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YOK YOK , ami du monde, ami du moi...

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Annie Rolland
16 mars 2011



T


"Ca serait vraiment chouette si chaque enfant de chaque pays avait un copain

dans tous les autres pays! Un copain qu'il connaisse bien. Parce que des copains

on en voit plein, partout, mais c'est pas forcément celui qu'on cherche."


Le cerf-volant du bout du monde.
Film de Roger PIGAUT et Kia-Yi WANG




Yok Yok dormait depuis trente ans dans une noix. Comme dans toutes les bonnes histoires, il se réveille grâce à une extraordinaire coïncidence. Un ours débonnaire fait la sieste dans un arbre, se gratte et fait tomber deux noix; un corbeau malin s'en empare et les brise et "Surprise! un petit personnage au grand chapeau rouge sort de la première" et de la deuxième sortent une souris et une chenille. Après les salutations d'usage avec le grand corbeau, nos petits amis iront dormir sous l'oreiller d'Etienne Delessert. L'histoire commence donc comme un conte de fées, Yok Yok appartient à une famille de personnages singuliers. Dans cette famille, on rencontre entre autres la fée Clochette de Peter Pan et le génie de la lampe magique d'Aladin.






J'en avais l'intuition quand j'ai commencé à me promener avec lui dans les pages des livres d'Etienne Delessert. Puis, la rêverie aidant, quelque chose a émergé des profondeurs de mon enfance, une image, un personnage, un film, mais plus encore la sensation indescriptible d'un horizon sans limite mêlé à l'intériorité intime, le tout lié à une jubilation savourée sans partage. Je dois ce plaisir "égoïste" au film de Roger PIGAUT et Kia-Yi WANG [19] intitulé Le cerf-volant du bout du monde, mais c'est en menant une enquête via Internet que j'ai pu mettre un titre sur l'œuvre cinématographique car il ne me restait qu'une image et une émotion tandis que l'histoire avait disparu. Le cerf-volant chinois que l'enfant a trouvé est posé dans sa chambre et une nuit, un jour, il se transforme en un curieux personnage au visage peint et grimaçant. Inquiétant et rassurant à la fois, il entraîne l'enfant dans un grand voyage. Le lit de la chambre s'envole par la fenêtre avec le garçon et sa petite sœur à bord. Ce vaisseau improbable, tel le tapis volant d'Aladin, les emmène en Chine. Ce cerf-volant vivant m'a accompagnée longtemps dans mes rêveries solitaires. Je suis heureuse de l'avoir retrouvé grâce à Yok Yok qui a donc ce pouvoir extraordinaire de faire renaître les images précieuses de l'enfance, enfermées dans la cachette secrète de l'inconscient.

La superposition du petit bonhomme au chapeau rouge avec les fonds sombres, cosmiques, du ciel de la nuit, de la forêt, du grouillement de la vie sur terre invite à une rêverie magique. Les dessins d'Etienne Delessert nous donnent ici l'occasion de réfléchir sur la manière dont un personnage de fiction comme Yok Yok constitue un espace intermédiaire qui permet au jeune enfant lecteur d'entrer en relation avec un monde pas si rassurant que ça ... Il chuchote à nos oreilles incrédules "Sésame, ouvre-toi!" Selon l'hypothèse de D.W. Winnicott "l'acceptation de la réalité est une tâche toujours inachevée, aucun être humain n'est affranchi de l'effort que suscite la mise en rapport de la réalité intérieure et de la réalité extérieure; enfin, cette tension peut être relâchée grâce à l'expérience d'une zone intermédiaire d'expérience qui n'est pas mise en question (...); cette zone intermédiaire est directement en continuité avec le domaine de l'enfant qui est "perdu" dans son jeu." [15]

Lorsque nous étions enfants, nous avions recours à ce que les psychanalystes appellent la pensée magique. Cette capacité à faire "comme si" ("on dirait que tu serais... et que moi je serais...") est aussi l'apanage des personnages imaginaires des contes. Alors, pour lire les histoires de Yok Yok, on dirait que je serais redevenue un enfant...






Les couleurs du temps, la forme de l'espace.

