A propos du Petit Prince
Les éditions Gallimard et le magazine Télérama traitent en événement médiatique la sortie du PETIT PRINCE , version BD de Joann Sfar. Et je me souviens que, pour célébrer le changement de siècle, la BIBIANA (l’International House of Art for Children) réalisa, avec l’appui de l’Institut Culturel français de Bratislava, la première exposition internationale consacrée au personnage du Petit Prince.
J’y étais invitée à évoquer ce que représente aujourd’hui ce personnage de conte, aux yeux d’une critique spécialisée de littérature « pour la jeunesse ». J’y suis allée en un aller-retour d’avion. Cela vous semble normal à vous comme à moi. Pourtant, pensons-y un instant : si Saint-Ex. n’avait pas été d’abord, chez Latécoère, ce pionnier de l’aéropostale qui, dans les années 30, fut l’un des premiers aviateurs à établir des lignes de transports réguliers entre pays et continents, aurais-je eu l’opportunité d’aller parler d’Antoine de Saint-Exupéry, écrivain, à Bratislava, pour un public international de spécialistes de création graphique et éditoriale?
L’approche de la littérature européenne ou mondiale conduit à d’imprévisibles analyses. Chaque œuvre a son identité : celle de son époque autant que celle de son auteur. À suivre l’évolution de la littérature européenne au fil des cinquante dernières années on peut voir qu’elle reflète la trace de tous les bouleversements sociaux, parce que, pour si différentes qu’elles soient, les œuvres reflètent une cohésion culturelle, un système commun de valeurs, voire même un vocabulaire de références accessible au travers de plusieurs langues
véhiculaires.
Nous le savons, au vingtième siècle toutes les formes littéraires ont été explorées. Avec
Courrier sud (1928), Vol de Nuit (Prix Femina 1931), Terre des Hommes (1939), et Pilote de Guerre (1942) A. de Saint- Exupéry révéla à ses contemporains qu’une œuvre littéraire pouvait naître aussi des expériences de l’action. Maître de son style, "il part d’un évènement qu’il cerne en un
récit profond pour en tirer non des conclusions mais des résonances.". Il était lui-même un personnage d’épopée aux yeux du grand public, à l’égal des cosmonautes aujourd’hui. Passionnément aviateur autant que poète visionnaire, il a été le premier écrivain à témoigner auprès des « terriens » que l’avion n’était pas qu’un outil de guerrier et l’aviation un passe-temps de sportifs aventuriers. "L’avion est un support de transformations communicationnelles, matérielles comme l’échange et le transportet immatérielles comme la parole et le signe que les générations futures ne pourraient éviter de prendre en compte » écrivait-il dans « Terre des Hommes ».
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Avec Le Petit Prince c’est à la sublimation de cette communication immatérielle qu’il semble demander à ses lecteurs de prêter attention. Et pour cela sa
réflexion a pris une apparence esthétique fabuleuse. La crédibilité du message se découvre à travers l’influence qu’exerce l’œuvre encore aujourd’hui dans des interactions les plus diverses et exceptionnelles. Je prendrai comme exemple l’hommage national en France, concrétisé par la Banque de France avec le billet de 50 francs, acte révélateur de l’impact du récit dans la mémoire collective.
Et depuis que l’œuvre littéraire d’A. de Saint-Exupéry est entrée dans le domaine public, elle suscite des challenges à réussir de la part des conteurs poètes de la littérature en couleurs de la nouvelle génération. Il est évident que depuis 60 ans les dialogues entre l’enfant débarquant de son astéroïde et l’aviateur en panne de moteur dans le Désert, interpellent autant les intellectuels que les jeunes lecteurs. Les échos en sont fréquents encore dans les magazines littéraires français. Sans oublier queles Editions Gallimard ont enregistrées à ce jour quelques 18O éditions en traduction, en 18O langues et dialectes pour le texte, toujours dans le contexte images-texte initial créé par Saint-Ex.
Un symbôle de l’enfance
Depuis soixante ans, Le Petit Prince a été beaucoup commenté. En France le commentaire porte le plus souvent sur le texte. A l’étranger, quel que soit le pays, le commentateur ne dissocie jamais les images des mots. Le héros du conte écrit par l’aviateur écrivain est un enfant sans nom et sans prénom, si ce n’est celui de « petit prince » qui exprime en France la tendresse des adultes pour un tout-petit. Convenons que dès la couverture du livre sa présence est intense : un enfant blond à la silhouette fragile, mains dans les poches, l’air grave ; debout sur une boule gris mauve qui nous apparaît comme une planète puisque dans l’espace d’environnement on aperçoit Saturne dans un semis d’étoiles.
