L’œuvre d’un illustrateur et ses connexions
(partie 2)
Thérèse Willer est conservatrice du Musée Tomi Ungerer - Centre international de l'Illustration à Strasbourg
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3. Des mouvements et des artistes inspirateurs
Dans le foisonnement des connexions de l’œuvre de Tomi Ungerer avec l’histoire de l’art, émergent quelques mouvements tels le dadaïsme et le surréalisme, le romantisme allemand, et des artistes comme Daumier, Dubout, Savignac, les dessinateurs du Simplicissimus, Toulouse-Lautrec, Goya, J.-J. Grandville, qui ont marqué son œuvre à divers niveaux.
Tomi Ungerer, Hommage à Posada
3.1. Le dadaïsme et le surréalisme
En réaction au pop art dont il se démarque, Tomi Ungerer associe les deux mouvements : « Vous ne pouvez pas comparer ça [le pop art] au surréalisme, pensez – lesen Sie einmal Breton, da ist doch ein intellektuelles Konzept, denken Sie an Père Ubu (lisez voir Breton, là il y a un concept intellectuel, pensez au Père Ubu), n’est-ce pas ? Le Dadaïsme, voilà une pureté, mais en Amérique, c’est pas intellectuel. » Il avait découvert Alfred Jarry et la « pataphysique », la science des solutions imaginaires, alors qu’il était étudiant à Strasbourg. Comme toute la génération d’après-guerre, il fut profondément marqué par les surréalistes : le cercle de ses amis proches lisait avec passion leurs livres, comme L’Anthologie de l’humour noir d’André Breton, parue en 1940. Malgré son antipathie pour le fondateur du mouvement, il souligne néanmoins l’influence que cet ouvrage a exercée sur son œuvre de l’époque, dont témoignent quelques esquisses et poèmes restés inédits. Dadaïsme et surréalisme ont continué à marquer l’œuvre de maturité, notamment par l’utilisation de techniques comme les collages, les photomontages et les assemblages. Les collages, inventés par les cubistes, ont largement été utilisés, dans un esprit très différent, par des dadaïstes et des surréalistes, Max Ernst et Francis Picabia entre autres. C’est cependant avec l’œuvre de Max Ernst que Tomi Ungerer montre le plus d’affinités. Ce n’est certes pas un hasard si l’un de ses ouvrages les plus connus, La Femme 100 Têtes, a figuré en bonne place dans la bibliothèque d’Ungerer. Il se souvient même comment il l’a trouvé sur un marché aux puces new-yorkais dans les années 1960 : « J’ai trouvé comme ça, à New York, une édition numérotée de La Femme 100 Têtes de max [sic] Ernst, le n° 2 […]. » À la suite de Max Ernst, il utilisait un matériel du même type, découpé dans des catalogues de vente comme Sears Roebuck. Mais alors que le surréaliste remplissait entièrement de ses collages le support de la feuille de papier, Ungerer, comme Steinberg et d’autres dessinateurs avant lui, a associé le dessin au collage, notamment dans ses travaux publicitaires de l’époque new-yorkaise.