C'est avec toute la subjectivité possible que j'aborde les œuvres d'Etienne Delessert, car je l'ai d'abord rencontré dans le dessin de presse, puis, j'ai parcouru les galeries virtuelles du web, avant de faire connaissance avec les albums pour la jeunesse. Ce qui m'étonne à chaque fois, c'est la façon dont la couleur parle le langage de la nature. Elle occupe une place à part entière au point que l'œil y plonge comme dans un océan signifiant à valeur cosmique. Avec un peu de recul, on prend conscience de la douceur du trait, tout en courbes arrondies. Cette douceur est d'autant plus intrigante qu'elle rend les figures monstrueuses (réelles ou imaginaires) plus impressionnantes encore. Les dents des monstres féroces sont rondes aussi, comme pour en émousser le tranchant. Rien d'étonnant donc, si nous croisons sur les chemins de Yok Yok des ours, des chats qui parlent (tout comme le chat de Cheshire souriait…) des souris, ou bien encore toute une ménagerie minuscule qui décide de faire la course! Le bestiaire d'Etienne Delessert n'est pas anecdotique, il est à la fois d'une grande rigueur graphique et empreint d'une vision surréaliste.

Mais commençons par le commencement. Aux origines [4] un ours, tout ce qu'il y a de plus sauvage, et pourtant si familier. Animal symbolique de l'enfance occidentale, symbole celte de la force et de la protection, il était le totem du roi Arthur (de Arz, qui signifie Ours en breton). Il est représenté en double page sur le fond sombre d'une forêt dont émane un profond mystère. Puis il s'endort sur les branches d'un arbre dont on ne distingue que quelques feuillages; on peut rêver longtemps sur cette image car toute l'histoire est en gestation dans le sommeil de l'ours. Une noix tombe, elle est assez grosse pour donner envie de la manger. Ce qui ne manque pas de donner des idées à un corbeau que l'on voit apparaître, immense, en page 8. La re-naissance de Yok Yok se passe le plus naturellement du monde et page 23, le voilà prêt pour l'aventure, et il vole ! Cela constitue le premier signe d'identification possible pour le petit enfant omnipotent. Yok Yok semble avoir la carrure d'un ami imaginaire miniature de bon aloi: "Yok Yok connaît les secrets de la nature, il aide la lune et le soleil à monter dans le ciel (...)" [4] Il dévoile le mystère de la naissance, les secrets de la filiation; il relie la vie et la nature; il est l'ami du monde.






Omnipotence infantile
Pour prendre bon départ dans la vie, chacun, dit Winnicott [16], devrait pouvoir faire sa petite expérience d’omnipotence avant de devoir et pouvoir repasser à Dieu cet exercice inconfortable et de finir par ressentir l'humilité qui est le signe de l’accomplissement de l’individualité humaine. Le sentiment psychique d’omnipotence qui caractérise l’illusion d’être au centre de l’univers, fait de nous le principe de toute chose, de toute créature, de tout univers et nous pose comme un être sans aucune antécédence, ni antériorité, pur esprit que n’entache aucune matérialité physique et que n’entament ni les contingences de la vie quotidienne, ni les rencontres aléatoires."

Comme le Génie de la lampe donne à Aladin le pouvoir de circuler dans les airs sur un tapis, Clochette verse un peu de poussière d'étoile sur la tête des enfants, elle leur donne la possibilité de s'envoler. La petite taille de ces personnages de légende est inversement proportionnelle à leurs grands pouvoirs "magiques". Ces personnages célèbres sont pourtant des second rôle car Aladin et Peter Pan tiennent la vedette. Dans les livres d'Etienne Delessert Yok Yok tient en revanche le premier rôle. Sa petite taille renvoie à une autre aspect important des contes. Lewis Carroll [2] donne à Alice le pouvoir de rapetisser ou de grandir au gré de sa curiosité alimentaire. La taille du personnage procède d'un fantasme relié à une vision du monde et à la place que nous occupons dans l'univers. Elle restitue par la sensation, le sentiment que nous avons d'exister dans une relation toute relative aux objets, à l'autre, au monde. La relativité de notre taille réelle procède de l'appréhension imaginaire de la comparaison avec le monde animal ou végétal.






