Fourmi

Une fourmi, deux fourmis, énormément de fourmis ! Sur les belles grandes pages crème de l’album, les gris et noirs des insectes dessinent en pleins et en creux un paysage d’un autre âge. Fin XIX^e siècle, en Angleterre, naît Alistair Burke, enfant sage et rêveur au petit col marin. Epoque de l’expansion industrielle et du voyage vers l’Ouest, l’itinéraire est classique, l’appel du large, les hauts  navires, il s’enrôle comme mousse, apprécié, exploité. Arrivée sur la terre promise peu glorieuse et fuite en avant, tout un scenario de western se développe. Le héros est prisonnier des indiens. Pourra-t-il s’en sortir ? Comme un détournement des codes, l’épisode qui lui sauve la vie et lui permet de rebondir renvoie à Buffalo Bill, à sa gloire au cirque mais ici comme dresseur de fourmis. Les péripéties fantaisistes, qui élèvent au rang d’héroïne, de sauveur, Pépite, une fourmi rouge, réjouissent entre délire et  morale.

Cette trame prototypique est mise en valeur par l’étrange procédé choisi par Cyril Houplain : le pointillisme né de la juxtaposition acharnée,  patiente des fourmis répétées à l’infini (12 fourmis au cm²), fourmis vivantes et double clin d’œil au modernisme des pixels d’une part et à l’éternité des fourmis d’autre part, dont on dit qu’elles existeront bien après nous. Le tour de force technique que représente ce travail de fourmi se double de l’humour attaché au héros, appelé « Fourmi ». 

L’organisation des images éveille en nous la représentation des voyages de Gulliver, tantôt géant parmi les lilliputiens ; tantôt minuscule parmi les géants à Brobdingrag. Cette alternance entre grand et petit, dense et diffus organise les aventures. A cheval, auprès d’un cactus, dans une vallée, le personnage est comme fondu dans les éléments. Prisonnier des Indiens, et enfoui dans le sable jusqu’au cou, sa tête ressemble à celle du sacrifice de saint Jean Baptiste, de sorte que chaque image en appelle une autre, en réfraction selon la culture ou l’imagination du lecteur. Un livre inclassable et drôle.