De la même période datent aussi les premiers essais d’Ungerer dans le domaine du photomontage à but politique et satirique. Connaissait-il à cette époque les œuvres de Heartfield ? On pourrait le penser en comparant le photomontage de ce dernier intitulé Goering, der Henker des Dritten Reiches (Goering, le bourreau du Troisième Reich) où le dignitaire nazi est représenté comme l’instigateur de la machination anticommuniste accusée d’avoir incendié le Reichstag après l’avènement d’Hitler, et le portrait-charge par Ungerer d’un militaire américain lors de la guerre du Vietnam . Il y associe le dessin, ce qui n’est pas le cas dans un photomontage qui caricature le président Johnson dans Bravo ! Mr President . Cette technique est cependant restée occasionnelle dans son œuvre et n’a été réactivée que très récemment, en très grands formats. Avec son prédécesseur alsacien, Jean Hans Arp, cofondateur du dadaïsme, Tomi Ungerer, qui le découvrit au MoMa pendant son séjour à New York, montre indéniablement une filiation. Les propos que tenait Victor Beyer au sujet de Arp semblent s’appliquer à son sujet : « Arp a été clairement l’exemple typique de l’Alsacien moraliste sans théorie, frondeur sans lourdeur, maniant dans son art l’humour jusqu’à la dérision, mais aussi la tendresse, le sens de la nature, du terroir et le goût des horizons lointains, tant intérieurs que géographiques. » En effet, à son exemple, Ungerer explore le monde de la fantaisie et de l’humour avec des techniques artistiques comme l’assemblage et le collage , des jeux et détournements littéraires où il mélange différentes langues, le français, l’allemand, l’anglais et l’alsacien. Il se réfère aussi à Marcel Duchamp, dont il découvrit également l’œuvre à New York, où il trouva son livre La Mariée. Il lui voue une grande admiration et aime particulièrement ses ready-mades, parmi lesquels la fameuse Roue de bicyclette. Sa démarche est pourtant très différente de celle de Duchamp, car son but est de redonner une seconde vie à des objets ramassés dans des dépotoirs, qui vont devenir témoins d’un « art sans artiste ».
3.2. Le romantisme allemand
L’autre mouvement majeur qui a marqué Tomi Ungerer est le romantisme allemand, auquel il a été sensibilisé dès son enfance, et qui va servir de répertoire iconographique pour la réalisation du livre Das grosse Liederbuch. En écho au réveil d’un sentiment national dans l’Allemagne du XIXe siècle alors divisée, Daniel Keel, l’éditeur et directeur de Diogenes Verlag, a voulu, à la fin des années 1960, réconcilier le peuple allemand avec le patrimoine des chansons populaires que les nazis s’étaient approprié et qui peu à peu avait été rejeté et oublié. Il en a confié l’illustration à Tomi Ungerer, qui a cherché son inspiration chez Ludwig Richter, Caspar David Friedrich, Moritz von Schwind, Karl Rottmann, Carl Spitzweg, Otto Runge. Les thèmes du livre renouent étroitement avec ceux du romantisme allemand, les scènes de genre de la vie bourgeoise et paysanne, la contemplation et la rêverie, les légendes germaniques, la nostalgie du passé, le départ, le goût des ruines et l’amour de la nature. Sa structure reprend celle des cycles de bois gravés de Ludwig Richter, qui étaient initialement destinés à redécouvrir et idéaliser l’âme allemande à l’époque Biedermeier. Das grosse Liederbuch s’ordonne ainsi autour des saisons dans onze chapitres thématiques, comme Für’s Haus, quatre volumes dans lesquels le romantique allemand avait rassemblé des Volkslieder (chansons populaires). Tomi Ungerer connaissait les ouvrages de Richter, dont l’un, Ludwig Richter Hausbuch, faisait partie de la bibliothèque paternelle. Il en a fait sa principale source d’inspiration, notamment par sa représentation d’un monde idyllique et idéalisé. La connotation est si évidente que Friedrich Dürrenmatt a noté dans la préface de Babylon à ce propos : « Il [Ungerer] n’imite personne, mais se sert de beaucoup. Ludwig Richter, par exemple, pour les illustrations du Grand livre de chants et de Heidi ». De Carl Spitzweg, dont il connaissait les œuvres depuis sa jeunesse, notamment « Le Poète » et « Le chasseur de papillons », Ungerer a retenu de petites scènes de genre qui montrent avec humour et tendresse des personnages typiques de l’époque Biedermeier. Mais à cette