Le barrage

Un format à l’italienne aux belles dimensions sert magnifiquement cette création signée Daniel Fehr pour le texte et Mariachiara Di Giorgio pour les illustrations. Celle-ci exploite la double-page pour déployer le décor d’une incroyable après-midi de jeu au bord d’un lac. Trois enfants, deux sœurs et leur frère plus jeune, décident de s’atteler à la création d’un barrage entre les deux rives proches d’un petit bras d’eau. Tout en unissant leurs efforts, les enfants imaginent en parallèle une aventure où pêcheurs, pirates et même un bateau royal longent leur ouvrage et, répondant aux injonctions des jeunes bâtisseurs, viennent leur prêter main forte… En amont d’un texte fort qui abolit d’emblée tout écart entre réel et imaginaire, à la manière d’un James Barrie, l’illustratrice met en place le décor : l’évocation d’une lumineuse après-midi, où l’ombre des arbres protège les enfants du soleil dont la chaleur irradiante nimbe l’horizon de l’autre côté de l’eau d’une palette de jaunes dont l’intensité s’affirme au fil du jour pour virer peu à peu à l’orange. Et puis le soleil décroît et avec lui la lumière au fur et à mesure que le barrage s’élève. Un barrage dont les blocs de pierre apportés avec effort par les enfants sont autant d’insertions de papiers collés aux motifs variés reproduisant la diversité de taille, de composition, de couleur des roches, tandis que sur les berges herbeuses du ruisseau deux arbres au tronc noueux penchent leur silhouette comme deux larges et sombres rideaux de scène. 

À l’avant-scène, sur le barrage, le jeu s’installe et l’imagination de Mariachiara Di Giorgio surenchérit sur la proposition de Daniel Fehr, anticipant le texte pour installer l’illusion dans le décor, en usant de l’aquarelle pour créer le mirage d’un bateau de pêche qui croise Nessie, ou d’un vaisseau du Grand Siècle toutes voiles dehors, le roi lui-même à la proue. Et puis, voilà qu’un navire pirate attaque l’embarcation royale ! Les motifs comme les personnages sont quant à eux dessinés, découpés et collés sur le site, comme pour une démonstration de la mise en scène qui s’opère sous les yeux du lecteur, renforçant la double illusion du jeu suggéré par le texte et interprété dans un jeu imaginé par l’illustratrice.   

Les fillettes Faustine et Lily excellent dans leur fonction de bâtisseuses, ne s’en laissent pas conter, et mènent leur entreprise de main de maître : elles disciplinent tout leur petit monde tambour battant, et seul un évènement imprévisible vient toutes et tous les culbuter dans l’eau fraîche ! L’artiste alors rapproche le point de vue, immergeant le lecteur dans la vague avec ses héroïnes et leur petit frère, un peu pitoyables dans l’encadrement de la porte devant laquelle les attend une maman de dos les poings sur les hanches. On les retrouve enfin confortablement installé·e·s sur le canapé, emmitouflé·e·s dans couvertures et serviettes colorées, pour commenter cette après-midi enchantée. Ne serait la silhouette inattendue qui se détache dans la lumière dorée derrière la vitre, on pourrait croire que le jeu s’arrête là…

Une démonstration magistrale de l’art de l’interprétation illustrée et la promesse d’un moment de lecture magique !