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Des romans qui nous glacent le coeur...

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Annie Rolland *
13 janvier 2010

Pourquoi les ânes sont-ils blancs uniquement sur le museau, le cou et le ventre ?

Ils devaient tous aller au paradis mais lorsqu'ils sont entrés et ont commencé à blanchir, ils ont aussitôt reculé et fui car ils ont vu qu'il y avait des enfants.


Devinette touarègue

A propos du roman de Stefan Casta intitulé Faire le mort[1], j'ai analysé l'intenable et douloureuse identification du lecteur au jeune héros prénommé Kim, en soulignant qu'il est "la victime universelle qui interroge la barbarie humaine. Il nous rappelle qu'à tout instant, dans tous les pays du monde, hier comme aujourd'hui, des êtres vivants souffrent et meurent, et que personne n'a de remède contre cette injuste malédiction. Kim oblige le lecteur à s'identifier à tous les êtres qui souffrent et meurent injustement ; cette identification est inconstante car elle alterne des mouvements positifs et négatifs. Il semble que cette alternance varie en fonction du lecteur, non pas en fonction de son âge mais en fonction de sa personnalité."[2]



Il nous parvient aujourd'hui d'Europe du Nord, un roman de Harald Rosenlow Eeg intitulé Caulfield. Sortie interdite.[3] L'éditeur nous prévient que ce "polar glaçant, efficace et perturbant" nous emmène sur les territoires troubles de la manipulation. Le thème de la manipulation est cher à tous les amateurs de frissons car, comme Alfred Hitchcock l'avait parfaitement compris et mis en scène, il n'est pire désarroi que celui engendré par le familier devenant subitement étrange et hostile.



L'histoire parle par la voix d'un adolescent prénommé Klaus. A l'occasion d'une mutation professionnelle de sa mère, il change de collège (dont sa mère est par ailleurs la nouvelle conseillère d'éducation). Il est nouveau dans ce collège et se montre anxieux à l'idée de se faire de nouveaux amis. Le premier garçon qu'il rencontre, Sturla, meurt le jour même. Les circonstances troublantes de sa disparition conjuguée à la solitude de Klaus vont conduire ce dernier à mener une enquête privée sur la mort de ce jeune homme dont il ne sait rien à part le journal intime énigmatique contenu dans une clé USB et dont il lit quelques lignes avant de l'égarer. Accident, meurtre ou suicide ? Les pensées de Klaus dévoilent peu à peu la trame d'une sombre machination perpétrée par les adolescents du collège.



Mais le ressort dramatique de l'histoire réside dans le fait que le lecteur avance à l'aveuglette dans le dédale des fantasmes de Klaus bien plus que dans la marque des événements réels. Comme on peut se perdre dans un labyrinthe, Klaus va se perdre dans la tentative de résolution de l'énigme. Ses questions concernant la mort de Sturla se superposent à sa quête identitaire et au soulèvement des émotions engendrées par sa sexualité naissante.



Ce roman, comme bien d'autres avant lui, inquiète, voire révulse certains adultes dont les responsabilités pédagogiques les conduisent à médiatiser le livre auprès des jeunes lecteurs. Il est probable que ce rejet de la part de lecteurs adultes est lié au destin de Klaus. Un adolescent en quête d'identité, aux prises avec ses pulsions, plongé dans la confusion des sentiments parait relativement acceptable à la plupart des lecteurs adultes à condition cependant que l'histoire finisse bien et que le héros triomphe de l'adversité. Dans cette histoire, les choses se passent mal, et finissent mal.



Le roman de Harald Rosenlow Eeg, nous prend de court en tant qu'il bouscule notre espoir de voir toujours triompher les justes et de pouvoir toujours sauver les enfants. Les choses empirent lorsque l'auteur ne ménage pas les représentants de la classe adulte dans l'histoire. Un professeur désabusé, flanqué d'un chien nommé Caulfield (en référence à L'attrape-cœurs de J.D. Salinger) attire tous les soupçons par son attitude ambiguë. La mère du jeune Klaus semble à la hauteur d'un point de vue strictement professionnel. Elle aime son travail, s'y investit avec sérieux, et l'exerce avec détermination. Mais elle n'en est pas moins femme, divorcée, élevant seule son enfant, portant sans ostentation sa part de désillusions. La faille du personnage est celle de tout un chacun, elle réside dans la chair, le désir, la pulsion, la quête du plaisir, la sexualité.