Il est difficile d’échapper à l’attraction de cette image, même aujourd’hui où les albums d’images sont nombreux en concurrence dans une vitrine de librairie. L'enfant capte votre regard. Il est évident qu’autant que le texte, les dessins ont contribué à fixer le personnage
dans l’éternité des légendes. Je l’ai écrit, il y a longtemps, ce Petit Prince nous apparaît non comme un enfant de papier mais comme le symbole même de l’ENFANCE dans son autonomie profonde. Le Petit Prince est l’ENFANT à l’intelligence lucide et critique maniant une logique
pragmatique. Si on excepte les récits de l'enfance de Jésus dans la légende dorée chrétienne, ou encore Le Petit Poucet et Le Petit Chaperon Rouge des contes paysans populaires récupérés par Charles Perrault, l’ENFANT est un personnage introduit
relativement tard dans la littérature française. Il a fallu attendre le dix-huitième siècle et le déclic de l’Emile de J.J.Rousseau pour que l’enfant "personnage" trouve sa place.
Et, sur l’essence de la nature enfantine, la querelle dure depuis l’Antiquité grecque. En France, le tournant historique dans l’évolution du statut social de l’enfant a eu lieu au 19ème siècle. Pris en charge par la société, avec l’institution de la scolarité obligatoire et la réglementation de l’âge d’entrée dans la vie professionnelle à la fin de l’adolescence L’ENFANT est passé peu à peu des rôles secondaires à celui de héros principal de textes littéraires, même hors littérature spécialisée « jeunesse ».
Mais un auteur écrivant sur l’enfance n’est pas un sociologue. Qu’il soit fabulateur ou réaliste, son œuvre est le résultat d’une réflexion personnelle; l’aviateur Saint-Ex, pour qui les machines volantes n’ont pas de secret, lui-même un héros des temps modernes aux yeux de ses contemporains, se met en scène, désarmé et interrogatif en face de cet enfant dont l’attitude lui apparaît comme le symbole énigmatique de la confiance absolue en la bonté d’autrui. Faisant une lecture psychanalytique de l’œuvre, E.Drewermann écrira dans L’essentiel est invisible : "privé de l’arrière plan symbolique et spirituel du christianisme le personnage du PETIT PRINCE n’existerait pas et resterait même inimaginable."
Certes, mais le Petit Prince n’est pas pour autant un enfant salvateur, encore que son essence d’enfant de l’espace lui donne des dons de clairvoyance et que sa relation de connivence avec la nature lui permettra d’aider l’aviateur à ne pas mourir de soif.
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Il n’est pas, non plus, un enfant victime comme en avaient mis en scène les écrivains romantiques Dickens, Andersen ou Victor Hugo pour faire aboutir des lois sociales sur la protection des enfants (loi 1889 en France).Et même s’il est apparu, seul, dans le désert, il n’est pas un
« enfant perdu »… Mais, puisque les traductions de l’œuvre sur tous les continents prouvent son universalité, il faut peut-être admettre qu’il est un héros symbolique par excellence d’une « Histoire » de la seconde moitié du Vingtième Siècle. Sa mélancolie et sa gravité sont existentielles parce qu’il vit dans une solitude que connaissent des millions d’enfants de par le monde, pour de multiples raisons dont les médias font écho tous les jours, et qu’A. de Saint-Exupéry, avec son regard clairvoyant de journaliste reporter, avait eu déjà trop d’occasions de repérer au cours de ses multiples voyages d’un continent à l’autre.
Saint-Ex, aviateur et écrivain conteur, a su, dans Le Petit Prince, concilier
les réalités qui l’obsédaient avec le goût du merveilleux des enfants pour lesquels un éditeur lui demandait d’écrire. II est évident qu’il a contribué à un glissement de thèmes dans la littérature fantastique en ouvrant notre imaginaire à l’ESPACE. Il est évident aussi que les aspects mythiques de son récit ne se reçoivent plus de la même manière aujourd’hui qu’hier.
Au fil de ma vie professionnelle internationale, j’ai eu, constamment, à remettre en perspective les notions de littérature, d’auteur et d’œuvre, obligée souvent de prendre en considération le fait que les codes et les conventions propres à un genre évoluaient au rythme des transformations des médias de communication.
Peut-on encore, aujourd’hui, aborder une œuvre, hors du contexte culturel de nos vies? L’essence de cette œuvre se trouve-t-elle plus dans un livre que dans un disque, un cederom, une émission de télévision ou un film? L’impact du symbolisme de l’idée première peut devenir diffus au-delà des mots, mais il peut aussi suffire d’une esquisse d’image pour provoquer la mémoire. On s’agace de la profusion des produits dérivés et, en même temps, on se surprend à sourire en levant les yeux pour regarder au-delà des nuages.
Par Janine Despinette
Fondatrice et Présidente d'honneur du CIELJ