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Les nourritures imaginaires

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Annie Rolland
8 novembre 2010



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« Il faut regarder toute la vie avec des yeux d'enfants »
Henri Matisse




Affirmer que l'intelligence de l'enfant se développe sur le terreau de l'imaginaire nécessite une argumentation plus solide qu'un simple élan du cœur (voir éditorial d'octobre 2010). Les partisans d'une orientation des lectures des enfants sur des ouvrages délaissant l'image au profit du texte s'appuient sur des travaux de psychologie cognitive qui démontrent sans grande difficulté l'extraordinaire plasticité intellectuelle des très jeunes enfants. Nous avons pu constater à quels excès mènent les références strictement cognitives et comportementales dans le domaine de l'éducation des enfants quand il s'agissait par exemple de l'aberrante acquisition précoce de la maîtrise sphinctérienne : certains parents se sont laissés séduire par des techniques de "dressage" (le mot n'est pas trop fort) qui consistaient à asseoir sur le pot des enfants de moins de 6 mois afin de les habituer à une défécation à heure fixe. On a pu entendre aussi que les langues étrangères pouvaient s'apprendre pendant le sommeil : ainsi, des parents ont été tentés par l'aventure qui consiste à faire écouter à leurs petits pendant qu'ils dorment des textes enregistrés dans la langue étrangère convoitée. Il n'est pas difficile de contraindre des enfants très jeunes à se plier à des disciplines d'apprentissage strictes car l'enfant obéit à la loi de la dépendance qui le lie à ses parents. Une dépendance que d'aucuns appellent l'amour, mais ce sont des poètes...
Ces méthodes d'apprentissage sont critiquables car elles réduisent de manière simpliste l'enfant à son unique potentiel cognitif en négligeant la subtile dynamique psychique articulée aux affects. Elles sont comparables à l'acte qui consiste à remplir un sac vide. L'enfant n'est pas un sac vide que l'on peut remplir de tous les objets que l'on a désirés et que l'on n'a pas obtenus en temps voulu.

Ajoutons à cela que le fait de lire précocement des textes au lieu de lire des livres d'images n'est en aucun cas une garantie de succès intellectuel futur. Aucune "preuve" scientifique ne valide sérieusement cette hypothèse. En revanche nous pouvons nous inquiéter de ce que deviendrons psychiquement des enfants qui ont été contraints de "préférer" les livres à texte aux livres d'images. L'accès à leur désir propre est barré s'ils sont chosifiés, instrumentalisés par le désir de l'autre. Cet autre croit que l'accès aux images sur un mode ludique va ralentir leur développement intellectuel. Cet autre croit tout simplement que les images vont empêcher l'enfant de se conformer aux qualités performantes exigées par la compétition pour laquelle ils sont voués dès leur naissance. Lorsque performance, conformisme, uniformité et compétition font alliance, on peut être sûr que ce sera au détriment d'une éducation épanouissante de l'être humain.


Les images sont suspectes en tant qu'elles entretiennent un lien étroit avec l'imagination, l'imaginaire. L'usage commun que nous faisons du mot imaginaire induit une erreur de jugement car il est souvent synonyme de rêverie, de loisir, de paresse, de futilité, voire d'inutilité. Ajoutons que l'imagination est cousine de la création et que les deux sont souvent considérées comme subversives.

Nous allons tenter de formuler ici les bases d'une réflexion fondée sur une lecture psychanalytique de la relation que nous entretenons depuis notre plus jeune âge avec les images.

Nous montrerons comment l'image est à l'origine de l'acte créateur de l'enfant face au réel du monde environnant.

Les Nus Bleus de Matisse

La scène se passe une des immenses salles d'un musée où l'œuvre de Matisse est exposée. Les nombreux visiteurs passent devant les tableaux comme une lente rivière solennelle avertie de la valeur du précieux trésor. En arrière-plan de la rivière d'admirateurs, un petit garçon d'environ 3 ans se contorsionne devant les célèbres Nus bleus. Face au tableau, tantôt il pose singulièrement, tantôt il regarde le tableau. Observant cette gymnastique mystérieuse exécutée par le jeune garçon, les spectateurs adultes amusés ou bien agacés n'y voient qu'un enfant faisant des bêtises au musée parce qu'il s'y ennuie. Leur attitude en revanche est rigoureusement adaptée aux codes du groupe social dont ils font partie : ils savent comment on doit regarder les tableaux dans un musée. Certains sont même équipés d'un appareil audio qui leur explique l'histoire du peintre et la place de son œuvre dans l'histoire de l'art... Ils ont peut-être tout oublié de la relation spontanée et heureuse qui les unissaient aux images durant leur propre enfance.

