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Afriques, comment ça va avec la littérature jeunesse?

Malheureusement absent du récent salon Livre Paris pour des raisons financières, le pavillon «Lettres d’Afrique» avait réuni, lors d’une discussion organisée pendant la dernière Foire du livre de Francfort, trois éditrices francophones sur le thème de la littérature jeunesse. Dominique Petre était alors assise au premier rang.

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Dominique Petre
16 avril 2019

La «Buchmesse» de Francfort accueillait en octobre dernier un nouveau pavillon, celui des «Lettres d’Afrique». Déjà présent aux salons Livre Paris de 2017 et 2018 – mais malheureusement absent de l’édition 2019 – ce nouvel espace à la fois lieu de discussion et stand collectif était le fruit d’une collaboration entre l’Agence Culturelle Africaine, les éditeurs AfricAvenir, Subsahara Verlag, le African Books Collective et le Bureau international de l’édition française (BIEF). Le pavillon, qui accueillait à Francfort des acteurs de dix-neuf pays africains, mais aussi des Caraïbes et du Pacifique, entendait favoriser les échanges et offrir une visibilité accrue aux éditrices et éditeurs africains. Surtout, il ambitionnait de donner envie de lire et d’écrire l’Afrique. Mission accomplie lors d’une discussion qui rassemblait trois éditrices francophones particulièrement dynamiques dans le secteur de la littérature jeunesse: Corinne Fleury (Atelier des Nomades, Maurice) Marie-Paule Huet (Ganndal, Guinée) et Yasmin Issaka-Coubageat (Graines de Pensées, Togo).

Une littérature orale très riche mais qui a tendance à se perdre.

«Nous possédons une littérature orale très riche mais qui, en l’absence de traces écrites, a parfois tendance à se perdre», explique Corinne Fleury, qui a fondé la maison d’édition franco-mauricienne Atelier des Nomades. «Nous avions fait le constat qu’il y avait très peu de livres jeunesse de qualité alors que les auteurs étaient là», poursuit la jeune éditrice. Le Prix Nobel de littérature Jean-Marie Gustave Le Clézio disait que Maurice détenait le record du nombre d’écrivains au m2. Ce foisonnement littéraire serait-il également valable dans le secteur jeunesse? Quand l’Atelier des Nomades engage la romancière Shenaz Patel pour des recueils d’histoires comme Contes de l’île Maurice (superbement illustrés par Sébastien Pelon) ou Le bestiaire mauricien (ici les belles images sont signées Emmanuelle Tchoukriel), la qualité est effectivement au rendez-vous. Même si l’on n’associe pas toujours Maurice avec édition: «L’an dernier, sur ce même salon, un éditeur m’a dit Ah, on produit des livres sur votre île?. Les gens ne pensent qu’à nos plages», sourit Corinne Fleury. Pourtant, quand elle crée l’Atelier des Nomades en 2010, la concurrence existe: «On compte quatre éditeurs à Maurice dont deux dans le secteur jeunesse». Peut-être aussi parce que ceux qui profitent des plages sont enclins à ramener un livre sur le dodo dans leur valise?

Offrir aux jeunes lectrices et lecteurs des livres qui leur sont proches.

Corinne Fleury précise: «Notre ligne éditoriale est très claire: nous voulons parler de nous, de notre histoire et de notre culture». C’est ainsi qu’après plusieurs albums sur le fameux dodo et autres animaux de l’île Maurice, un abécédaire tropical est en préparation.

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Sébastien Pelon avec «Le dodo aux plumes d'or» (© Dominique Petre); «Le bestiaire mauricien» (© Atelier des Nomades); un abécédéaire tropical en préparation (© Atelier des Nomades © Sandrine Monnier)

C’est une des particularités de l’Afrique: les enfants sont souvent condamnés à lire des livres qui reflètent une culture occidentale, et souvent écrits dans un français qui leur est étranger même s’ils sont francophones. Bien sûr, ces livres permettent de s’ouvrir au monde, mais ne vaut-il pas mieux se construire avec des produits culturels propres avant de pouvoir regarder comment cela se passe ailleurs?

