François Ruy-Vidal est instituteur de formation. Il travaille dans le domaine du théâtre pour la jeunesse, dans le cadre des CEMEA (Centres d'Entraînement aux Méthodes d'Education Active). Miguel Demuynck fut un de ses formateurs. Ceux qui ont eu la chance de travailler avec lui connaissent ses qualités de formateur de haut niveau.
Sa rencontre avec Harlin Qusit allait permettre à François Ruy-Vidal d'entrer dans le monde de l'édition pour la jeunesse. Il aborda le livre pour enfants avec l'idée qu'il faut " oublier la pédagogie pour qu'elle soit contenue dans des livres qui seront pédagogiques à différents degrés plus intéressants que le premier". Six ans de travail dans cette maison d'édition vont lui permettre de publier une trentaine d'albums surprenants par l'illustration autant que par le texte. Il convainc des écrivains comme Ionesco ou Marguerite Duras à écrire des textes pour les enfants. Il contacte des illustrateurs considérés, à l'époque, comme d'avant-garde. Ce sont Etienne Delessert, Nicole Claveloux, Mordillo, pour n'en citer que quelques-uns. Il aborde des thèmes qui ne sont guère traités ou sont passés sous silence, tels la mort, la sensualité, la crise de l'école. Ceux qui l'ont lu ne peuvent oublier le fameux Géranium sur la fenêtre de Cullum dont il a assuré l'adaptation en français. Ce livre est précédé d'une note éclairante de l'éditeur qui expose avec lyrisme les griefs des tenants de l'éducation nouvelle contre l'enseignement traditionnel.
L'aventure éditoriale engagée avec Harlin Quist va s'interrompre pour des raisons qui ont été abordées par Ruy-Vidal lui-même. Je ne pourrai pas la polémique par des déclarations qui n'ont rien à voir avec la démarche qui est la mienne.
François Ruy-Vidal va poursuivre son travail de concepteur chez Grasset. Il affirme son engagement. Il ne veut ni ne peut accepter la notion de spécificité de la littérature enfantine. Il déclare :
« Il n'y a pas d'art pour l'enfant, il y a de l'Art. Il n'y a pas de graphisme pour enfants, il y a le graphisme.
Il n'y a pas de couleurs pour enfants, il y a les couleurs.
Il n'y a pas de littérature pour enfants, il y a la littérature »
Et d'ajouter : « En partant de ces quatre principes, on peut dire qu'un livre pour enfants est un bon livre quand il est un bon livre pour tout le monde. »
Il apporte à son nouvel éditeur des auteurs et des illustrateurs de talent, dont certains avaient déjà collaboré avec lui chez Quist. Il serait trop long de citer tous les ouvrages qu'il a conçus. Je voudrais rappeler cependant certains qui m'ont interpellé : Poiravechiche de Claude et Jacqueline Held, Alice au Pays des Merveilles, avec illustrations extraordinaires de Nicole Claveloux et le Petit Poucet, dans une réécriture de Ruy-Vidal lui-même et des illustrations de Claude Lapointe. Sa vision du conte de Perrault a soulevé un tollé chez beaucoup d'adultes. S'il me lit, peut-être se souviendra-t-il de ce débat, à Bruxelles, à l'occasion de la Foire du Livre. On lui reprochait sa Moralité : « Il semblerait bien que la richesse des uns ne puisse aller sans la misère des autres. Le dilemme est de savoir à quel choix se livrer. Il nous reste le choix du choix… »
En 1976, commence l'«aventure Delarge» qui va permettre, entre autre, à Ruy-Vidal de rééditer les Contes pour enfants de moins de trois ans de Ionesco et de publier, parmi les autres titres, Dikidi et la sagesse de Jacqueline Held, Zoo…o…o…o…oh !… de Jack-Alain Léger, illustré par Alain Letort et le dérangeant La Brousse de Ray Bradbury qui développe la problématique de l'agressivité et de la peur et les relations familiales.
En 1978, François Ruy-Vidal passera aux Éditions de l'Amitié. Cette collaboration donnera une histoire du concepteur, Le Bistouri de Mlle Dard, avec des illustrations de Jacques Lerouge et surtout, ce chef-d'œuvre : Le secret du domaine, de Pascal Quignard, un texte d'une beauté rare, servi par une langue que nous avons retrouvée, avec bonheur, dans les ouvrages ultérieurs de cet écrivain. Oserais-je dire que François Ruy-Vidal quittait le monde de l'édition, comme il y était entré, sur un coup d'éclat.
