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Le trait qui libère

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Claude Lapointe
27 septembre 2011


Un auteur se dévoile...


Évoquant sa façon de travailler, un auteur explique, dans une émission, que s’il n’écrit que sur ordinateur, il n’oublie jamais son carnet, son crayon pour noter à tout moment une idée qui surgit. Il précise ensuite : «ces notes me libèrent».

Cette dernière remarque m’a aussitôt confirmé dans mon entêtement à donner aux étudiants en illustration ces langages de notes, de dessins intermédiaires et préparatoires qui ont, entre autre, cette fonction de libération.

 
Des jeunes pressés ...

 

Dans leur impatience de passer au stade de la réalisation - étape qui leur semble être la plus importante - certains jeunes illustrateurs n’ont guère envie de passer trop de temps à prolonger le temps de l’exploration des possibles.

Ils considèrent, ou ressentent que c’est là du temps perdu, ou inefficace, ou que tous ces croquis risquent de venir perturber la réalisation de la première idée, celle à laquelle ils tiennent, qu’ils craignent confusément de perdre.

Ils foncent alors tête baissée et passent un long temps à peaufiner leur définitif, dont ils sont fiers dans une première appréciation.

Et je revois encore leurs déceptions, leurs regrets, leurs blocages, leurs refus d’évidence dès qu’une critique s’abat. Déceptions d’autant plus dures que cette critique est pertinente, fondée, quand elle vient démontrer qu’en changeant un détail l’image aurait été plus lisible, aurait mieux raconté, ou aurait donné plus de fluidité à l’ensemble texte-image.

En voici un exemple tout simple. Il est lié au cadrage, plus précisément au champ contre-champ.

 

Une illustration  associée à son texte :

 


- Tu n’aurais jamais dû soulever cette affaire !
- Eh bien, c’est fait, et tant pis pour toi !

 

Dans la logique de la lecture de l’image, le lecteur attribue la première phrase au personnage de gauche et la réplique au personnage de droite. Convaincu de cela, il scrute les visages pour deviner les sentiments, évaluer le rapport de force. C’est la raison pour laquelle l’attribution de la bonne phrase au bon personnage est essentielle pour une bonne et fructueuse lecture texte-image. Quand le lecteur apprendra, un peu plus loin qu’il fallait inverser les personnages, il ne pourra que le regretter, être frustré. Son effort de donner des sentiments à partir des expressions tombe à l’eau.

Cette déconnection entre le texte et l’image est plus fréquent qu’on ne croit.

 

Mentionnons le lecteur qui hésite. Il ne sait pas celui qui parle. Il attendra la suite pour connaître les locuteurs. Il passera donc sur la scène sans la faire vivre. Il n’est pas certain qu’il revienne sur l’image qui aura alors perdu tout son intérêt.


 

Pour revenir à l’illustration proposée : dans le récit, la première phrase est dite, en réalité, par le personnage rouge.

Le lecteur «logique» se sera donc trompé, il sera lésé.

(Notons que cette logique est liée à la culture du texte écrit et lu de gauche à droite. Cette image fonctionnerait parfaitement pour les lecteurs de langues arabes par exemple.)

 

L’hésitant n’aura pas été tellement mieux loti : son hésitation aura freiné la fluidité de la lecture, puisqu’il aura dû faire un retour en arrière sur l’image ou bien il l’aura ignorée ou oubliée.

Le cadrage a donc bien posé un problème de lecture.

 

Un problème que deux petits croquis faits en quelques secondes auraient tout de suite évité - croquis esquissant l’image ET le texte, bien sûr.

 

 
Le choix du deuxième croquis (A’ B’) se serait imposé tout de suite comme plus pertinent et l’image aurait pu être celle-ci :
 

 


- Tu n’aurais jamais dû soulever cette affaire !

-Eh bien, c’est fait, et tant pis pour toi !

 


C’est ici un tout petit exemple où le croquis aurait évité une gêne de lecture.

 

Les déceptions nées après coup,  quelquefois non-exprimées, sont d’autant plus grandes que le style de l’illustrateur est élaboré, long à finaliser.

On en arrive à ce paradoxe : plus le style est élaboré, plus il demanderait une bonne préparation, une bonne assise, comme pour un gros édifice, et moins son créateur se laisse du temps à cette préparation. Pour gagner du temps, pense-il pour la réalisation. Il construit sur du sable ...

Quand finalement, l’image ne convient pas bien, quand il faut la recommencer, plus que du temps perdu, c’est un doute préjudiciable concernant son dessin qui s’installe. L’échec est associé au style. Or le style, s’il est valable graphiquement, s’il est cohérent dans sa représentation, n’est pas à remettre en cause. Et s’il est très élaboré, son aspect chiadé doit au contraire être une force. Pour qu’il en soit ainsi, pour éviter les bugs, les déceptions, une bonne  préparation est indispensable.

 

J’allais presque oublier de préciser la notion  de libération.

Mais vous avez certainement déjà compris ce qu’apportait le croquis au travail de création.

