégés entre les murs de la nuit.
Laura Del Nostro: Comment qualifieriez-vous les adolescents d’aujourd’hui et la relation qu’ils entretiennent avec la lecture, notamment par rapport au monde numérique dans lequel ils évoluent?
Hubert Ben Kemoun : Ils sont aussi beaux et lamentables, solaires et insupportables que je l’étais à leur âge! Maintenant, même si le monde a changé, et vite, je crois que les jeunes lisent, mais différemment.
Je crois encore à la page qu’on tourne, mais rien ne me dit que nos petits-enfants n’éprouveront pas, un jour, une certaine sensualité à tourner ou afficher une page sur un écran. Je n’en sais rien et je m’en moque un peu. Quoi qu’il en soit, ils ne lisent pas moins que nous à leur âge, et pas seulement parce que l’offre est tellement plus riche. Seulement, ils accostent à la lecture avec des embarcations, par des quais et des courants différents.
Tous pareils et tous différents. Mon travail d’auteur m’a amené à rencontrer des enfants dans le monde entier. Ils n’ont pas la même religion, pas la même couleur de peau, ils ne mangent pas la même chose, ce ne sont pas les mêmes arbres qui poussent dehors, ils ne rêvent pas en observant les mêmes paysages… et pourtant: vous racontez la même histoire à des enfants du même âge dans ces pays distincts, et ils rigolent tous au même moment, ils ont la trouille au même moment. C’est très rassurant.
Les adolescents d'aujourd'hui savent dix fois plus de choses que nous n’en savions à leur âge. Mais leurs émotions et leurs sensibilités s’accrochent aux mêmes aspérités que pour nous. Ce n’est donc qu’une question d’histoires à leur raconter, de scénarios dans lesquels les faire entrer, pas une question du fond des choses.
Les jeunes semblent tout de même délaisser la lecture à mesure qu’ils entrent dans l’adolescence. Comment expliquez-vous une telle rupture et quels conseils donneriez-vous pour tenter de susciter l’envie de lire?
Daniel Pennac explique cela mieux que moi. En gros, quand ils sont petits, nous leur lisons des histoires sur l’oreiller, le soir avant le coucher. C’était un moment intime et un véritable cadeau d’amour. Voilà qu’au moment où ils commencent à savoir lire un peu tout seuls, on arrête cette lecture offerte. On descend au salon regarder la télévision, on les laisse avec le bouquin. Et le lendemain matin au petit déjeuner, on leur demande: «Tu as lu quoi? Combien de pages? Ça racontait quoi?» . Brusquement ce qui était un cadeau d’amour devient un enjeu pédagogique. Il ne faut pas s’étonner que l’enfant ait l’impression de se faire avoir. Et il a raison. J’ajouterai cette question simple: et ce môme qui désespère ses parents, voit-il ses parents lire?
C’est donc souvent topographiquement à ce moment-là que l’on perd des lecteurs.
De la même façon que le Petit Prince de Saint-Exupéry voulait qu’on lui dessine un mouton, nos enfants ont besoin d’histoires. Juste de vraies histoires. Mais attention, n’oublions pas que le Petit Prince n’aura droit qu’à une caisse dessinée, jamais à un mouton. C’est cela qui est puissant. Des histoires! Comme un cadeau! Quelque chose qu’il aime, mais surtout quelque chose qui laisse la place à son appropriation personnelle et à la construction de son imaginaire.Pour résumer, la question est donc d’abord la nôtre (auteurs, parents, précepteurs…). On y répond avec un peu de fierté, pas mal de confiance, une belle tranche d’ouverture et une bonne dose d’humilité.
Est-ce pour cela que vous parlez souvent de la désacralisation nécessaire des auteurs?
Les auteurs sont les maîtres du monde, mais ne sont pas des héros. Surtout pas des vedettes. Nos lecteurs ont – comme moi, peut-être comme vous – le droit d’oublier le nom de l’auteur qu’ils lisent, le titre du bouquin qui est sur la table de nuit. Par contre, ils se souviennent – c’est mon cas – de tel passage qui les a scotchés dans tel livre.
Les livres sont plus importants que les auteurs et les lecteurs plus importants que les livres. Des livres m’ont construit, mais pas tous les livres. Un livre n’est en rien sacré précisément parce qu’il ne touche personne de la même façon. Pour cette raison un lecteur devient un électeur (je veux dire qui choisit pour lui-même). Je sais, cette phrase peut sembler nulle et bien plate. Je veux dire que je pense que mes lecteurs, une fois mon ouvrage refermé, sont plus importants que cet ouvrage, même s’il les a bouleversés.
Qu’ils usent, abusent des prescripteurs pour faire leurs choix. Les bibliothèques – au prêt gratuit! – sont là pour tisser des toiles bienveillantes dans lesquelles les enfants pourraient se délecter à se laisser prendre.
Mais que répondriez-vous concrètement à un adolescent qui se demande: «Mais dans le fond, pourquoi faut-il lire»?
Concrètement? Mais parce que les livres qui t’attendent parlent de toi!