C’est l’avis de Marie-Paule Huet, directrice littéraire au sein des éditions Ganndal à Conakry et véritable pilier de littérature jeunesse en Afrique francophone. Ganndal est la plus ancienne maison d'édition de Guinée, les livres pour enfants et adolescents représentent près de 50% de son catalogue. Marie-Paule Huet a mis sur pied des «défis-lecture» pour les écoles, elle a participé à l’organisation du Salon international du livre jeunesse de Conakry, une ville qui avait été désignée capitale mondiale du livre en 2017 par l’Unesco. La directrice littéraire explique: «Chez nous, bien sûr, les histoires ont une part d’universalité sinon elles ne fonctionneraient pas, mais il y a une notion de livre miroir qui est très forte». Même si ce miroir n’est pas toujours fidèle à cent pour cent. Ainsi, l’illustratrice de l’album L’orage, Irina Condé (le texte est de Kidi Bebey), a décidé de dépeindre une ville bien plus propre que la capitale guinéenne. «On peut difficilement lui en vouloir d’embellir ainsi quelque peu la réalité», sourit l’éditrice.

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Kidi Bebey avec «L'orage» (© Dominique Petre); les éditrices francophones à Francfort en 2018 (© Dominique Petre)

Responsable éditoriale de la maison d’édition Graines de Pensées au Togo, Yasmin Issaka-Coubageat est pour la troisième fois à la Foire du livre de Francfort et pense comme les autres éditrices francophones qu’il est très important d’offrir aux jeunes lectrices et lecteurs des livres qui leur sont proches. «Nous avons souhaité dès le début mettre en valeur notre patrimoine, pas seulement éditer des contes mais aussi des livres documentaires». Un exemple de conte traditionnel revisité et publié en 2005 par Graines de Pensées: La belle ensorcelée de Koffivi Assem, inspiré de La belle au bois dormant de Charles Perrault.

«Très vite notre démarche a été panafricaine, nous avons notamment travaillé avec Ganndal en Guinée ou Eburnie en Côte d’Ivoire», explique Yasmin Issaka-Coubageat. Pour l’éditrice togolaise, la littérature jeunesse est un enjeu essentiel: «Nous voulions contribuer à l’expression de l’Afrique. Les enfants sont les baromètres de la société, nous avons voulu nous adresser à eux avec des livres abordables financièrement.» Cela aussi constitue une grosse difficulté en Afrique: comment réaliser des livres de qualité mais extrêmement bon marché?

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L'étagère des éditions Graines de Pensées (© Dominique Petre); Koffivi Assem avec «La belle ensorcelée» (© Dominique Petre)

Comment développer le réflexe lecture quand les livres sont absents?

Il y a d’autres obstacles à la lecture des enfants africains: «En Guinée il est difficile de faire lire des enfants dont les parents sont analphabètes», explique Marie-Paule Huet, «et le réflexe d’acheter des livres pour les enfants n’est pas encore présent». Comment développer le réflexe lecture quand on n’a aucun livre à la maison, quand il y en a parfois que très peu à l’école?

«Et en Guinée même si le français est la langue officielle, il n’est jamais la langue maternelle», ajoute Marie-Paule Huet. Autre particularité d’un continent où la grande majorité des enfants sont scolarisés dans une langue qu’ils ne parlent pas à la maison. Les éditrices rassemblées à Francfort sont unanimes:  il est essentiel que la production de livres jeunesse reflète le multilinguisme oral et que les enfants apprennent aussi à lire leur langue maternelle. Seule cette langue pourra sans doute transporter un contenu culturel proche des jeunes lectrices et lecteurs. Dans ce contexte, le rôle de l’album, où les images vont attirer l’enfant et lui raconter tout autant l’histoire que le texte, n’en est que plus important.

Un exemple d’une édition multilingue et d’un album qui a réussi à se hisser sur la «liste d’honneur 2018» de l’Union internationale pour les livres de jeunesse (IBBY) est Le secret de Nyanka, édité par les éditions Bakame (Rwanda) en kinyarwanda, français et anglais.   

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Le secret de Nyanka (© Bakame); Marie-Paule Huet avec «Les chimpanzés de Bossou» et «Le voyage de papa» aux éditions Ganndal (© Dominique Petre)

La distribution reste l’épineux problème de l’édition.

Alors que Corinne Fleury se réjouit du bon réseau de librairies existant à Maurice et de la présence des livres qu’elle édite dans les supermarchés de l’île, Yasmin Issaka-Coubageat regrette l’absence de «vraies» librairies au Togo: «C’est du dépôt-vente et les vendeurs ne sont guère motivés», explique-t-elle. «Pour le réassort, si je ne vais pas chez eux pour me rendre compte que les livres ne sont plus disponibles, ils ne me préviennent pas». Comme souvent en Afrique, il faut faire preuve de débrouillardise: «Nous sommes créatifs et n’hésitons pas à vendre nos livres dans des quincailleries», sourit l’éditrice togolaise.