Je parlerai maintenant de l'homme et de ses théories. Elles lui ont apporté l'agressivité d'une critique bien installée qui refusait de comprendre ou, simplement, d'accepter que de tels albums puissent être conçus. François Ruy-Vidal était-il en avance sur son temps ? Dérangeait-il parce que le monde du livre pour enfants était replié sur lui-même et qu'à part quelques éditeurs, la production était très conservatrice ? Les critiques qu'il faisait s'adressaient à des « monuments » de l'édition. Je pense à cet article dans Trousse-Livres dans lequel il remettait en question les Belles Histoires de Pomme d'Api. L'homme qu'il est, passionné, devait être accepté tel qu'il était. Le lobby d'une certaine littérature pour la jeunesse ne tolérait pas qu'un de leurs le remette en question.
Pour qu'un livre soit bon pour les enfants,
il faut qu'il soit tendre sans être fade,
qu'il soit vrai sans être dur,
qu'il soit farfelu sans être superflu,
qu'il soit plaisir et peur, enseignement et ravissement,
enfin qu'il puisse,
suffisamment clair et tangible,
ouvrir les portes obscures
de ce qui ne peut être lu des yeux et des doigts
mais qu'un enfant devinera derrière le son des mots
et le tain du miroir aux images,
le braille de l'âme…
La critique lui a reproché de faire des livres pour adultes et non pour les enfants. Françoise Dolto a entamé une polémique avec Ruy-Vidal. Elle dénonçait « le graphisme caractérisé par des dessins terrifiants, désirs informulés, plaisirs inachevés, obsessions sexuelles refoulées. » Elle affirme : « Dans la plupart des dessins, les arbres sont minéralisés, les animaux végétalisés, et les hommes sont l'un ou l'autre, au choix. Rien n'est aussi nocif pour un enfant que cette confusion des règnes. Il importe qu'un homme soit un homme, qu'un arbre soit un arbre. » Elle poursuit en accusant les albums d'être traumatisants puisque l'enfant y trouve « l'écho du monde chaotique et terrifiant qui peuple ses cauchemars » qui peut « bloquer l'évolution du psychisme enfantin et le bloquer dans son imaginaire. » Une telle critique émise par une voix aussi reconnue ne pouvait que nuire à l'éditeur et aiguiser sa combativité.
François Ruy-Vidal ne cessa, depuis cet instant de développer ses théories. « Dans ma théorie, les livres ne sont jamais fermés, il y a une participation de l'enfant à chaque page. Il va poser des questions et l'adulte va choisir une interprétation. D'où trois possibilités d'interprétation pour l'enfant, plus la quatrième qui est la sienne. » Il ajoute : « C'est un principe actif et dans le passé, je ne vois guère que Freinet qui l'ait fait. »
Il reconnaît la nécessité des apprentissages. « L'apprentissage de la lecture est une chose et la littérature est une autre chose. » Il est certain que, dans ses dires, il n'affirme pas que le livre pour enfants n'est réservé qu'à ceux qui savent lire. Il peut être écouté par l'enfant, lu à l'enfant. Mais il peut être lui par lui.
Autre réaction de sa part face aux idées reçues : « On voudrait toujours que les enfants comprennent. On s'inquiète toujours de savoir s'ils ont compris et, ce faisant, on oublie qu'ils cherchent à « savoir » et que cette quête de savoir est instinctive et ne peut être échangée par des mots, apaisée par des idées. Elle a besoin de vivre. Comme on veut contrôler leur savoir, on leur demande d'expliquer et on les gave de mots pour qu'ils expliquent. »
Marc Soriano déclarait, en 1975 : « Ruy-Vidal admet comme une évidence que l'adulte est prêt à participer, à remettre en question ses certitudes et son propre équilibre, par exemple ses idées sur l'éducation et sur l'art… Cette ambiguïté fondamentale permet à l'éditeur de s'adresser à un double public (adultes et enfants) en niant parfois, dans des déclarations qui peuvent prêter à méprise, la différence entre ces deux publics... On découvre que la plupart de ses productions visent en réalité à protéger et à épanouir les aptitudes de l'enfance. »
À celle de Marc Soriano, je joins les voix de Bruno Duborgel : « En référant globalement le livre de littérature à l'expérience et à l'idéal artistique, à certains actes fondamentaux de l'imagination symbolique et non pas aux objectifs d'un pédagogisme étroit, François Ruy-Vidal opère une manière de révolution dont l'enjeu et le sens dépassent largement la question du livre. » et de Jean Perrot : « (pour Ruy-Vidal)… l'essentiel est de permettre au lecteur, dès sa prime jeunesse, de remettre en question ses propres sentiments et d'affirmer son interprétation des faits du monde, une démarche de lecture qui ne peut être possible que si les créateurs ont la liberté de s'exprimer. »