Dans "Les bons et les mauvais" [6], Yok Yok s'enfonce en compagnie de ses amis, Noire la souris et Josée la chenille, dans le tapis de feuilles de la forêt d'où surgissent d'étranges créatures formant une société à part entière. Les champignons, bons ou mauvais, comestibles ou vénéneux, sont autant de représentants des valeurs positives et négatives de la palette des relations sociales. Le petit bonhomme au chapeau rouge est ici expert en rapport sociaux. La méfiance, la prudence et la confiance sont déclinées au gré des rencontres avec le petit peuple coiffé qui sent bon l'humus. L'amanite phalloïde livide pâlit de stupeur devant le toupet de Yok Yok qui regarde le danger "droit dans les yeux, en les toisant du haut en bas" (pages 30-31) afin de mieux l'identifier. La métaphore naturaliste et les champignons personnifiés introduisent la nécessité du bien et du mal dans la même espèce, de la vie et de la mort dans la même existence. L'efficacité symbolique est d'autant plus fonctionnelle que la taille de Yok Yok est la même que celle des champignons. L'élasticité des dimensions spatiales et temporelles est un facteur important dans les représentations mentales des jeunes enfants. Petit, grand, la différence n'est dans l'imaginaire qu'une question de proportion...

Dans "Le merveilleux voyage de Nils Holgersson à travers la Suède" [10], Selma Lagerlöf inflige à son héros un rapetissement si important qu'il se trouve désormais à la merci des animaux qu'il se plaisait auparavant à torturer. La magie de l'histoire suédoise transforme la "punition" en cadeau initiatique. Nils, est devenu si petit qu'il va pouvoir découvrir le monde depuis le ciel sur le dos d'une oie. C'est pourquoi, la petite taille d'un personnage de fiction ne relève pas du hasard de l'imagination poétique mais d'une nécessité psychique qui participe à la construction de l'image du corps et par extension, de l'image de soi. Le rapetissement de Nils autorise le voyage à dos d'oiseau, invente l'espace potentiel où l'enfant va grandir c'est à dire, selon la métaphore créée par Selma Lagerlöf, du petit monstre omnipotent et tyrannique qu'il était, il devient un garçon de bonne compagnie pour autrui. La bienveillance indulgente de l'auteure laisse cependant une trace d'omnipotence à la fin de l'histoire lorsque Nils vient faire ses adieux aux oies sauvages avant leur grand départ. "Alors, le garçon se releva et s'approcha d'Akka. Il la caressa et la flatta. Puis il fit de même avec Iksi et Kaksi, Kolme et Neljä, Viisi et Kuusi, les anciennes qu'il avait connues dès le début. Puis il remonta de la plage vers la terre ferme, car il savait bien que le chagrin des oiseaux ne dure jamais longtemps, et il voulait les quitter pendant qu'ils étaient encore tristes de l'avoir perdu." ( P. 614) Nils a appris l'humilité propre à l'être humain socialisé mais il cultive un sentiment d'orgueil lié à la certitude de manquer à ses parents symboliques (les oies) Alors qu'il les quitte pour toujours. C'est ainsi que Selma Lagerlöf illustre par une métaphore l'illusion nécessaire à tout enfant pour qui grandir revient à abandonner ses parents. Dans son fantasme d'omnipotence, il demeurera toujours pour eux le centre du monde.






Yok Yok nous accompagne dans le monde cruel de la compétition où l'orgueil, avatar de la toute-puissance infantile, est mis à rude épreuve. "L'escargot" [5] raconte l'histoire d'une course à pied qui ne connaît aucun vainqueur, les lois de l'espèce permettent le triomphe de l'absurde. Nous découvrons que la différence entre les êtres met à l'épreuve notre narcissisme. La compétition devient le théâtre de la rivalité et de cruelles déceptions. Au risque d'une blessure narcissique, Bruno l'Escargot tente l'impossible. Yok Yok, magnanime et facétieux, épargne à Bruno l'Escargot une désillusion qui aurait pu le déprimer longtemps! Mais le jeune lecteur ne sera pas dupe, même si malheureusement dans le monde actuel, la tendance est à l'impitoyable concurrence, le sentiment d'exister procède d'une lutte sans merci, à l'école et ailleurs. "C'est ça la vie!"... Dans la vie, qui est l'ami qui va le protéger?

