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Face à face avec Maeva Rubli

Le 5 juin dernier, l’autrice et illustratrice Maeva Rubli a ouvert sa porte et un peu de son cœur à Ricochet. La Bâloise d’adoption, qui a aussi choisi la cité rhénane pour sa proximité avec son Jura natal, nous a reçus dans ses lieux de création et nous avons posé notre dictaphone 2.0 sur la table de sa pièce à vivre. Sous le regard d’une gigantesque plante verte aux allures tropicales, Maeva Rubli nous a parlé de son amour des livres et des plus jeunes, mais aussi de son projet en cours, auquel nous avons eu la chance de jeter un coup d’œil, admiratifs.

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Elinda Halili
10 juillet 2024

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Pour Maeva Rubli, le dessin est essentiel au quotidien (©Damien Tornincasa)

Née en 1996, Maeva Rubli a accompli ce que beaucoup d’entre nous n’accompliront pas, même plus avant en âge. Pourtant, celle qui à même pas 30 ans a remporté une Pomme d’or pour son album Face à face et qui aime rappeler l’importance des jeunes années, ne prend personne de haut. Lorsque nous lui avons demandé ce que les enfants et les jeunes d’aujourd’hui lui évoquaient, elle a simplement répondu: «Je crois que mon regard est plutôt curieux que jugeant. D’ailleurs, je ne me sens pas tellement différente des enfants». 

C’est donc la clé? Picasso disait que retrouver une créativité proche de celle de l’enfance nécessitait un travail acharné. L’autrice et illustratrice dévoile, elle, que le processus créatif lui donne un peu la sensation de revenir à cette période bénie – ou du moins qui devrait l’être. Maeva, plus qu’une «grande personne», est la complice des jeunes. Elle invente des histoires et des univers pour et grâce à elles et eux. Celle qui n’oublie pas de consacrer des moments à son jeune public, notamment au travers d’ateliers, dit de lui, enthousiasmée qu’«en passant du temps ensemble, on remarque qu’on a tellement de choses à partager avec les enfants, même des discussions!».

Observant la jeunesse avec humilité, Maeva est convaincue que nous sommes des refuges les uns pour les autres, lorsque l’on a de bonnes intentions. «Les enfants ressentent plutôt bien ce qu’ils peuvent partager et avec qui ils le peuvent», dit-elle. Elle prend plaisir à voir les nouvelles générations évoluer vers plus d’ouverture et de tolérance, notamment par le biais de mouvements qui l’ont, elle aussi, portée. «Je me rends compte que ceux qui viennent juste après ma génération parlent beaucoup plus librement, notamment de leur santé psychique, et je trouve cela très impressionnant», confie-t-elle, ravie que la parole se libère.

Lire le monde
Justement, Maeva Rubli est une «médiatrice» et parle de l’art et de ses livres comme d’un passage entre soi et le monde réel, et/ou vice versa. Enfant, la fiction était pour elle un refuge. «J’ai toujours beaucoup aimé les livres, dévoile-t-elle. Je les lisais d’ailleurs parfois en cachant les images parce que j’avais envie de les imaginer moi-même». Petite, elle se rêve écrivaine. Elle trouve finalement sa voie dans l’illustration, qui est devenue une manière de raconter des choses difficiles à comprendre, une manière plus libre et libératrice de s’exprimer. «J’ai découvert que le métier d’illustratrice s’apprend et l’envie de communiquer à travers les livres est restée», explique-t-elle.

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La plupart du temps, Maeva Rubli travaille à domicile et s'est aménagé un espace de travail dans son appartement (©Damien Tornincasa)

La jeune femme écrit, dessine depuis toujours. Elle décrit ces formes d’expression comme un moyen et une manière de décrypter le monde. «Je pense que j’étais une enfant très sensible, qui se posait beaucoup, beaucoup de questions», les livres sont une fois de plus des fenêtres, aussi bien sur de grandes réalités que sur des détails à côté desquels nous passerions s’ils n’existaient pas. Plus tard, Maeva Rubli raconte dans un éclat de rire qu’elle «“volait” des livres pour adultes» – et nous ne lui en voudrons pas – pour assouvir sa curiosité et nourrir cette sensibilité dont elle ne savait pas toujours quoi faire.

