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Le livre en quête d'image

 

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Karen Vignoles
14 mars 2011


Le parallèle parfois fait entre notre époque et la Renaissance souligne, parmi d’autres, l’analogie des bouleversements causés à cinq siècles de distance par la révolution numérique et l’invention de l’imprimerie. Toutes deux symbolisent le passage d’un monde à un autre. Toutes deux ont réussi en moins d’une génération à s’imposer. Voyage dans l’histoire de l’illustration, du manuscrit à l’imprimerie...


Dès ses débuts, l’imprimerie attise la curiosité des rois et des plus modestes. Cinquante ans plus tard, vingt millions d’incunables, nom donné aux ouvrages imprimés avant 1500, ont été vendus ! La micro-informatique vient à peine d’entrer dans nos vies et déjà les penseurs de la modernité s’étonnent de ses effets inattendus. Or, les orientations prises par les premiers imprimeurs, lettrés et techniciens à la pointe de leur temps, n’allaient pas de soi non plus… La petite histoire de l’illustration des livres imprimés est à ce titre exemplaire : elle nous rappelle que toute nouvelle invention connaît un temps d’hésitation avant de s’émanciper.

Et avant Gutenberg ?

Jusqu’en 1453, l’Occident et le Moyen-Orient reproduisent et ornent les livres à la main sur parchemin dans les monastères ou les ateliers laïques. Une bible de 600 pages de 40 lignes chacune demande environ 7 mois de travail à un copiste professionnel.

L’idée d’une reproduction accélérée des textes taraude de nombreux chercheurs depuis longtemps déjà. Surtout depuis qu’à la fin du XIVe siècle, l’estampe sur bois ou xylographie a fait son apparition avec les petites images pieuses imprimées en série sur du papier bon marché et les cartes à jouer si populaires. Les graveurs sur bois tentent de reproduire des textes. Mais graver des centaines de planches est long, et les petites lettres en relief ne résistent pas à un trop grand nombre de pressions. La chose est possible mais pas rentable.

C’est du côté des orfèvres que vient la solution: un orfèvre, luimême fils d’orfèvre de Mayence, en Allemagne, imagine un système métallique résistant et surtout des caractères mobiles et indépendants... Cette astucieuse invention lui permet de sortir en quelques mois, avec une équipe restreinte d’ouvriers, 180 exemplaires d’une Bible. C’est le premier livre imprimé de notre histoire. Cet inventeur génial et entêté se nomme Gutenberg et, contrairement à notre contemporain Bill Gates qui lui aussi a bouleversé nos habitudes culturelles, il ne s’enrichira jamais... Mais c’est une
autre histoire.




Edelstein, 1461.



Invention, mais pas innovation...

Si Gutenberg et ses associés travaillent plusieurs années sur ce projet, ils sont loin d’imaginer l’allure que prendront nos livres modernes et encore moins les bouleversements culturels et politiques dont ils seront la cause (journaux, campagne de presse, réclame, opinion publique, etc.). Ils n’ont qu’une idée en tête : reproduire à l’identique ce qui existe déjà. Ils fondent des caractères d’après une calligraphie rhénane complexe, laissent des blancs pour des lettrines faites à la main et impriment 40 exemplaires sur parchemin! C’est dire si le manuscrit est leur seul modèle de référence. De même, le cinéma balbutiant s’inspirera du théâtre et les premières automobiles, des calèches. Ce n’est pas le calcul de convaincre sans choquer, mais la force de l’habitude qui donne son aspect à cet ouvrage révolutionnaire. Gutenberg invente mais n’innove pas.

Dans un premier temps, pour illustrer les textes, nul n’envisage autre chose que l’enluminure: elle règne depuis des siècles dans le manuscrit. Sans aspirer au luxe extrême des manuscrits «haut de gamme» réalisés par de vrais artistes, les imprimeurs rêvent d’une illustration plaisante. Mais l’intervention d’un pinceau élève les coûts, ce qui est absurde. Le livre devra-t-il rester austère?