Le compagnon imaginaire

Les vicissitudes de la vie sont une usine à fabriquer des monstres: "Certains nous connaissent bien ; ils vivent dans les armoires et sous les lits. Ils font grand bruit la nuit. Ils nous font parfois tellement peur que l’on ne peut plus penser à rien d’autre." [8, pages12 à 14] Dans "Les monstres" Yok Yok s'avère être un bouclier efficace contre les monstres surgit des armoires, des tiroirs et de dessous le lit. Dans cette histoire, nous quittons le domaine végétal pour réintégrer le paysage familier de la maison, des meubles et des jouets. Dans la dernière image, Yok Yok profère une dénégation remarquable, c'est à dire, selon l'éclairage freudien, l'affirmation d'une chose dont, inconsciemment, on est convaincu du contraire. Ce faisant, il s'érige tel un rempart et soudain , dans le dessin d'Etienne Delessert il paraît grand, si grand… Et les monstres sont devenus si petits qu'ils tiennent dans la poche de son pantalon. C'est dans cette attitude si vaillante que nous trouvons en Yok Yok les qualités de l'ami imaginaire, c'est à dire d'un ami du moi de l'enfant.






Le compagnon imaginaire sert à protéger le développement de la représentation de soi. Quand l'enfant commence à différencier les objets de son environnement, les personnes de son entourage affectif proche, il devient en même temps capable d'entrer en conflit avec ces objets et ces personnes, y compris sa mère. La mère n'est pas toujours en mesure de fournir une réponse calmante pour protéger l'enfant de la blessure narcissique. Tandis que l'ami imaginaire ou l'objet transitionnel renvoie à l'enfant une image correspondant au sentiment que l'enfant a de la perfection. L'ami imaginaire est en quelque sorte un "gardien narcissique", garant du développement psychique de l'enfant à travers le fantasme [1]. Il constitue également le prototype des situations que l'être humain expérimente à chaque étape de sa vie par ses réalisations, ses créations, son travail, autant d'expériences renouvelées qui incarnent notre besoin d'un "gardien narcissique", dont l'ancêtre lointain et souvent oublié est un objet transitionnel ou un compagnon imaginaire dont la bienveillance fut sans faille...






L'écrivain Blaise Cendrars publie son roman "Moravagine" en 1926, mais il n'aura de cesse de revenir sur cette création singulière au point qu'en 1956, il s'en explique dans une post-face de la nouvelle édition. Comme si il n'en finissait pas avec la genèse d'un personnage auquel, selon ses propos, il semblait devoir la vie pour l'avoir protégé dans l'enfer de la Grande Guerre. «Ni le jour, ni la nuit, Moravagine ne m’a quitté dans la vie anonyme des tranchées. C’est lui qui m’accompagnait en patrouille et qui m’inspirait des trucs de Peau Rouge pour tendre une embuscade, un piège […]. Il était à côté de moi à l’attaque et c’est peut-être lui qui m’a donné le courage physique et la volonté de me ramasser sur les champs de bataille en Champagne. Je le possédais, il me possédait. » [3] Le soldat Blaise Cendrars est assuré ici dans sa continuité d'exister par la création d'un personnage imaginaire qui deviendra plus tard un personnage de roman. Si l'écrivain éprouve plus que jamais le besoin de revenir au fil des années sur cette création, c'est parce qu'elle n'est probablement pas uniquement littéraire. Moravagine constitue pour B. Cendrars un double, une sorte de moi auxiliaire téméraire, aventureux, qui a eu le pouvoir de transcender l'angoisse de mort qui fait son lit dans le terrier du soldat des tranchées. La vie créatrice est le fait de ne pas être tué ou annihilé continuellement par soumission, ou réaction au monde qui empiète sur nous, le fait de ne pas réduire ce que nous sommes à la seule détermination héréditaire, le fait de pouvoir prendre appui sur le monde pour s’interpréter en l’interprétant.[13] Blaise Cendrars sait qu'il lui doit la vie, tout comme l'enfant sait qu'il a besoin d'un compagnon imaginaire pour transformer une réalité difficile, inquiétante, en univers des possibles, en "espace potentiel", selon la formule de Winnicott [14].






