Une gifle à trois temps
Un mouvement, une action, un geste sont dessinés à partir d’un choix très déterminant pour sa future lecture.
C’est le choix du moment.
Un moment qui est choisi délibérément, instinctivement ou inconsciemment par l’illustrateur.
Ce moment devra représenter en une image fixe, l’ensemble du mouvement, de l’action, du geste et le dire au mieux, lisiblement.
Mais il n’y a pas qu’un seul type de moment.
Le plus souvent une action a un début, un point
central, une fin.
Ainsi, l’exemple de fumer développe ces trois temps.
Si l’illustrateur choisit «avant», il se débrouillera pour dessiner les détails, les éléments qui
permettront ensuite au lecteur de se projeter dans le temps.
Une cigarette sortie du paquet prête à être mise en bouche, un briquet sur le
point d’être saisi suffiront pour mettre en route l’action de fumer.
Si l’illustrateur choisit «pendant l’action», à partir de ses observations, de son vécu, de ses carnets de croquis, il tracera l’une ou l’autre des attitudes favorites du fumeur.
S’il choisit «après», il dessinera les détails : le paquet de cigarettes, ainsi que le briquet couchés (=non en activité), le geste d’écraser ce que l’on va supposer, grâce aux objets présents, être une cigarette, bien qu’on ne la voie pas. Sans oublier la mine un peu désabusée du personnage.
Pour réfléchir à la lecture, un autre exemple.
Prenons un geste plus vif, plus court dans le temps.
«la gifle»
De la même façon que dans le premier exemple, trois phases se distinguent.
Avant, c’est le geste préparatoire, pendant, c’est l’impact, après, ce sont les dégâts!.
Je me souviens de mes stages de tennis.
Les professeurs nous cassaient les pieds avec le respect du geste de préparation et de la fin de geste.
Je n’ai compris que plus tard, et en pratiquant beaucoup, l’intérêt de leurs conseils.
Une bonne préparation amène un bon coup de raquette, une bonne fin de geste est le témoin d’un
bon coup. Entre les deux, la frappe est facilitée et plus performante.
Ici, c’est un peu différent, mais il y a quelque chose à en retenir.
L’illustrateur choisit «avant»
C’est le geste de préparation. Le lecteur va être, malgré lui, projeté dans la scène, il va forcément imaginer la suite. Il pourra selon son tempérament, sa sensibilité, donner un certain degré violence à cette action, à ce coup qui se prépare. Il pourra même en rester à l’idée de menace.
On peut dire que le lecteur est actif, créatif, en projection avant dans le temps.
J’appelle ce dessin, par commodité pour moi, une «image à indices»
Elle est intéressante parce que dans certain cas elle permet à l’auteur de piéger le lecteur.
Ce dernier croît avoir bien deviné la suite, or l’auteur lui en propose une autre. Ce sera une surprise pour le lecteur, un plaisir pour l’auteur.
Si l’illustrateur choisit «pendant», c’est à dire l’instant de l’impact, le lecteur devient témoin.
Il ne peut rien faire d’autre que de regarder ce qui se passe, et réagir avec sa sensibilité. Il percevra la douleur s’il se place du côté du giflé, son sadisme sera titillé s’il se place du côté du gifleur.
Nous avons là une image-témoin où le lecteur est plutôt passif, mais impliqué dans la scène.
On peut remarquer que la main touchant la joue manque de mouvement.
Cela pourrait n’être qu’une pression, un geste lent.
C’est le moment qui sans doute rend le moins bien la vitesse et la violence, alors que, paradoxalement, c’est le temps le plus fort du geste.
Certaines photos de boxe arrivent pourtant à donner la violence du coup grâce surtout à la projection, à l’explosion des gouttes de sueur.
Si l’illustrateur choisit «après», il dessine la fin du geste.
Il va donner au lecteur les détails suffisants pour qu’il comprenne ce qui vient de se passer.
On devine bien ici que plus la main du gifleur est loin de la joue, et plus la vitesse perçue est grande et le geste violent. L’attitude, l’expression des personnages appuie le geste.
Le lecteur ici fait de la reconstitution, il est donc actif. Une sorte de détective à l’affût des détails qui peuvent prendre sens. Il va dérouler le temps à l’envers.
C’est pour moi une «image à traces», par opposition à l’image à indices.
Note pour la BD :
Le mouvement, les gestes y sont appuyées par les codes graphiques bien connus.
Le mouvement y est plus «vrai», il est pris, représenté dans son ensemble.
Et dans ce contexte, le dessin de l’impact, plus facilement «codé» est rapide et violent.
Rien n’interdit d’utiliser ces codes en illustration. C’est vrai qu’on les voit peu.
Sans doute n’est-il pas nécessaire, pour bien étudier la gifle, de jouer la scène avec un ami, une amie, une connaissance. Pas nécessaire, certainement, mais ce serait une bonne expérience à faire tout de même, en évitant, bien sûr, de prévenir l’autre pour que la scène soit vivante.
Il suffira d’expliquer ensuite que la scène est expérimentale.
Et la poésie dans tout ça ?
Beaucoup d’illustrateurs agissent d’instinct pour cadrer leurs dessins, le scénographier, l’orienter, y mettre en valeur l’un des éléments, le mettre en couleur ou l’éclairer, y choisir, comme ici, le moment d’un geste. C’est plus agréable et plus facile que de se poser trop de questions.
C’est génial quand les solutions instinctives sont bonnes, originales, dans le graphisme et la narration.
Mais la connaissance approfondie de la lecture de l’image est tout de même intéressante. Elle se dépose en arrière fond, agit secrètement et laisse à penser que le travail de création est instinctif.
Les dessinateurs de BD sont probablement plus soucieux de la grammaire de l’image que les illustrateurs dont les images sont soutenues par le texte.
Je pense qu’une solide connaissance de l’image est intéressante pour progresser, marquer des paliers ou, quand le chemin se rétrécit, se bloque, s’obscurcit, pour donner du recul, des appuis, des solutions pour élargir la voie.
Entre le savoir et l’instinct, l’équilibre est à trouver.
Bien à vous.
CL