La mère de Klaus apparaît d'autant plus réelle que son fils devenu adolescent découvre qu'elle a des désirs sexuels, tout comme lui, désormais... Cette découverte confirme la séparation déjà amorcée de l'enfant qui a grandi et la rend définitive grâce à la désillusion qui réactualise le désir œdipien refoulé.



La manipulation perverse est le fil conducteur caché de l'intrigue c'est à dire ce qui motive les faits et gestes de la plupart des acteurs de l'histoire, Klaus mis à part. Des photographies réalisées clandestinement avec des téléphones mobiles constituent un objet de chantage exercé sur les personnes photographiées. Le contexte des photographies est toujours sexuel. Notons que la composante perverse du scénario est voyeuriste. Les écrans de téléphone mobile capturent une banale relation sexuelle entre deux personnes. Mais en l'utilisant pour manipuler, l'auteur transforme la photographie en réplique de ce qu'on appelle en psychanalyse la scène primitive qui représente l'enfant regardant ses parents en train de faire l'amour.



Dans le roman Caulfield, Klaus est rendu témoin de la relation sexuelle entre sa mère et un adolescent de son âge, ce qui constitue pour lui la source d'une réactualisation de désir œdipien refoulé par l'intégration de l'interdit de l'inceste. A l'adolescence, la pulsion incestueuse revient en force sur la scène psychique. Elle occasionne un conflit interne destiné à conduire l'enfant sur le chemin d'une résolution œdipienne irrévocable à la fin du processus d'adolescence. En effet lorsque la pulsion génitale rend possible et réelle une relation amoureuse entre l'adolescent et un autre que ses parents, on peut alors affirmer que cet adolescent pourra assumer une existence affective adulte. Ce cheminement tortueux est composé d'une mosaïque perverse propre à ce que Julia Kristeva appelle "une structure psychique ouverte"[4].



Perversion et adolescence sont liées car dans cette période de la vie, les instances psychiques qui président à l'avènement de la personnalité sont en conflit. Un adolescent est pour ainsi dire une subjectivité en crise. C'est ce qui terrifie les adultes qui veulent croire coûte que coûte l'enfant innocent, dénué de cruauté. Cet aveuglement volontaire est probablement proportionnel à la puissance du refoulement des conflits infantiles et à l'oubli des affres adolescentes. Pour accepter l'idée de l'inconfort existentiel des adolescents il faut d'abord s'ouvrir à soi-même et faire la lumière sur ce que nous avons été avant d'être des adultes "responsables". Les persécutions auxquelles se livrent les adolescents de ce roman sont moralement condamnables et pour cette raison que Klaus, tel un chevalier des temps modernes, se lance dans une quête apparentée à une entreprise de désaliénation : faire triompher la vérité, sortir de l'ignorance. Autant d'objectifs qui se superposent symboliquement à la nécessité de donner un sens à la vie, tenter de sortir de l'inconfort existentiel engendré par la "mutation" adolescente.



Le lecteur adulte est obligatoirement piégé s'il tente de s'identifier aux adultes de l'histoire. Il est également piégé s'il s'identifie à Klaus, le narrateur.

Alors que Klaus commence à relier les éléments épars de l'intrigue Il se souvient que Sturla était venu chez lui dans l'espoir de voir la nouvelle conseillère d'éducation du collège. Elle était absente et Klaus s'est évertué en vain et maladroitement à retenir le garçon, nouvel ami potentiel. Sturla perturbé, part et meurt sur la ligne du métro. Klaus se sent coupable de n'avoir pas su le retenir, comprenant bien après qu'il avait des choses à révéler à sa mère. Il se remémore le discours de sa mère au collège après la mort de Sturla, invitant les adolescents à parler. A la page 101, nous lisons ceci :



" Je rougis, je serre les dents - la voix de ma mère dans les oreilles.