«Je pense que la littérature jeunesse est la plus importante au monde», nous répond-elle lorsqu’on lui demande pourquoi c’est le domaine qu’elle a choisi. «Cela m’étonne toujours qu’elle soit parfois dénigrée, pas prise au sérieux», continue-t-elle. Celle pour qui créer des ouvrages jeunesse est naturel le fait aussi avec une vraie conviction. Les jeunes sont indéniablement le futur et leur offrir des histoires riches et enrichissantes est une mission à prendre au sérieux.

Pour les créer, Maeva Rubli se décentre, pour se mettre à la place de son public et se focalise sur le message qu’elle veut transmettre, consciencieusement. «Je fais des allers-retours entre le monde des enfants et le mien, de manière presque espiègle», dévoile-t-elle. Elle les côtoie, discute avec eux et écoute leurs besoins, leurs envies ou leurs questions.

Face à face: là où les montagnes se rencontrent
Définitivement, la voie choisie s’avère être la bonne. Face à face, qui retrace le parcours d’Anisa Alrefaei Roomieh ayant dû quitter la Syrie pour rejoindre la Suisse, est une rencontre de deux sensibilités qui paraissaient prédestinées à se côtoyer sans trop se mélanger, réunies par on ne sait trop quelles forces. Les deux artistes ont entrelacé dans cet ouvrage intime, sans tabous et pourtant d’une tendresse infinie, les poèmes de l’une (Anisa) aux dessins de l’autre (Maeva) pour plonger les lectrices et lecteurs dans la vie d’une femme et de sa fille à naître, toutes deux en exil. Maeva Rubli parle de cet ouvrage comme d’une rencontre improbable entre deux mondes, d’un chemin inspirant les menant l’une vers l’autre. «Anissa m’a transmis l’envie de montrer que, malgré une situation difficile, on peut rire, on peut partager des sentiments qui donnent de la force», dit la jeune femme. 

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Composé à quatre mains, «Face à face» est une belle rencontre entre l'illustratrice et la poétesse Anisa Alrefaei Roomieh (©Antipodes)

La talentueuse vingtenaire ne se perçoit pour autant pas comme le porte-voix de la jeune Syrienne et insiste sur le fait que Face à face est une collaboration. «Anisa a beaucoup de choses à dire et a les capacités de le dire», précise-t-elle. «Aider» implique bien souvent une notion de hiérarchie à laquelle Maeva Rubli refuse de prendre part, ici encore. Elle nous rappelle en passant que nous vivons dans un monde qui demande beaucoup pour parvenir à en devenir pleinement actrice ou acteur. L’humanité de l’autrice-illustratrice est contagieuse.

Curieusement, Face à face a été édité dans des formats différents en Francophonie et en Suisse alémanique. Alors que l’ouvrage en français nécessite pas mal de place dans un sac à main, il est en tout petit format outre la «frontière de rösti». Initialement, Maeva Rubli avait créé de petites maquettes au format A6, conservé presque tel quel outre-Sarine. «Cela donne quelque chose d’intime, qu’on peut garder sur soi», décrit Maeva Rubli avant d’ajouter: «puis, le coût est vraisemblablement moindre», avec la douce authenticité que l’on commence à lui connaître. 

 «L’ouvrage n’était pas forcément destiné à être publié», nous raconte la jeune femme. L’ayant développé pendant les études de l’illustratrice, les artistes s’étaient demandé, au vu de son caractère intime, s’il fallait vraiment le rendre public. Trois ou quatre ans plus tard, voilà qu’il reçoit la Pomme d’or de Bratislava, prestigieux prix d’illustration. «Même si je pense que tout le monde dit cela, c’était une vraie surprise», lance-t-elle, sourire aux lèvres.