description de la vie petite-bourgeoise s’opposait aussi dans les Märchenbücher ou recueils de contes de fées de Ludwig Richter et de Moritz von Schwind un passé mythique de légendes germaniques. À leur image, Ungerer a représenté dans Das grosse Liederbuch un monde de princesses, de rois, de sorcières, de gnomes et de créatures fabuleuses. L’un des grands thèmes du romantisme, la nature, est également un sujet central du livre, porté par des chansons de marche, de chasse et de travaux agricoles. C’est souvent par l’intermédiaire des œuvres de Caspar David Friedrich qu’Ungerer l’aborde, auxquelles quelques titres d’esquisses réfèrent même directement. Le parallèle est surtout frappant dans le dessin de la chanson La lune s’est levée et le célèbre tableau de Caspar David Friedrich Un homme et une femme contemplant la lune. Ungerer a transposé la scène en représentant un couple de dos, assis sur un petit pont au bord d’un lac et contemplant la clarté laiteuse de la lune qui se lève dans un impressionnant décor montagneux. Comme chez Friedrich, les personnages, serrés l’un contre l’autre, semblent entrer en communion avec l’immensité de la nature. Par l’attention qu’il a portée au traitement de la lumière, Ungerer a su rendre l’effet presque hypnotique que notre satellite exerce parfois sur les humains. Mais comme si la scène était trop romantique à son goût, il s’est amusé à y glisser des éléments inattendus, comme le petit pont japonisant, le paysage mi-canadien mi-alpin, la baraque au bord du lac. Si dans ce cas, c’est le rapport entre l’homme et la nature qui est au cœur de la problématique, un arbre enneigé, aux multiples branches noueuses, en revanche est l’unique sujet dans Alleluja. Malgré sa nudité, il se dresse fièrement et semble soutenir le ciel. Le graphisme de l’arbre, le contraste entre la puissance du tronc et la brume lu ciel rappellent le tableau de Caspar David Friedrich, intitulé Chêne dans un champ de neige. Dans les deux cas, l’arbre a été personnalisé, presque anthropomorphisé. Tomi Ungerer a voulu ici rendre hommage à son modèle romantique dont, selon ses propres dires, il admirait particulièrement la maîtrise avec laquelle il savait peindre les arbres.
S’il est indéniable que le romantisme allemand, en phase avec la sensibilité germanique du dessinateur, est la source iconographique majeure du Grosse Liederbuch, il faut noter que bien d’autres inspirations, dont Tomi Ungerer se réclame, ont nourri le livre, venant d’Ingres, Töpffer, Doré, Hansi, Schnug ou Busch.
Tomi Ungerer, sans titre, vers 1975
3.3. Des artistes inspirateurs
L’énumération des artistes inspirateurs, certes non exhaustive, ressemble à un kaléidoscope, toutes périodes et tous styles confondus. La raison en est à chercher dans la méthode de travail du dessinateur. En effet, il a pour habitude, avant de réaliser ouvrages ou séries graphiques, de réunir une abondante documentation : ces sources, dont un grand nombre se trouve dans la bibliothèque personnelle de l’artiste, jouent alors le rôle d’un répertoire iconographique et thématique.
Sur des thèmes et des genres
Leur inspiration s’exerce donc sur des thèmes et des genres très divers de son œuvre. Elle est parfois flagrante, comme celle des représentations de chevaux d’Henri de Toulouse-Lautrec sur celles de Tomi Ungerer dans les années 1960 à New York, dont l’artiste ne fait pas mystère. Celle de Savignac sur l’art publicitaire du dessinateur est également établie de manière très claire. Son influence s’est exercée sur tous les affichistes dans les années 1850 : « C’était [après la Deuxième Guerre mondiale] la génération de Savignac qui régnait sous la pluie et le soleil », rappelle Tomi Ungerer. D’Albert Dubout, le fameux dessinateur d’humour qu’il découvrit dans sa jeunesse, il a retenu des procédés graphiques, surtout dans ses livres pour enfants : « Dans la composition de ces dessins d’accumulation, comme dans Monsieur Racine, il ne faut pas oublier une personne à laquelle je dois beaucoup, c’est Dubout ». De Goya, pour lequel il a exprimé son admiration dans un cartoon des années 1960 en reprenant sur un autre mode le thème de son célèbre tableau Les Fusillés du trois mai 1808, il a transposé l’esprit des Désastres de la guerre dans ses représentations sur la guerre du Vietnam.