Le compagnon imaginaire fait partie du développement normal de l'enfant. Il prépare l’intériorisation de l’instance morale, l’acquisition des limites entre réalité et imaginaire et l’appropriation de la place de l’enfant dans sa famille. Situé dans une phase intermédiaire, à la frontière entre principe de plaisir et principe de réalité, il est une sorte de « doudou virtuel ». Le compagnon imaginaire a une fonction de censure, d’auto-observation et d’Idéal. Il est en quelque sorte le témoin, voire l'instrument de la construction embryonnaire des sentiments de culpabilité et de honte mais aussi du mécanisme d'identification à des images grandioses de héros invincibles très utiles lorsque l'on pressent intuitivement que la dépendance vitale aux adultes est une source de vulnérabilité... Ainsi voit-on des compagnons imaginaires libres de toute règle sociale, dotés de pouvoirs surnaturels, capables de voler dans les airs, de soulever des montagnes ou de transformer une mauvaise note en 10 sur 10… mais aussi des compagnons turbulents et indisciplinés avec lesquels l’enfant se comportera en éducateur sévère et responsable.[11]

Yok Yok, allié du moi

Les livres d'images mettent en scène un monde possible créé par un artiste. Lu par un enfant, le monde possible devient en quelque sorte réel. Mais nous parlons ici d'une réalité psychique, celle qui forge nos singularités d'êtres humains, celle qui fonde la nature humaine. Je formule l'hypothèse que cette lecture est répétée par le jeune enfant (tandis que ses parents s'en lassent…) parce qu'elle offre un espace de jeu mental qui potentialise des éléments, des objets (psychiques) issus de l'imaginaire de l'enfant. Jean Piaget considérait le jeu symbolique des enfants comme un aspect de la pensée autistique des toutes premières années qui disparaîtrait avec l'avènement de la pensée adulte rationnelle caractérisée par l'objectivité [12]. L'éclairage psychanalytique montre cependant une certaine continuité dans la capacité de représentation du monde entre la pensée de l'enfant et la pensée de l'adulte. L'enfant ne peut pas "penser", c'est à dire se représenter ces éléments sans le truchements du jeu, ce à quoi il consacre pourtant toute son énergie durant la journée. La lecture est considérée comme un temps de repos, de calme, mais l'enfant n'aura de cesse que d'y re-créer un monde, aidé en cela par les images de l'album qu'il parcourt inlassablement, sans être obligé de s'y mesurer physiquement.






Les histoires en images ouvrent le moi de l'enfant sur le vaste monde. Dans "Le chat qui parlait trop" [7], Yok Yok aborde le délicat mystère de la communication et de l'apprivoisement. Le langage et les origines y apparaissent comme intrinsèquement liées. Comme un espace de transition, les histoires de Yok Yok montrent la relation que l'on peu établir avec les habitants du monde, c'est à dire les autres, parfois différents, parfois ressemblants. Le chat nommé Pluton est réel sous le pinceau d'Etienne Delessert, il a une histoire et une filiation qui l'inscrit dans le cycle de la vie. Yok Yok écoute le chat parler de ses parents originaires de pays différents (pages 24 et 25); ce faisant il facilite le lien et atténue l'angoisse, dédramatise l'inconnu, même dans ses figures chimériques qui sont de loin les plus inquiétantes. Dans la relation qu'il établit avec Pluton, il décrypte le langage au-delà des mots (pages 10 et 11) et écoute volontiers la conversation du chat de du hibou (pages 26 et 27). Le dialogue avec le monde ne fait que commencer, Yok Yok en est le guide et c'est un privilège que de voyager en sa compagnie.

Yok Yok est petit, "mais il est vaillant", comme il est dit dans la chanson de Kirikou, autre "petit" personnage à la frontière du réel et de la magie. [18] Il a toutes les qualités d'un compagnon dont l'image se superpose aux expériences de vie de l'enfant. Il est en mesure de l'accompagner sur le chemin de l'émotion tout comme un ami imaginaire inventé par l'enfant lui-même. Paul L. Harris souligne à cet égard que "les jeunes enfants utilisent leur imagination pour donner sens aux histoires racontées par d’autres, et concernant des événements qu’ils ne peuvent pas observer eux-mêmes. D’une façon générale, l’imagination reste, tout au long de la vie, un compagnon fidèle de la pensée orientée vers la réalité." [9] C'est précisément en ce sens que Yok Yok rejoint la famille des amis du moi de l'enfant; en tant qu'interprète de la réalité, il offre un espace intermédiaire, transitionnel, pour penser le monde.