Le numérique offre évidemment de l’espoir devant la faiblesse des canaux de distribution des livres sur le territoire. «On a constaté que les jeunes avaient des smartphones alors on a voulu être présents dans le domaine numérique aussi», raconte Marie-Paule Huet, «et l’avantage c’est que l’on sait exactement quels titres ont du succès». Comme par exemple un roman pour ados qui a pour thème les premières règles, En attendant la lune… (voir les coups de cœur des éditrices francophones).

Malgré les difficultés, des progrès ont été réalisés.

Malgré les difficultés, les éditrices restent positives: les défis de l’édition jeunesse en Afrique subsistent mais les progrès réalisés sont considérables. La Guinée s’apprête à organiser la seconde édition d’un salon du livre jeunesse; à Maurice un premier a récemment été mis sur pied par l’Atelier des Nomades; enfin, le Togo possède une politique nationale du livre: le bilan est donc loin d’être négatif. «Nous avons décidé très vite de privilégier la qualité à la quantité et nous n’avons pas à rougir de notre production», conclut Yasmin Issaka-Coubageat.

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Chimamanda Ngozi Adichie à la Foire du livre de Francfort en 2018 (© Dominique Petre); «Chère Ijeawele ou un manifeste pour une éducation féministe» (© Gallimard)

Autre signe que des choses changent pour le mieux: quelques jours avant la discussion sur le pavillon «Lettres d’Afrique», c’est à une écrivaine nigériane, Chimamanda Ngozi Adichie, qu’était revenu l’honneur de tenir le discours d’ouverture lors de la conférence de presse de la Foire du livre de Francfort. Avec son Chère Ijeawele ou un manifeste pour une éducation féministe, la romancière a indirectement écrit un livre pour les enfants, en passant par ceux qui les éduquent. Son invitation, tout comme l’existence du nouveau pavillon «Lettres d’Afrique», était aussi réjouissant qu’a été décevante l’absence de stand collectif africain au salon Livre Paris 2019 qui vient de fermer ses portes. Reste à espérer que la saison culturelle africaine annoncée pour 2020 par le président français Emmanuel Macron permette de faire renaître le pavillon et d’élargir ainsi son horizon.

Les coups de cœur des éditrices francophones:

1. Tizan et le loup, Amarnath Hosany, Véronique Massenot et Solen Coeffic, Atelier des Nomades, Maurice, 2018
Un album
 
choisi par Corinne Fleury.

«Tizan et le loup est mon coup de cœur pour son mélange d’ici et d’ailleurs. Tizan est un personnage de la littérature orale de Maurice et dans cette histoire d’Amarnath Hosany et Véronique Massenot, superbement illustrée par Solen Coeffic, il rencontre une petite fille qui pourrait bien être le Petit Chaperon rouge…»

2. En attendant la lune…, Mabety Soumah, Ganndal, Guinée, 2017
Un roman pour ados choisi par Marie-Paule Huet.

«Ce livre ose aborder le sujet encore tabou des premières règles et de la puberté. En donnant la parole aux jeunes filles, aux parents et aux médecins, la jeune Mabety Soumah lève le voile sur les bouleversements psychologiques et physiologiques qui marquent l'adolescence. En Guinée beaucoup de garçons lisent ce livre pour s’informer sur un thème dont on ne leur parle jamais.»

3. Nanas Benz: parcours de vie, Dalé Hélène Labitey, Graines de Pensées, Togo, 2014
Un documentaire choisi par Yasmin Issaka-Coubageat.

«Ce livre brosse une galerie de portraits des “nanas Benz”, ces femmes d’affaires intraitables qui géraient le commerce des tissus, appelées ainsi parce qu’elles roulaient dans de grosses voitures. Dalé Hélène Labitey raconte le parcours de ces commerçantes émancipées qui ont fait de Lomé la capitale du pagne».

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Trois coups de cœur: «Tizan et le loup» (© Atelier des Nomades); «En attendant la lune...» (© Ganndal); «Nanas Benz: parcours de vie» (© Graines de Pensées)