C’est un petit éditeur de Bamberg, Pfister, qui réussit à insérer une ou deux xylographies dans le cadre qui maintient solidement les quelques milliers de caractères nécessaires à l’impression d’une page. Il prend soin de choisir un bois, poirier ou buis, capable de résister à l’énorme pression acceptée par les fontes. Il met aussi au point une encre adaptée à la fois au métal et au bois. Evidence ? Il faut quand même attendre 1461 pour que
l’Edelstein, populaire recueil de contes, soit imprimé et illustré d’un seul geste, alors même que des ateliers gagnent toute l’Europe. Ses modestes bois sont naïfs: quelques hachures en guise d’ombres, des silhouettes sommaires, un sol, pas d’arrièreplan. Pour compenser, certains exemplaires sont rapidement mis en couleur à la main. Le résultat modeste plaît aux foyers habitués non pas à la minutie et à l’élégance des miniatures, mais à la rude xylographie.




La Destruction de Troyes. Les améliorations apportées sont l’indice d’une volonté de plus grande fidélité au texte. Ici le graveur garde la composition, mais modifie certains personnages.



L’image, avec ou sans le texte ?

Notre époque blasée s’étonne de voir que ces premières illustrations sont parfois sans grand rapport avec le texte. En réalité, l’illustration sert d’abord à égayer les pages. La figuration du texte existe, mais reste secondaire pour les imprimeurs propriétaires des bois. Leur stock limité est utilisé à l’extrême: un même bois peut servir à illustrer un miracle de Jésus et une scène de la Passion; la même image servira à montrer les canaux de Venise et à illustrer le Déluge! On retrouve le même bois – identifié à un défaut particulier – à des centaines de kilomètres de distance, nous permettant ainsi de suivre le parcours d’un typographe itinérant. Pendant longtemps, une certaine catégorie d’ouvrages vendus en colportage aura cette habitude de rentabiliser un bois jusqu’à l’absurde: une fois usé par des centaines de pression, le bois est jeté. S’il plaît il est recopié – la notion de plagiat ou de vol n’existe pas – et parfois amélioré.

Il faut bien attendre les années 1480 pour que le modèle manuscrit commence à disparaître. Dans les cercles humanistes, aux abords des universités, l’idée d’une esthétique propre au livre se fait jour. Derrière le tailleur sur bois se profile un amateur de texte ou de peinture.

Prenons pour exemple ce bois lyonnais de 1485, copié sur une édition parisienne de 1484 de La Destruction de Troyes. Les améliorations apportées sont l’indice d’une volonté de plus grande fidélité au texte. Ici le graveur garde la composition, mais modifie certains personnages. En lecteur attentif, il sait que le bouclier mythique d’Hector est resté entre les mains de son vainqueur; il se souvient aussi qu’Hector est le « plus grand» et le plus fort des Troyens et que dans les combats, c’est à son « casque étincelant » qu’on le repère. A présent, le casque gît au sol, inutile.

Du petit tailleur de bois au grand artiste

Conscients de gagner du terrain, fiers également de leur production et de leur rôle de diffuseur, les éditeurs s’adressent enfin à de vrais artistes. Pour une Apocalypse, l’Allemand Koberger fait appel en 1496 au déjà célèbre peintre et graveur Albrecht Dürer. C’est lui qui donne avant la fin du siècle ses lettres de noblesse à l’illustration par la xylographie d’abord, par la gravure sur cuivre ensuite. Cette xylographie des «Quatre cavaliers », signée comme un tableau, est un petit chef-d’oeuvre de composition et d’énergie ; la densité de détails apparente la gravure à la peinture de chevalet. Les variations de noirs et gris obtenues par Dürer rendent inutile la couleur. Ici commence l’idée que l’illustration est un genre à part entière.

A Venise,Alde Manuce en 1499 publie Le Songe de Poliphile orné de gravures italianisantes anonymes mais exceptionnelles... La voie est ouverte : le livre au tournant du siècle peut désormais s’enorgueillir d’offrir à tous, comme le fit le manuscrit à un cercle très restreint, de grands textes associés à de véritables oeuvres d’art.


Source : Revue Parole, publiée par l'Institut Suisse Jeunesse et Médias


 

Karen Vignoles enseigne l’Histoire de l’Art à l’Ecole Emile Cohl, à Lyon; artiste amateur, elle dirige également Les Ateliers-Terreaux sous l’égide de La Compagnie Lyonnaise, et organise expositions, voyages artistiques et autres manifestations.

L'illustration d'ouverture est Apocalypse : « Les quatre cavaliers ». Les variations de noirs et gris obtenues par Dürer rendent inutile la couleur. Ici commence l’idée que l’illustration est un genre à part entière.