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Trois lecteurs d'image

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Claude Lapointe
24 novembre 2010


Tous les lecteurs d’image font vivre l’image bien au delà de ce qu’elle montre.

Transformer des traits et des couleurs inertes en véritables scènes vivantes est leur première préoccupation.

Ces derniers cependant ne réagissent pas tous de la même façon.

En les observant, j’ai décelé trois approches différentes.

Le lecteur rationnel, qui se propose des évidences, qui est logique, raisonnable.

Le lecteur créatif qui va plus loin, qui anticipe l’évolution des scènes.

Le lecteur imaginatif, élucubrant, fantasmant à partir de ce qu’il voit.

Proposons une image à ces trois regards


Comme toutes les images, elle propose essentiellement de l’espace, du temps, du son.


L’espace dessiné sur une feuille en deux dimensions, réduit à quelques traits et à quelques couleurs, deviendra, dans le cerveau du lecteur, un espace en trois dimensions où évolueront les éléments qui composent la scène, perçus dans leur tailles réelles.

Les personnages auront un volume et une taille humaine.


Le temps est suggéré. Dans notre exemple, le temps d’action induira la durée d’intérêt pour l’image : ce sera le temps de la course du personnage traversant l’espace cadré.


Le son est lui aussi suggéré. Bruits, musique, paroles. Dans beaucoup d’illustration, les dialogues sont donnés par le texte. En l’absence de texte, comme ici, le lecteur imagine tout de même le personnage haletant, voire criant. Les pas de sa course martelant la route ou le sentier.

On oublie souvent que le dessin n’est pas muet, qu’il exprime, plus ou moins fortement du son. Pour certains lecteurs, l’image est plutôt silencieuse et cela leur en est agréable, mais si on les interroge, ils n’hésitent pas à nommer quelques sons attribués aux éléments de l’image, personnages, animaux, objets ...

Certains illustrateurs, certains lecteurs sont plus sensibles que d’autres au son. C’est vrai aussi en littérature.


Revenons à nos trois lecteurs. Comment pensent-ils l’espace, le temps et le son de notre l’image ?



Lecture de l’espace





Le premier, le rationnel va évidement reconstituer le personnage, va se douter que le sentier, le paysage, le ciel continuent au delà du cadrage. Il va le faire dans une limite raisonnable, plausible.











Le lecteur créatif, en fonction du récit, du contexte (qui est absent ici) ira plus loin que le premier lecteur. Il anticipera l’action suivante, ou il essayera de le faire, en se donnant une hypothèse ou plusieurs.

Par exemple, ici, il posera l’hypothèse d’un barrage, d’un douanier, si dans le récit cette éventualité est envisageable, bien sûr.

C’est un lecteur idéal pour un auteur qui a envie de le surprendre, de le piéger. C’est une lecture active, intéressante, un peu risquée. Le risque étant de se tromper dans sa projection en avant, mais cela donne un échange auteur-lecteur actif. Si le lecteur anticipe dans le bon sens, alors la lecture s’active, s’accélère. Cela plaît au lecteur qui est ainsi valorisé. Il peut aussi être déçu s’il anticipe régulièrement trop facilement.











Le lecteur imaginatif. Celui-ci déclenche des scènes et des situations propres à son fond propre d’images, à son vécu. Il se sert de l’image regardée pour faire éclore ses images.

Il court toujours le risque d’être déçu par la suite du récit.

Ici, il va par exemple imaginer un lieu étonnant vers lequel le personnage est en train de courir, ou bien un être dangereux le poursuivre. Il déborde du récit proposé et se fabrique un autre paysage, une autre histoire, ou alors, il décroche parce que plus rien ne fonctionne bien. Contrairement à ce qu’on pourrait penser, l’imagination d’un lecteur de ce genre n’est pas intéressante pour une bonne narration, pour une communication de qualité. Sa lecture est trop personnelle. Il n’entre pas dans l’échange, dans le partage nécessaire à une bonne lecture.

Il agit comme si, jouant aux échecs, il décidait en cours de jeu de déplacer son fou d’une manière très personnelle. Que se passe-t-il alors ? Et bien le partenaire quitte le jeu, le laisse à son jeu individuel.







Lecture du temps.

Nous allons retrouver les trois mêmes approches.




Le lecteur rationnel va déduire que la course du personnage va durer le temps de traverser l’écran, puisqu’aucun obstacle n’est représenté. Il évaluera le temps d’une course normale, en référence avec son vécu, son expérience.










Le lecteur créatif. Lui jouera sur la manière de courir. La course sera, par exemple, soit très rapide, soit très lourde, toujours dans le contexte narratif. Le temps d’action de l’image sera pour lui plus ou moins long, plus ou moins rythmé.





Le lecteur imaginatif. Vous le connaissez maintenant, ce lecteur, qui trouvera, dans son vécu, dans son grenier à images, de quoi nourrir sa faim d’originalité. Il sera capable, pourquoi pas, d’imaginer le personnage s’arrêter au milieu de l’image et faire demi-tour, alors que le récit ne s’y prête pas et ainsi ralentir le temps.







Lecture du son




Le lecteur rationnel va «entendre» le halètement du coureur, les bruits de pas sur le sentier ou la route.









Le lecteur créatif. Lui entendra, peut-être, ce que crie le personnage, il supposera ce que pourrait annoncer le douanier, toujours si cela est plausible. Il peut imaginer une musique appropriée.









Le lecteur imaginatif. Il s’appuiera sur son originalité et imaginera ce que crie le personnage, une musique qu’il aime, pourquoi pas ...







Je sais que les trois termes utilisés, rationnel, créatif et imaginatif sont loin de nommer parfaitement les trois approches que j’ai voulu présenter. Je les ai choisi, faute de mieux.

J’espère que les notes ajoutées cerneront mieux leur nature.



Précisons bien qu’un lecteur ne découpe pas ainsi l’image, que les trois composantes présentées, se combinent dans tous les degrés, dans toutes leurs forces et leurs valeurs, en toute inconscience. Que lecteur à partir de
ses approches, construit sa propre lecture.

Une petite remarque vient aussitôt à la suite de ces approches.





La fluidité de lecture d’une séquence de bande dessinée est en partie permise par ce travail de débordement du cadre, du format, de la fixité de l’image qui permet de donner au lecteur la «jonction» entre deux images et animer une séquence complète.








Lorsqu’on réalise une illustration, il est, je pense, intéressant d’avoir en mémoire ces lecteurs, ces lectures.

On peut noter que le premier lecteur, le rationnel est parfait pour les documents didactiques explicatifs, que le deuxième, le créatif est idéal pour un auteur aimant piéger ses lecteurs, que le troisième, l’imaginatif vit sa vie en dehors de ce qu’on lui a concocté. Il se sert de l’image comme déclencheur pour son propre imaginaire.


Peut-être alors est-il intéressant de donner plus de place aux indices qui sollicitent le lecteur, pour le pousser à anticiper l’espace, le temps, le son., pour une lecture plus active, pour valoriser ainsi le lecteur. Pour pousser le premier lecteur à être créatif.

C. Lapointe