Raconte-moi d’où je viens
Naître, grandir, vieillir, mourir... Les enfants ressentent beaucoup de curiosité face aux grandes étapes de l’existence. Voici une présentation de quelques albums qui abordent, de manière plus ou moins explicite, le sujet de la transmission entre les générations.
Les ouvrages qui proposent une réflexion sur le cycle de la vie s’organisent en général de façon circulaire, en associant souvent les deux extrêmes de l’existence : la naissance et la mort, ou l’enfance et l’âge mûr, les grands-parents étant traditionnellement considérés comme les dépositaires du bagage culturel et familial à transmettre aux générations futures.
Transmettre les histoires de la vie
Pour les plus jeunes, on tombe par exemple sous le charme de Petite Pousse de Didier Lévy et Frédéric Benaglia (Sarbacane). Dans ce cas, le sujet de la transmission s’exprime dans la relation privilégiée de Petite Pousse avec sa grand-mère, qui lui raconte des histoires qu’on dirait presque «enrichies en vitamines» tant, mystérieusement, elles la font grandir. Quand Petite Pousse devient adulte, elle sait que sa mamie continue de vivre dans son coeur et dans les souvenirs qu’elle raconte à son tour pour que d’autres en profitent. Si le texte se tait quant aux récits de grand-maman et Petite Pousse, les images construisent un rameau imaginaire sortant de leurs bouches, sur les feuilles duquel on découvre leur histoire familiale. Les naissances, les jouets préférés, les mariages et d’autres moments heureux se lisent sur ces illustrations tendres et ludiques.
Il y a quelques années, Davide Cali et Serge Bloch suggéraient en quelques instantanés une vie entière avec leur magnifique Moi j’attends... (Sarbacane). En alternant les petits riens et les grands moments de l’existence en suivant le fil conducteur de l’attente, cet album fait acte de transmission en nous livrant un témoignage intime qui montre que la vie, inexorable, suit son cours envers et contre tout. Cet homme qui pleure la mort de sa femme en attendant que le printemps revienne, retrouve le sourire devant le ventre arrondi de sa belle-fille. Dans ce livre, le thème de la transmission est également abordé, de manière poétique et allusive, par l’image où le père donne le fil rouge, présent sur chaque page, à son fils, qui en fait ensuite cadeau à sa femme. On peut en effet interpréter ce geste comme le passage symbolique du «relais de la vie» du père au fils. A la page suivante, le lecteur n’est pas surpris de voir ce même bout de laine dans le ventre de la future maman...
L’enfant comme nouvelle naissance
Avec le récent Le coeur et la bouteille d’Oliver Jeffers (Kaléidoscope), nous entrons dans un univers aux symboliques multiples où l’on retrouve le double élément de la circularité et de la mort. Un homme accompagne une petite fille dans ses découvertes du monde, satisfait sa curiosité, lui témoigne un amour inconditionnel par sa présence discrète et attentive. Cette transmission de connaissances, de passions, de sentiments, s’interrompt de façon abrupte par le décès du monsieur : un fauteuil vide suggère métaphoriquement le lien perdu, le néant suivant cet évènement tragique. Pour éviter de souffrir à nouveau, la première préoccupation de la jeune héroïne consiste à mettre son coeur en lieu sûr.
Le renfermement sur soi et l’incapacité d’élaborer son deuil sont représentés par les magnifiques images du coeur emprisonné dans une bouteille qu’elle porte toujours attachée à son cou – même une fois devenue adulte. Ses pensées reviennent sans cesse au fauteuil vide, sa douleur se transforme en un fardeau qui l’empêche de s’intéresser à autre chose.
Lors d’une de ses balades solitaires à la recherche des lieux de son enfance heureuse, elle tombe sur une fille curieuse qui ressemble étrangement à l’enfant pétillante qu’elle était jadis. Cette rencontre réveille en elle le désir de libérer son coeur pour pouvoir répondre aux questions de la gamine. Mais ni un marteau ni une scie ne semblent être suffisants pour casser la bouteille ; il n’y a que la petite fille qui connaisse le secret qui lui permettra de reprendre possession de son coeur.