 

C’est très simple : En l’absence de croquis, le créateur cherche mentalement une image. Une première survient. S’il se dit qu’une autre image serait sans doute intéressante, il va mobiliser son cerveau pour cette deuxième image, mais en «sauvegardant» la première.  La gymnastique mentale devient  encore plus difficile s’il faut en chercher une troisième, une quatrième, qui du coup, ne serons pas vraiment développées. C’est tellement plus simple d’utiliser le rough, le croquis, le crayonné pour «libérer» le cerveau de la fonction de sauvegarde, pour qu’il se consacre à de nouvelles recherches, sans limite, en toute disponibilité.

 

Mais les dessins préparatoires, intermédiaires ne se font pas n’importe comment. Ils ont des objectifs, des sujets, une technique, des codes, des lecteurs.

 
Les objectifs


Vitesse et moyens légers

Le storyboard en est, pour le cinéma ou la vidéo, le meilleur exemple:

Plutôt que de faire jouer une scène, plutôt que de monter un décor compliqué, un bon storyboard permet aux réalisateurs de se donner une bonne idée de ce qu’il y a à faire, rapidement et sans engager de gros frais. Tous les roughs, croquis, crayonnés ont ces mêmes avantages : rapidité d’exécution, recherche des possibles, sans limite, bases de discussion, accord ou désaccord des partenaires ...

 


 
Les sujets


qui méritent de s’interroger dans la construction de l’image narrative :

-  les liens de lisibilité entre le texte et l’image,

-  la représentation, son degré sur une échelle entre le réalisme et l’abstraction,

-  la mise en scène, le placement des personnages dans un décor, un lieu,

-  le cadrage, le champ contre champ, les différents plans,

-  l’éclairage, la couleur pour donner une «température» de l’image

-  le casting des personnages pour trouver ceux qui vont porter le récit

-  la mise en page pour que la pagination soutienne l’histoire ...

et puis d’autres, liés au sujet qui peuvent influencer la lecture, la perception de l’ensemble texte-image.

 

N’y sont pas les problèmes de graphisme, de style personnel, qui sont traités différemment, soit déjà réglés, soit en mise au point en dehors des sujets traités...

 
La technique graphique


Elle est graduelle. Elle va du trait jeté, très rapide, quelquefois codé, le rough, au dessin élaboré évoquant le mieux possible le dessin final : le crayonné, en passant par des stades plus ou moins travaillés : l’esquisse, le croquis, le storyboard.

 
Les lecteurs


Ce sont les usagers de ces graphismes.

Ceux qui participent à l’élaboration des images :

L’illustrateur lui-même, le directeur artistique, l’éditeur, le client, l’annonceur ...

Il y a le rough pour soi-même, qui peut être très «codé»,

celui qui n’est compris que  par les utilisateurs (pas besoin de dessiner un visage, seul un ovale et une flèche désignant le sens du regard suffit)

L’important est que, dès qu’on relit un tel rough, l’image initiale réapparaisse.

Le storyboard en est un bon exemple de graphisme préparatoire destiné à une équipe de création.

Le crayonné, dessin assez élaboré, donnant une idée assez fidèle de la réalisation finale pour les «clients» : annonceurs, éditeurs qui ne sont pas habitués aux roughs et croquis, qui les lisent mal (se projettent trop), pour les partenaires ayant besoin de «voir» ce que sera le final .

 

 
Une pratique raisonnée


Le recours aux croquis préparatoires est en réalité assez naturel pour les graphistes et illustrateurs dès qu’un problème un peu complexe de choix s’annonce. Cette pratique doit servir surtout ceux dont le style élaboré ne peut supporté d’être refait  plusieurs fois. Mais elle est valable pour tout style, toute approche, bien sûr.

Les avantages, nous les avons vus :

-  soulagement, libération du cerveau pour une exploration plus aisée des possibles,

-  rapidité d’exécution,

-  éventuellement coût minime,

-  recherche de solutions nouvelles,

-  à travers cette pratique, une mise en place d’une curiosité constructive.

 

Il y a bien sûr des défauts à cette pratique.

Là aussi je les ai rencontrés chez les jeunes illustrateurs. Cela concerne ceux qui sont encore en recherche de style, qui ont du mal à finaliser,  qui redoutent même de le faire, qui ont donc le penchant de s’assurer des bons choix en multipliant les recherches. Mais cela peut vite devenir un vrai gouffre de temps : se complaire dans les recherches, fouiller vers tous les possibles, se perdre dans la documentation...

Non, vraiment, les croquis  ne doivent pas alourdir le travail final.

Le graphiste, l’illustrateur chevronné remplace cette phase de recherche par une bonne connaissance de soi, des techniques, de la grammaire de l’image et peut se passer de croquis. Sauf s’il a un besoin d’un renouvellement d’approche de ses images.

 

Je rajouterais que ces outils préparatoires et intermédiaires, (valables aussi pour le texte, sous forme de brouillons, d’essais), devraient être enseignées à l’école, dès le tout début, pour la formation à la créativité.  Ils poussent à réfléchir avant de choisir, à évaluer la valeur des solutions, à prendre du recul, à apprendre à choisir, à décider, à explorer des solutions non immédiates, nouvelles, auxquelles on n’aurait pas pensé.

Un beau programme !

 

Alors à vos grigris pour vous libérer le cerveau !

Toutes les images sont de Claude Lapointe