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«Face à face», un ouvrage intimiste qui a trouvé son public (©Antipodes)

L’artiste nous dévoile que les originaux vont être exposés au Japon, destination rêvée pour un album graphique. Mais selon l’autrice-illustratrice, pour qui s’ouvrir est toujours crucial, peut-être que le prix, qu’elle semble accueillir comme un imprévu bienvenu, permettra de développer un lectorat plus large. 

Poésie et complexité dans Calme et tempête
Maeva Rubli, après le remarquable Face à face en 2022, offre au public Calme et tempête en 2024. Un livre qui retrace la rencontre de deux enfants de parents différents, dysfonctionnels. L’autrice-illustratrice semble savoir parfaitement naviguer en eaux agitées; les thèmes qu’elle aborde sont complexes mais toujours bien traités. 

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«Calme et tempête» aborde un sujet cher à l'autrice-illustratrice (©La Joie de Lire)

Dans ce dernier ouvrage, il est question de maladie psychique d’un parent, d’instabilité, mais aussi d’amitié et de résilience. Selon l’autrice, «la meilleure chose à faire est d’utiliser les moins bonnes choses comme matériel de création, chacun à sa manière». L’artiste de 28 ans veut encourager à faire des épreuves, qui pourraient être destructrices, des projets au contraire porteurs. Elle explique: «Lorsqu’on a une boîte secrète, ce n’est pas seulement un fardeau, cela peut aussi être une source de créativité ou de partage». Dans le livre, les deux protagonistes se rendent compte qu’ils ont chacun une boîte secrète et il s’agit de l’élément central, tant sur le plan de l’histoire que de la construction matérielle du livre.

Le «petit truc en plus» de Calme et tempête, c’est qu’on peut commencer de le lire par les deux côtés. C’est sur la page centrale, touchante et marquante, que se joue la rencontre des deux personnages. La mise en pages donne plusieurs possibilités de lectures, ce que l’autrice-illustratrice décrypte: «Il n’y a ni de fin joyeuse, ni de fin triste, mais des moments de paix et de tempête. Je voulais être honnête avec les lecteurs: même si cela aide, les problèmes ne disparaissent pas lorsque vous partagez vos boîtes!». L’idée centrale est que l’échange, la communication et plus largement la rencontre aident à – mieux – vivre ses épreuves personnelles.

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L'écriture de «Calme et tempête» a permis à Maeva Rubli de tourner une page (©Damien Tornincasa)

En créant Calme et tempête, Maeva Rubli a aussi terminé un processus personnel. «La réalisation de ce livre m’a beaucoup apporté. La thématique m’est proche et malgré des phases de création confrontantes, cela m’a libérée», dévoile-t-elle. Positive, l’artiste se sent au final reconnaissante d’avoir réalisé ce livre, qui aborde une thématique très sérieuse et qui contient malgré tout plein de la poésie propre à l’illustratrice.

Rencontrer pour créer
Le fil rouge de Maeva commence à se dessiner: la jeune femme avance au gré des rencontres. Heureuse de vivre dans une ville où vivent aussi ses amis et son tissu social, elle nous avoue que la rencontre est ce qui la motive, ce qui l’intéresse le plus. Autant dans ses histoires que dans la vie réelle, elle est centrale. L’autrice cherche les points de convergence: comment et où, malgré nos différences, peut-on rencontrer l’autre? Décidément, pour la jeune femme, les univers s’enrichissent mutuellement. «Je m’intéresse au défi de trouver le langage commun», révèle-t-elle, rappelant que cela nécessite aussi une identité personnelle plutôt bien marquée. Curieuse des autres mais aussi du monde, elle revient d’un mois en Jordanie, où elle a démarré un projet autour des coraux en mer rouge avec l’EPFL. Elle nous avoue faire un choix assez ciblé concernant ses résidences et, soigneuse des détails, elle nous livre que l’œuvre sera lisible de droite à gauche, comme c’est l’usage dans les cultures arabes.