Une question se pose quant au statut des personnages de fictions qui deviennent des compagnons imaginaires le temps de la lecture d'un livre. Qui crée le compagnon imaginaire issu d'un livre ? Est-ce l'inventeur du personnage qui lui a donné forme et couleur et l'a doté de paroles, d'intentions et de sentiments? Ou bien l'enfant qui lit le livre, et qui l'anime à chaque lecture d'un désir propre et unique? Ni l'un ni l'autre, car c'est bel et bien la lecture qui est seule créatrice car elle fabrique la rencontre entre deux créateurs de monde. Si Yok Yok est "réellement" l'ami de longue date d'Etienne Delessert, il devra néanmoins compter sur les enfants qui liront les histoires pour prendre vie, devenir "réel" et s'échapper dans les mondes sans fin de l'imaginaire. Grâce Yok Yok, l'enfant saura, comme le souligne D.W. Winnicott, qu'il y a possiblement toujours quelque chose de neuf et d’inattendu dans l’air [16].


La Cahuette,
le 12 mars 2011

 

Bibliographie
[1] BENSON M. R. et PRYOR D. B. (1973) Quand les amis se volatilisent. A propos de la fonction du compagnon imaginaire. Traduit de l'anglais par Claude Monod. Nouvelle revue de psychanalyse, 1976, n° 13: 237-252.
[2] CARROLL Lewis (1865) Les aventures d'Alice au pays des merveilles. Flammarion (1979)
[3] CENDRARS, B. 1956. Pro domo. Comment j’ai écrit Moravagine, Paris, Grasset.
[4] DELESSERT Etienne (2011) Yok Yok. Une noix. Gallimard Jeunesse.
[5] DELESSERT Etienne (2011) Yok Yok. L'escargot. Gallimard Jeunesse.
[6] DELESSERT Etienne (2011) Yok Yok. Les bons et les mauvais. Gallimard Jeunesse.
[7] DELESSERT Etienne (2011) Yok Yok. Le chat qui parle trop. Gallimard Jeunesse.
[8] DELESSERT Etienne (2011) Yok Yok. Les monstres. Gallimard Jeunesse.
[9] HARRIS, Paul L. (2002) Penser à ce qui aurait pu arriver si... Enfance, n° 3, p. 223 à 239.
[10] LAGERLOF Selma (1931) Le merveilleux voyage de Nils Holgersson à travers la Suède. Traduit du suédois par M. de Gouvenain et L. Grumbach pour le éditions Actes Sud (1990).
[11] MISSONNIER Sylvain, DE BÉRAIL Brune (2010) Entre angoisse et créativité :les compagnons imaginaires, Dialogue - Recherches sur le couple et la famille - 2010, 3e trimestre.
[12] PIAGET Jean (1945). La formation du symbole chez l’enfant. Lausanne : Delachaux & Niestlé.
[13] VILLA François (2011) « Avant que la pulsion sexuelle n'occupe la position centrale... », Le Carnet PSY 1/2011 (n° 150), p. 40-46.
[14] WINNICOTT Donald W. (1971) Jeu et réalité. Editions Gallimard (1975).
[15] WINNICOTT, Donald W. (1951-1953). « Objets transitionnels et phénomènes transitionnels », De la pédiatrie à la psychanalyse, Paris, Payot (1969) 109-125.
[16] WINNICOTT Donald W., « Vivre créativement », in Conversations ordinaires, trad. B. Bost, Paris, Gallimard, 1988.
[17] WINNICOTT Donald W., La nature humaine, trad.. B. Weil, Paris, Gallimard (1990).

Filmographie
[18] OCELOT Michel (1998) Kirikou et la sorcière. Les Armateurs Production
[19] PIGAUT Roger et WANG Kia-Yi (1958) Le cerf-volant du bout du monde. Tamasa distribution.

Dessins par Etienne Delessert.