Ce petit acrobate voit les tableaux de Matisse comme un paysage empli de personnages curieux, une sorte de gigantesque livre d'images dans lequel il se promène, tel Gulliver au pays des géants. La magie de la situation ne l'étonne pas. Il s'arrête longtemps devant "la page" des Nus Bleus comme il le ferait en "lisant" un album devant une de ses pages préférées, tandis que les parents qui lisent le livre souhaitent tourner la page car ils souhaitent que le texte lu par eux corresponde à l'image vue par l'enfant. Pour l'adulte, c'est le texte qui décide de l'image tandis que pour l'enfant c'est l'image qui crée le texte.

Mais que fait ce petit garçon devant les Nus Bleus de Matisse ?

Il réédite une expérience affective qu'il connaît depuis un peu plus de deux ans et qui contribue à construire son moi. Il joue - et c'est une affaire importante - à expérimenter l'image de son corps, dans ce que les Nus Bleus de Matisse lui renvoient comme image spéculaire. D'une part, il se sert du tableau comme d'un miroir renversé car il s'est attribué le rôle de "réfléchisseur" des silhouettes bleues qu'il a identifiées comme humaines ou plus exactement humanisantes. D'autre part, l'image des Nus Bleus constitue un écran de projection pour ses images internes : l'enfant porte sur le tableau "un regard créateur" au sens que lui attribue D. W. Winnicott dans sa théorie de l'espace potentiel [9].

Pourquoi les images occupent-elles une place si importante dans cette construction du moi de l'enfant ? Parce que comme le disait le peintre Henri Matisse, "voir, c'est déjà une opération créatrice (…)." [5]

L'image du corps et le sentiment de soi

L'image précède le mot constitue ici notre postulat de départ. Françoise Dolto disait que les bébés comprennent les choses au-delà des mots [1]. Lorsque nous parlons aux bébés, ils accèdent au sens de nos paroles sans maîtriser le vocabulaire qui les composent. Pour comprendre l'affirmation de Françoise Dolto il faut d'abord se représenter l'univers psychique du tout petit enfant. Il est composé de sensations c'est à dire des objets produits par les sens. Sensations olfactives, gustatives, tactiles, auditives, visuelles mais aussi cénesthésiques c'est à dire produites par la sensation de la masse du corps séparée du corps maternel, différent du monde extérieur. Cette séparation entre moi et non-moi ne va pas de soi au tout début de la vie, elle s'acquiert progressivement dans le vécu des séparations successives assumées par l'enfant. Chaque expérience sensorielle donne naissance à des images qui constitue le corps psychique de l'être dans sa dimension vivante individualisée. Nous élargissons ici la notion d'image puisqu'elle ne concerne pas uniquement les objets perçus par le regard mais aussi les objets perçus de manière olfactive, tactile, gustative, auditive.


Jacques Lacan a élaboré en 1949 la théorie du stade du miroir à l'origine de la formation du Je [4], autrement dit du sentiment de soi (la formule est celle de Françoise Dolto). Cette théorie fondée sur l'expérience de l'enfant devant le miroir. Pour J. Lacan, le stade du miroir doit être compris comme une identification au sens psychanalytique du mot c'est à dire "la transformation produite chez le sujet quand il assume une image". J. Lacan parle ici de ce qui se passe pour le petit enfant âgé de six à dix-huit mois devant son image vue dans le miroir et désigne l'événement par la belle formule "d'assomption jubilatoire de son image spéculaire", comme si l'enfant se re-connaissait pour la première fois. Cette "reconnaissance (est) signalée par la mimique illuminative", que J. Lacan qualifie de "temps essentiel de l'acte d'intelligence (qui) rebondit aussitôt chez l'enfant en une série de gestes où il éprouve ludiquement la relation des mouvements assumés de l'image à son environnement reflété (...)." [4] Il précise que le reflet inclut le corps propre de l'enfant, les personnes et les objets qui se tiennent à ses côtés. Lacan désigne le stade du miroir et l'assomption de sa propre image par le jeune enfant comme fondatrice de son identité : c'est par le truchement de l'image reflétée que l'enfant accède à une perception unifiée et totale de son corps dont il avait jusque-là une perception éparpillée, morcelée.

