Rencontre avec Laurent Corvaisier, un humain qui peint de la poésie jeunesse
Quand littérature jeunesse rime avec poésie 3
Quand littérature jeunesse rime avec poésie 3
«L’art de Laurent Corvaisier refonde le jardin pictural de nos origines. Il nous le tend comme un miroir d’eau. Comment alors ne pas monter dans sa barque?». Avec ces mots empruntés à Alain Serres, plongeons dans l’univers tentaculaire de Laurent Corvaisier.
Monique Kountangni: D’entrée de jeu, comment réagissez-vous si je tente – sans doute est-ce peine perdue – de vous définir comme un artiste polymorphe, vous qui avez illustré plusieurs livres et recueils de poésie, ainsi que des pièces de théâtre et des albums plus classiques?
Laurent Corvaisier: Quand on me demande de me définir, je dis souvent que je suis un peintre qui réalise des livres pour les enfants et les grands. Ce que j’aime avant tout dans mon métier, c’est de pouvoir passer d’une illustration pour le journal Le Monde à un mur peint pour une médiathèque. Actuellement, je fais une expo de mes paysages sur bois à la Galerie Héloïse, dans le treizième arrondissement de Paris. La richesse de mon activité artistique est la diversité.
En vous focalisant sur le lien entre illustration et poésie, comment approchez-vous un texte poétique lorsqu’il vous est proposé pour être illustré? L’approchez-vous différemment d’un album classique?
La poésie, c’est ce que je préfère illustrer. Je n’ai pas besoin de suivre un personnage tout au long d’une histoire. Bien au contraire, d’une page à l’autre l’univers change. Comme mes images, la poésie est symbolique. Je l’aborde bien sûr différemment d’un album classique où je dois suivre une histoire, des lieux et des personnages que l’on retrouve tout au long du texte. Avec la poésie, je suis plus libre. Mon espace de création est encore plus grand. Mon travail plastique est avant tout métaphorique. Je ne suis pas un illustrateur satirique ou humoristique.
Comment décririez-vous votre lien avec la poésie en général et avec la poésie jeunesse en particulier?
Je ne fais pas de différence entre la poésie jeunesse et la poésie en général. Par exemple, aux éditions Rue du Monde, les poèmes que j’ai illustrés de Robert Desnos – Le pélican – ou de Guillaume Apollinaire – Il y a – sont des textes universels. Par ailleurs, quand j’illustre, je ne pense pas particulièrement aux enfants ou aux adultes. Je me focalise sur mon travail de peintre et d’illustrateur. Les enfants, dès 6-7 ans, voient très bien les choses et sont capables de reconnaître le travail spécifique d’un illustrateur. Pour moi, la poésie est imagée. Elle me permet rapidement d’associer des éléments graphiques entre eux. C’est une véritable source d’improvisation.
En tant qu’illustrateur, pensez-vous qu’il y ait (encore) de la place pour la poésie jeunesse aujourd’hui et à l’avenir? Quelles formes prend-elle cette poésie dans votre monde?
La poésie est essentielle dans mon monde. Elle me permet de respirer et de voir, à ma façon, le monde qui nous entoure. Comme la poésie, je pense que le travail du peintre ou de l’illustrateur doit être décalé et en marge. Je dis souvent que je lis et relis un texte poétique puis je l’oublie pour pouvoir avoir une marge de liberté.
La poésie, je la vis au quotidien. Mon choix d’utiliser une gamme de couleurs vives, des aplats de couleurs ou des motifs géométriques est déjà un acte poétique. Je suis convaincu qu’il y aura toujours une place pour la poésie jeunesse. Des éditeurs comme Alain Serres la défendent au quotidien.
Comment naissent les images que vous posez sur les mots d’autrui? Collaborez-vous de manière plus ou moins étroite avec l’auteur/l’autrice? Vous laissez-vous plutôt imprégner, en solo, par les mots, avant de laisser émerger les images sans communiquer avec l’auteur/l’autrice?
Pour la réalisation d’illustrations pour un recueil de poésie, toutes les stratégies sont possibles. Si je prends l’exemple de mon dernier album, L’appel du large, aux éditions A pas de loups, l’autrice, Cathy Ytak, a souhaité me rencontrer et échanger avec moi. Elle voulait, en particulier, que je limite ma gamme colorée à deux ou trois couleurs. Cela m’a paru une très bonne piste dont j’ai tenu compte dans mes images. Dans mon travail, j’ai remarqué que quand les couleurs sont limitées, mes images sont plus fortes et plus immédiates pour le lecteur/la lectrice. Avec Cathy, nous avons aussi parlé ensemble de ce texte poétique pour que je ne parte pas sur de fausses pistes. À partir de notre rencontre, j’ai commencé à réaliser mes images à la peinture et à l’encre de Chine noire. En général, je ne fais pas d’esquisses préparatoires, je préfère travailler plus librement et directement. Le plus souvent, je suis l’ordre chronologique du poème.
Vous m’avez confié avoir envie de dire quelques mots supplémentaires de L’appel du large. Dans le contexte de cette interview qui se penche spécifiquement sur le lien entre illustration et poésie, qu’avez-vous envie d’ajouter?
J’ai beaucoup aimé travailler sur L’appel du large car le texte est court et puissant. La structure d’une ligne ou deux de texte sur une page m’a permis de réaliser de grandes images sous forme de panoramas. Le sujet principal de ce texte étant la mer, j’ai souhaité qu’elle soit présente à chaque double page; moi qui suis né au Havre, au bord de la mer, la présence de l’eau m’est familière.
Par ailleurs, j’ai aussi aimé que ce texte de Cathy Ytak soit souvent à double sens. Le titre même, L’appel du large, peut être lu à double sens: c’est à la fois l’idée de partir, de quitter la terre pour un nouveau monde, mais c’est aussi, par exemple, le cri des gens qui se retrouvent en pleine mer et crient à l’aide après avoir quitté leur pays pour fuir la guerre.
Que souhaitez-vous ajouter?
Ce que j’aime avant tout dans mon métier d’illustrateur, c’est de pouvoir donner aux lecteurs·rices ma façon de voir. Illustrer, ce n’est pas seulement dessiner. Toutes mes émotions, mes rencontres, mes voyages apparaissent d’une façon ou d’une autre dans mes albums. Ce lien graphique existe dans tous mes livres. Ce n’est qu’une façon de voir, c’est seulement la mienne, mais je suis content qu’elle devienne universelle grâce aux livres quand les lecteurs·rices les découvrent.
Merci, cher Laurent, pour votre générosité poétique et votre vision colorée du monde.
Image de vignette: image intérieure de L'appel du large (© A pas de loups)