Double jeu

Années 1950. Kit Corrigan, dix-sept ans, a tout quitté pour venir à New-York tenter sa chance en tant que danseuse. Elle espère bien devenir ensuite chanteuse ou actrice... Kit ne montre aucun regret pour sa petite vie étriquée de province, et à peine pour son père veuf et sa sœur, son frère (les Corrigan sont des triplés qui, bébés, ont eu leur petit succès dans des publicités). Même si le quotidien est plus dur qu'elle ne le pensait, et si la concurrence fait rage entre les jeunes filles montées à la capitale tout comme elle, elle sait garder espoir. Elle attend aussi dans un coin de sa tête le retour de la guerre de Corée de Billy, son amoureux avec qui elle s'est fâché juste avant son départ. Et puis le père de Billy la prend soudainement sous sa protection, lui offre un toit, une place dans un cabaret fameux. Malgré sa méfiance, Kit accepte. Elle ne comprendra que trop tard qu'elle a été d'une certaine façon manipulée et entraînée dans des affaires qui la dépassent. Ce mauvais tour du sort l'amènera encore sur les traces d'un passé familial qu'elle ne soupçonnait pas, et signera sans doute pour elle la fin des illusions de l'adolescence...

Émerge tout de suite le contexte, de glamour, paillettes et rouge à lèvres, de cigarettes et revolvers appartenant à des mafieux. La narratrice n'a que dix-sept ans, mais son expérience d'enfant à publicités, sa formation de danse et de théâtre lui ont donné une habitude des lieux nocturnes tout à fait saisissante : alors que son jeune voisin fréquente encore le lycée, elle peut se poser en femme, et elle sait nous décrire avec délices un beau manteau, un maquillage de scène. A contrario, elle n'a pas beaucoup d'expérience des relations humaines, et ne percera jamais complètement à jour les motivations du père de Billy, avocat un peu véreux, père très désespéré. De même, obnubilé par les sirènes des planches, elle n'aura sans doute jamais su apprécier ou se distancier de l'amour féroce que lui portait Billy.
La trame historique est solide ; Judy Blundell s'intéresse au contexte social, politique de l'époque, marquée par la Seconde Guerre Mondiale, mais aussi par le poids de la Dépression, la crainte de la bombe atomique, des communistes. Derrière la ville superbe qui ne dort jamais surgit par petites touches la ville qui a peur de l'inconnu... Par-dessus tout cela, l'auteure parvient à créer une intrigue à la psychologie envoûtante, rappelant le roman noir au sens classique du genre. Fausses pistes, secrets inavoués, construction en va-et-vient à travers un temps resserré et personnalités brisées par la vie, continuant pourtant d'aimer, d'avancer : notre jeune héroïne a matière à grandir, et on la quitte sur un entre-deux un peu amer mais au final réaliste derrière toutes les sollicitations faites à notre imagination durant le récit.