Françoise Dolto dont le travail clinique avec les jeunes enfants fut une source constante de réflexion donne à l'image une place primordiale dans la perception du monde par les enfants. Elle nous avertit du malentendu qui en découle entre les enfants et les adultes. Voici un exemple qu'elle donne afin de rendre le malentendu explicite [2] :


" Un enfant de vingt-quatre mois, qui désirait beaucoup un vélo et qui, voyant une boîte d'allumettes, avec l'image d'un vélo, s'écrie : "Oh ! Ben voilà, tu peux me l'acheter, le voilà, mon vélo !" Le père lui montre cette boîte en lui disant : "Mais il ne peut pas y avoir un vélo pour toi… - Si, si, si… il y a un vélo pour moi dedans !" Pourquoi ? Mais parce que le vélo vu au loin, dont l'enfant avait envie en voyant un autre enfant pédaler avait, en effet au point de vue de la perspective, la même taille que cette boîte. Très difficile à comprendre, cette logique d'un enfant, pour un adulte !"



L'intention malicieuse de Françoise Dolto vise notre grande difficulté à saisir les actes d'intelligence des enfants. Elle montre comment en grandissant nous sommes devenus aveugles car nous avons oublié que nos yeux nous servent à "palper" le monde, soulignant ainsi la dimension corporelle essentielle de l'acte de voir.


Donald Woods Winnicott a contribué à la compréhension du développement affectif de l'enfant par son incontournable théorie de l'espace transitionnel défini comme suit : "Les objets et les phénomènes transitionnels font partie du royaume de l'illusion qui est à la base de l'initiation de l'expérience." [9] Winnicott ajoute que cette aire intermédiaire d'expérience n'appartient ni à la réalité externe ni à la réalité interne et pour autant il constitue la plus grande partie du vécu du petit enfant et il en subsiste des traces tout au long de la vie.


C'est sur la conjonction des propositions théoriques de J. Lacan, F. Dolto et D.W. Winnicott que je m'appuie pour comprendre l'interaction singulière entre le jeune enfant et le livre d'images. Je propose que nous visitions maintenant à la lumière de ces éclairages psychanalytiques quelques univers imaginaires originaux choisis de la manière la plus subjective qui soit...




Une image par page

Quand j'étais enfant, j'ai regardé maintes fois, bien avant de savoir lire, "La maison de Caroline" [7] car je me passionnais pour les aventures de cette petite fille qui avait tant de chance d'avoir pour amis un ourson, un lionceau, deux chatons et trois chiens. Je me réjouissais sans nul doute du fait qu'elle était libre d'aller et venir à sa guise, de voyager, de conduire une voiture et d'acheter une maison sans que jamais ses parents ne se mêlent de sa vie. Il est probable que les albums de Caroline ont alimenté un sentiment de toute-puissance infantile contemporain de ma petite enfance. Le souvenir qui demeure encore aujourd'hui est un sentiment jubilatoire qui laisse penser que je n'ai pas lu les aventures de Caroline, mais que j'étais Caroline chaque fois que j'entrais dans le livre.


Dans le livre de Maurice Sendak, Max et les Maximonstres [8], le texte occupe une place discrète dans le bas de la page. Lorsque Max déclare "Nous allons faire une fête épouvantable", le texte disparaît dans les trois doubles pages suivantes laissant la possibilité au jeune "lecteur" de se représenter le mouvement, le vacarme, l'atmosphère de transe issue de cette fête hors du commun dont Max est le chef d'orchestre omnipotent et tout puissant. Le dessin de Sendak est à la fois puissamment évocateur par la précision des formes de monstres mais aussi suffisamment distant de la réalité pour que l'enfant entre lui aussi dans l'image pour y créer ses propres ramifications fantasmatiques. J'imagine en revanche que l'adulte lecteur peut se trouver en difficulté devant ces trois pages qui ne sollicitent pas son talent de lecteur de mots.

On peut d'ailleurs se demander si le texte dans les albums pour enfants n'est pas prévu surtout à l'usage des parents afin de les rassurer.


Dans le contexte des consultations psychologiques des jeunes enfants, il m'arrive de prêter "Monstres malades", un livre singulier que nous devons à Emmanuelle Houdart [3]et qui présente la particularité d'être immense (format A3). A première vue, les parents sont horrifiés et les enfants fascinés. Je demande que le livre soit lu à "quatre mains", afin que le parent lise le texte dense que l'auteur a placé sur la page de gauche, pendant que l'enfant s'immerge dans les détails du dessin représentant un monstre atteint d'une maladie spécifique (un fantôme somnambule, un croque-mitaine migraineux, une sorcière aphone, etc.,..) dans des couleurs acidulées et un trait qui n'est pas sans rappeler le trait de Topor. L'auteure a mis un soin tout particulier aux détails signifiant la personnalité de chaque monstre. Prenons par exemple la page de l'ogre souffrant d'une indigestion : l'ogre, armé d'un poignard à la ceinture, est juché sur un tabouret dans la posture peu avantageuse de ce celui qui vomit. Les enfants sont en général particulièrement attentifs à ce que l'ogre vomit : des enfants bien sûr, des animaux mais aussi des objets. La lecture du texte nécessite une bonne dose d'humour, mais il faut admettre que la lecture de "Monstres malades" est beaucoup plus accessible aux enfants, même très jeunes, qu'à leurs parents effrayés à l'idée de semer les graines de la terreur dans l'esprit de leurs enfants.