La jeune femme fait aussi montre d’adaptabilité, face aux collaborations et autres demandes des éditeurs. Celle qui aimait se consacrer à un unique projet à la fois fait maintenant des allers-retours entre plusieurs études. La méthode se rôde petit à petit. Une fois encore, c’est un dialogue qui se tisse entre le monde et elle, et l’art en est le liant. À l’encre de chine, aux crayons ou à la gouache, ses univers se dessinent. Les images sont ensuite scannées et retravaillées avec Photoshop. 

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Pour arriver à la maquette finale, Maeva passe par différents stades de recherche et de création (©Damien Tornincasa)

Si riches sur un plan iconotextuel, Maeva Rubli nous dévoile que les manières de créer ses ouvrages sont multiples: «Je crée parfois de manière très intuitive et, d’autres fois, c’est très construit», dit-elle. Encore un va-et-vient, où cette fois la créatrice cherche l’équilibre entre la sensation et la discipline. Pour Calme et tempête, dans lequel elle a voulu travailler sur le blanc, qui donne l’impression de vide, l’illustratrice décrit: «Le vide me fait peur mais c’était clair que la mère disparaissait petit à petit, on quitte un plan étouffant. J’ai dû me forcer pour parvenir à ce rendu, lutter contre mes propres peurs».

Dans tous les cas, la Bâloise d’adoption s’attaque avec application à des sujets sensibles. L’idée part de son propre besoin de comprendre et de la volonté qu’elle décrit comme «un peu naïve» de rendre service en faisant passer le message. L’authenticité qu’elle souhaite conserver a jusqu’ici été compatible avec les exigences des maisons d’édition. «J’ai conscience que la joie est plus bankable que son pendant négatif et que la couverture doit être accrocheuse, mais j’arrêterais mon métier si mon moteur était de savoir ce qui est vendeur ou non», résume-t-elle.

L’art qui rassemble
Avec une résolue vitalité, Maeva Rubli se consacre à des projets communautaires en dehors de ses  projets plus individuels. C’est notamment le cas avec le collectif RU, qu’elle a co-créé en 2020. Un second Bachelor de médiatrice d’art en poche pour la jeune femme, le collectif naît d’une collaboration avec deux autres artistes «très inspirants» rencontrés lors de sa passerelle. En plein COVID, l’importance de maintenir et de créer du lien n’a jamais été aussi grande et ce qui nous relie n’a jamais paru aussi fragile. À cela, la créatrice tente de répondre: «Rassembler est une philosophie centrale à ma manière d’appréhender la création», dévoile-t-elle.

En août, le projet Près de tes paupières initié avec ses «complices» Hanna Schiesser et Anisa Alreafei Roomieh se déploiera sous forme d’affiches dans les rues de Delémont; un site internet permet de découvrir cette action. La jeune Syrienne, qui dédie cette fois ses vers à la ville de Delémont, a à nouveau inspiré l’illustratrice suisse ainsi que sa collègue. Ces dernières, qui ont planché sur le versant graphique, ont imaginé rendre les poésies visibles pour les habitants de la capitale jurassienne. Il va sans dire que Maeva Rubli cherche une fois de plus à rendre visible ce qui nous relie: «Nous avons en outre fait beaucoup d’ateliers avec les habitants des alentours ou les institutions reliées aux endroits où les affiches vont être exposées, afin d’alimenter nos créations», explique-t-elle.

Engagée, la jeune Maeva a aussi été co-directrice du Bolo Klub durant l’année 2022-2023, avec Anna Schlossbauer. Elles se sont occupées de la gestion du collectif et du programme de soutien des illustrateurs et illustratrices émergents. 

Cette passionnée, outre ses créations, aime transmettre, encourager et paraît insuffler son énergie créatrice dans chacun de ses projets. «J’espère que les prochaines générations sauront se servir de manière intelligente du digital et continueront de trouver des manières de créer des liens et des histoires, tout en vivant sur une planète la plus saine possible», conclut-elle.

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Illustration d'auteur

Maeva Rubli

suisse