Dans ce livre étonnant, rien n’est explicite, l’auteur laisse la voie ouverte à une libre interprétation tout en nous suggérant des pistes. Qui est cet homme tant aimé qui utilise une canne pour marcher ? Le père ? Le grand-père ? Et la gamine qui sait comment sortir le coeur de la bouteille… s’agit-il de la fille de cette jeune femme malheureuse ?
Tant de mystères se prêtent bien à toucher des sensibilités différentes. Cet album évoque l’importance de l’élaboration du deuil et montre que ceux qui ont eu la chance de recevoir connaissent l’art et le bonheur de la transmission intergénérationnelle. Les enfants sont ici investis du pouvoir de donner un sens nouveau à la vie des adultes, en leur permettant de jouer le rôle de passeurs culturels et affectifs.
Cette idée d’enfant comme moteur de renaissance est délicieusement exploitée par l’album La première fois que je suis née de Vincent Cuvellier et Charles Dutertre (Gallimard jeunesse). Sous la forme du journal intime, le moi narrant s’adresse explicitement à sa fille en lui racontant sa jeunesse. Texte et images esquissent avec douceur une enfance insouciante dans une famille affectueuse : les câlins de papa et maman, les premiers pas, la première course en vélo sans petites roues... L’humour omniprésent décrit avec légèreté la première déception amoureuse, mais aussi ces yeux bleus qui brillent, pleins de promesses, et une grossesse désirée : la joie d’avoir un bout de chou dans le ventre, l’enthousiasme des grands-parents en apprenant la nouvelle. Dans ce livre, la transmission s’impose comme un but en soi, celui de faire connaître à son enfant son expérience personnelle de la maternité. On retrouve l’organisation circulaire, mais non le thème de la mort, qui n’est pas abordé au profit du parallèle entre deux naissances : celle de la mère et celle de son enfant. Transmission rime alors avec complicité, envie de partager des émotions, de créer un lien.
Transmission et construction identitaire
Savoir d’où on vient, connaître ses proches, mais aussi le pays de ses ancêtres, aide les individus à se structurer, à se situer dans la ligne d’une histoire qui les précède. En compliquant le dialogue entre générations, l’adoption constitue souvent une entrave à ce processus de formation identitaire. Dans le charmant Mon carnet vietnamien de Marie Sellier (Nathan), on se souvient du désarroi de Nicolas, enfant adopté qui se sent comme un géant avec un pied en France et l’autre au Vietnam. L’auteure résout ce conflit identitaire en insistant sur le soutien des proches français de Nicolas, mais aussi sur sa rencontre avec une camarade d’école vietnamienne et le témoignage d’une femme qui l’avait connu bébé, personnages clefs auxquels elle confie la responsabilité de la transmission.
En effet, ces derniers restituent à Nicolas une partie de son histoire : l’une en lui rendant familières les coutumes et la géographie de son pays d’origine, l’autre en lui offrant des mots apaisants qui lui permettent de regarder le futur avec la certitude d’avoir été aimé. Cette réconciliation avec son passé se traduit en images de manière subtile grâce aux fascinantes illustrations de Cécile Gambini, qui font surgir un Vietnam mythique mélangeant rêves et récits réels.
Avec son album D’un monde à l’autre (La Joie de lire), l’ethnopsychologue Daria Michel Scotti nous offre un regard différent sur l’adoption et aussi une approche originale du thème de la transmission. Un grand-père adoptif passionné par les voyages partage avec son petit-fils ses connaissances sur les formes traditionnelles d’adoption de différents pays. On découvre ainsi que dans plusieurs cultures, grandir sans ses parents biologiques relève d’une pratique socialement acceptée : en Afrique, par exemple, il peut arriver qu’un père ou une mère élève l’enfant de son frère, et il s’agit d’une façon de rester proches même lorsqu’on est adultes.
Bercé par ces récits fascinants, l’enfant inscrit son expérience personnelle dans un univers onirique, rendu vivant par les belles illustrations de Kalonji, peuplées «d’enfants nomades qui, un jour, ont traversé les mers et voyagé d’un monde à l’autre.» L’acte de transmission du grand-père consiste à aider son
petit-fils à se situer dans une histoire plus vaste que la sienne, et à se voir dès lors comme un don précieux pour les parents qui l’accueillent… Que demander de mieux ?
Source : Revue Parole, publiée par l'Institut Suisse Jeunesse et Médias
Dessins par Etienne Delessert.