Et vous croyez peut-être que ça va passer si vous ne dites rien. Sauf que vous n'allez pas y échapper. Vous allez avoir une réaction consécutive au deuil. Et quand elle va se manifester, je veux que vous veniez me voir.

Sauf que, en l'occurrence, elle est bien la dernière personne que je peux aller voir. Cette histoire, je dois en trouver le fin mot par mes propres moyens. Cette histoire, je dois la débrouiller sans elle."[5]



Dans un mouvement de protection parentale compréhensible, le lecteur adulte se révolte en lisant ces lignes car les propos de Klaus signent la rupture de l'enfant avec ses parents. Il veut vaincre l'obstacle seul, trouver la solution quitte à prendre des risques. Ajoutons au passage que l'intérêt du projet réside précisément dans le risque à courir. Le lecteur adulte aimerait qu'on en finisse ici et que ce garçon soit "raisonnable" et aille voir sa mère.

Les deux cents pages suivantes témoignent de la détermination de Klaus à trouver la solution par lui-même. Mais c'est pourtant la raison, sa raison qui pousse Klaus à chercher "le fin mot par ses propres moyens" et à abandonner ici le lecteur adulte à son désarroi. Qu'en est-il alors de l'adolecteur ? Pour l'instant je n'ai pas de réponse à cette question car je n'ai pas encore soumis ce roman à la lecture critique des adolescents. Mais je pense que, tout comme le roman de Guillaume Guéraud, Je mourrai pas gibier[6], ou celui de Melvin Burgess Junk[7], ou bien encore Je reviens de mourir[8], d'Antoine Dole, il sera plébiscité par les jeunes lecteurs.



Pourquoi ? Parce que les questions soulevées sont celles du risque, de la frontière précaire entre la vie et la mort, du danger, du mensonge et de la vérité, de la pulsion et du désir.



Comme nous l'avons déjà souligné antérieurement, les effets de la lecture de ce roman, même s'ils nous dérangent profondément et qu'ils bousculent notre vocation protectrice, doivent être interprétés comme un message symbolique d'une double séparation. D'une part, celle de l'enfant et de ses parents et d'autre part, celle de l'adolescent en situation de "mue" psychique qui se débarrasse de sa peau d'enfant



La chute de Klaus, au ralenti, comme un flocon de neige qui va fondre en touchant le sol, et ici en se mélangeant au sang qui coule, préfigure-t-elle une mort ou bien un temps ou l'être en suspends élabore le sens de la vie? Le lien entre les premières pages et la dernière du livre donne à penser la narration de l'histoire comme métaphore du processus d'adolescence. Pour qu'un adulte naisse, un enfant doit mourir.



"Quand je relève la tête, le ciel est moucheté de grains neigeux qui tranquillement déclinent, restent un instant en suspends. Je comprends alors que je n'arriverai pas à en sauver un seul."[9]



Au décours de la lecture de ce roman, nous sommes envahis par la nostalgie de l'enfance disparue. Pour ne pas avoir peur, il nous reste à nous laisser charmer par la sombre mélancolie nordique...


La Cahuette

Le 10 janvier 2010

* Psychologue Clinicienne, Maître de conférences en psychologie clinique et pathologique à l'université d'Angers.



1 CASTA, Stefan (2006) Faire le mort. Editions Thierry Magnier



2 ROLLAND, Annie (2008) Qui a peur de la littérature ado ? Paris. Editions Thierry Magnier.



3 ROSENLOW EEG, Harald (2009) Caulfield. Sortie interdite, traduit par Jean-Baptiste Coursaud. Paris, éditions Thierry Magnier.



4 KRISTEVA, Julia (1986) Le Roman adolescent. Adolescence, 1, 4 : 13-28.



5 ROSENLOW EEG, Harald (2009) Caulfield. Sortie interdite, page 101.



6 GUERAUD, Guillaume (2006) Je mourrai pas gibier. Coll. DoAdo NOIR, éditions du Rouergue.



7 BURGESS, Melvin (2000) Junk. Pour la trad. Fr., Gallimard Jeunesse, 2002.



8 DOLE, Antoine (2007) Je reviens de mourir. Coll. Exprim', éditions Sarbacane.



9 ROSENLOW EEG, Harald (2009) Caulfield. Sortie

interdite
, page 300.