Le dernier exemple concerne un album que j'ai lu si souvent à mon propre fils quand il était petit, que je me souviens encore du texte et du ton dramatique de certaines pages. "Loulou" de Grégoire Solotareff [9] est l'histoire "d'un lapin qui n'avait jamais vu de loup et d'un jeune loup qui n'avait jamais vu de lapin". C'est avant tout l'histoire d'une grande amitié qui surmonte l'obstacle de la différence. Le texte est en surimpression sur le dessin en double page et les personnages sont comme agrandis par les mises en perspective de leurs mouvements dans un paysage minimaliste. Les couleurs dominantes sont primaires. A l'échelle d'un enfant de trois ans, ce livre constitue un monde à part entière où l'on entre de plain-pied pour partager la vie de Tom et Loulou, et plus encore en vertu du principe de prolongement fantasmatique qui se poursuit au-delà de la lecture du soir. Dans mon souvenir, la peur du loup qui faisait irruption dans la chambre chaque soir semblait vaincue au fur et à mesure que grandissait l'amitié entre le loup et le lapin. Nous avons vécu l'aventure chaque soir durant plusieurs mois jusqu'à ce que Loulou soit supplanté par "Une nuit, un chat…" de Yvan Pommaux [6]


En guise de conclusion, attardons-nous sur cet engouement passionné qui relie un enfant à un livre d'images et le conduit à vouloir, jour après jour pendant un certain temps, le même livre alors que ses parents s'en sont lassés. Il y a dans les livres d'images plus à voir et à vivre qu'à lire.
La répétition de la lecture est un effet lié à la jubilation. Les images, les dessins sont autant de représentations imaginaires d'une partie du moi de l'enfant. Ce qu'y voit l'enfant constitue un espace intime, l'espace potentiel d'une vie tout entière vécue le temps d'une lecture. L'histoire dessinée fournit à chaque "visite" de l'enfant, l'occasion pour lui de créer la réalité, de se re-créer. Et c'est ainsi que sa pensée va progressivement accéder aux concepts que nous utilisons une fois achevée la constitution de notre moi. Tant que l'enfant n'a pas atteint la maturité nécessaire pour éprouver son sentiment d'exister en tant que personne, il a besoin d'éprouver physiquement, sensoriellement, les représentations du monde qui l'entoure. Les histoires en images fournissent le précieux support d'une médiation dont son moi et son image du corps ne sauraient se passer. De plus, la magie de l'instant de lire est probablement due à la rencontre entre l'acte créateur artistique de l'auteur des images et l'acte créateur du regard de l'enfant sur les images...


La Cahuette,
Le 2 novembre 2010

 

Bibliographie
[1] DOLTO Françoise (1956-1957) Le sentiment de soi. Aux sources de l'image du corps. Gallimard, 1997.
[2] DOLTO Françoise (1987) Tout est langage. Vertiges-Carrère.
[3] HOUDART Emmanuelle (2005) Monstres Malades. Thierry Magnier.
[4] LACAN, Jacques (1949) le stade du miroir comme formateur de la fonction du Je. In Ecrits, Tome 1. 1966, Editions du Seuil.
[5] MATISSE Henri (1953) Il faut regarder toute la vie avec des yeux d'enfants », propos recueillis par Régine PERNOUD, Le Courrier de l'U.N.E.S.C.O., vol. VI, n°10, octobre 1953.
[6] POMMAUX Yvan (1994) Une nuit, un chat… L'école des loisirs.
[7] PROBST Pierre (1958) La maison de Caroline. Hachette.
[8] SENDAK Maurice (1963) Where the wild things are. New York, Harper and Row. Pour la traduction française (1967) Max et les Maximonstres.
[9] SOLOTAREFF Grégoire (1989) Loulou. L'école des loisirs.
[10] WINNICOTT D.W. (1971) Jeu et réalité. Gallimard, 1975 pour la traduction française.

Dessins par Etienne Delessert.