Parce que sans billet de train ou d’avion tu vas parcourir le monde, et même aborder des contrées incroyables – géographiques ou de l’esprit, de l’Histoire et de l’avenir – qu’aucune agence de voyage ne te proposera jamais. Parce que tu vas embrasser des garçons ou des filles, faire l’amour, faillir mourir, renaître, courir vite, sauter haut, plonger profond et t’élever! Parce que toi qui fais des fautes tous les trois mots, tu vas photographier des mots, des phrases, intégrer des répliques et que tout cela aussi t’aidera pour vivre dans la vraie vie, quand précisément, il sera temps d’embrasser, de faire l’amour, de faillir mourir dans la vraie vie! Parce que tu vas croiser des personnages qui vont sombrer dans des précipices et que cela pourrait t’aider lorsque tu trébucheras, à ne le faire que dans de petites ornières… Excusez-moi mais la liste est tellement longue… Ce que je tente de dire se résume avec la phrase de Fernando Pessoa : «La littérature est la preuve que la vie ne suffit pas».
Vous écrivez à la fois pour les petits comme pour les adolescents. Quelles sont les différences et les similitudes dans votre façon de travailler et de vous adresser à ces publics (thème, forme, fin de l’histoire…)? Et évitez-vous certains sujets, ou les adaptez-vous à vos différents destinataires?
On ne raconte pas une histoire à un gamin de 5 ans de la même façon qu’on la raconte à un adolescent de 15 ou 16 ans. Et on ne développe pas le même scénario pour ces deux publics. Maintenant, cela ne me dérange pas qu’on lise des histoires pour les petits aux adolescents, mais ça me dérange énormément qu’on lise aux petits des histoires pour les grands. Je n’ai pas à proprement parler de sujet tabou, mais je sais que j’écris avec mon éthique personnelle. Pas pour faire le buzz… Il y a des sujets que je ne veux pas, ou plutôt que je ne saurais pas aborder. Je ne souhaite pas en faire état ici. Je peux dire simplement – et c’est une évidence – que je me dois d’être crédible dans mes histoires et cela dans tous les domaines. Si sont utilisés parfois des mots interdits dans les répliques de mes personnages, ce n’est pas pour faire jeune, c’est pour sonner juste. Je n’utilise pas la violence pour faire rock’n’roll, mais parce qu’elle sert des passages de mes scénarios. Evidemment la construction de ma phrase, la complexité du scénario, les introspections et latéralités de mes personnages ne sont pas les mêmes si le livre est destiné à un apprenti lecteur ou un lecteur débutant, ou si je le destine à un collégien ou un lycéen. Mais faites confiance aux auteurs, et pas seulement parce que leurs textes sont passés au tamis des éditeurs, ils savent où ils vous emmènent. Alors ça va pleurer, ça va avoir mal, ça va douter, mais à la fin, ça va (ça doit selon moi) finir ouvert, ça doit vivre, ça doit avoir de l’espoir et ça va donner envie de se jeter dans la vie. André Breton parlait de «lis tes rature», cela n’a rien à voir avec le côté abominablement sale de mes brouillons. Rien. Cela veut dire que pour qu’il y ait une histoire il faut que ça rate! Ce ne sont pas les mêmes ratages pour les petits que pour les grands, c’est tout.
Dans un monde où l’image a de plus en plus d’importance, que pensez-vous des albums pour adolescents? Avez-vous déjà songé à en écrire?
Je l’ai fait, et avec plaisir, dans un roman graphique intitulé A samedi! illustré par Zaü. Mais je répète que j’aime bien que des ados lisent certains de mes albums. Je pourrais citer Le tatoueur de ciel illustré par David Sala, ou L’œuf du coq illustré par Bruno Heitz, qui sont des ouvrages loin d’être uniquement pour les enfants de primaire.
Vous ne croyez pas au «livre médicament». Pourriez-vous définir cette notion? Selon vous, quel est l’impact du livre sur un lecteur?
C’est justement parce que je ne connais pas l’impact de mon livre que je ne crois pas au «livre médicament». Qu’est-ce que j’en sais moi que c’est tel passage ou tel autre qui va toucher ce lecteur et ennuyer cet autre? Ils ont tous les deux raison! Et comme moi aussi, j’ai raison, puisque je crois leur avoir écrit «une histoire géniale», nous sommes tous les trois très mal barrés…
Ce que je veux dire c’est que je ne crois pas à cette demande de parents en librairie «mon fils vient de perdre sa grand mère, indiquez-moi un ouvrage pour l’aider» ou bien «ma fille va avoir une petite sœur, vous avez quoi à me proposer pour lui permettre de passer ce cap?». Bien sûr les libraires, les bibliothécaires connaissent parfaitement leur travail, mais moi auteur j’ignore ce qui sonne bien ou mal pour celui-ci ou celui-là. Je ne sais qu’une chose, quand j’ai écrit ce passage drôle, il m’a fait rire, ce chapitre angoissant m’a réellement fait peur lorsque je l’ai construit, et cette scène d’amour m’a ému à la rédaction et à la relecture. C’est bien suffisant puisque justement, le reste, tout le reste appartient à mes lecteurs. Qu’ils en fassent ce qu’ils veulent. Je leur fais confiance.