Sur la satire
Que Tomi Ungerer, dessinateur satirique avant tout, ait abondamment puisé chez ses prédécesseurs du genre, aux XIXe et XXe siècles, n’a rien d’étonnant. Avec J.-J. Grandville par exemple, il présente des similitudes certaines, même s’il déclare ne pas savoir exactement quand il a commencé à être influencé par lui. Leur objectif commun, en tout cas, est de dépeindre les mœurs de leur temps, en utilisant dans ce but un procédé stylistique hérité de l’Antiquité qu’ils ont réactivé chacun à leur manière, l’humanisation de l’animal. Avec Daumier, il s’agit d’une influence cette fois clairement reconnue par Tomi Ungerer, surtout pour sa série Babylon, dans laquelle il voulait atteindre une qualité artistique analogue à la sienne. Friedrich Dürrenmatt poursuivait dans la préface de Babylon, à propos des dessins du Grosse Liederbuch : « Illustrations qui ont simplement l’air d’être de Richter, car beaucoup pourraient être de Daumier caricaturant Richter », et complétait : « En prenant connaissance des nouveaux dessins de Tomi Ungerer, j’ai tout de suite songé à Daumier… » Comme lui, il s’est en effet posé en moraliste : Babylon, dont le titre réfère à la Grande Prostituée, brosse un tableau particulièrement sombre du monde contemporain dont il montre la décadence. Parmi les nombreux sujets abordés, Eyes of the Witness (Les yeux du témoin) fait référence à l’un des sujets privilégiés de Daumier, la critique de la justice. À l’exception cependant de ce dessin, c’est moins dans la thématique du livre que dans le style que l’inspiration du dessinateur satirique se fait sentir. À l’instar de l’art lithographique de Daumier, « d’une violence parfois superbe et d’une lumière inouïe » selon les termes d’Émile Bayard, les dessins d’Ungerer se caractérisent par un trait brutal et puissant que leur confère l’emploi du crayon gras noir qu’il utilise ici pour la première fois à l’usage de la satire et qui lui permet de sculpter et modeler le trait. « Tout le génie de Daumier est contenu dans sa seule merveilleuse observation, dans l’idée exacte de la diversité des physionomies », poursuivait le critique dans son analyse. Là encore, Ungerer se situe dans la continuité du grand satiriste, puisant dans son contexte direct les sujets de son inspiration, notamment dans la série de portraits satiriques de Babylon, intitulés President, Pessimist, Industrialist, Individualist.
Les dessinateurs des revues satiriques ont joué un rôle indéniable pour Tomi Ungerer. Il a vu dans la bibliothèque paternelle, puis a collectionné lui-même, un certain nombre de revues satiriques, tant françaises qu’allemandes, comme Münchener Bilderbogen, L’Assiette au beurre, Simplicissimus. Les anciens numéros du Simplicissimus, datant du début du XXe siècle, semblent avoir joué un rôle prépondérant, plus important, selon l’artiste, que L’Assiette au beurre par exemple. La revue avait même revêtu un tel prestige à ses yeux qu’il tenta, sans succès, d’y publier au début des années 1950 un dessin sur le thème des anges. Parmi les artistes talentueux qui y collaborèrent, Olaf Gulbransson, Karl Arnold et Bruno Paul semblent avoir plus particulièrement impressionné Tomi Ungerer. De Gulbransson, qui travailla pour la revue à partir de 1902, il aimait le côté caricatural du style, fondé sur les exagérations et les déformations. Il a notamment repris l’un de ses procédés qui consistait à appliquer de larges aplats en noir, et qu’il a utilisé pour la première fois, en grand format, dans les dessins de The Party pour leur donner du volume. Au style très graphique de Karl Arnold, qui se caractérisait par un trait net, sans déchirures ni ombres, la ligne des cartoons d’Ungerer à la fin des années 1950 et dans les années 1960 doit sans doute beaucoup, comme ce fut le cas aussi pour les premiers cartoonists du New Yorker. Quant à Bruno Paul, dont l’esprit caustique et l’audace des compositions étaient devenus une marque de la revue, il peut être considéré comme l’un des pères de Tomi Ungerer dans le dessin satirique.
On constate, à la lumière de ces quelques exemples, que les inspirations ont été « choisies » par l’auteur en fonction de ses différentes productions, tout comme il sélectionne des techniques. Cette démarche, qu’Ungerer applique à chaque nouvelle création, est une constante de son œuvre, mais elle n’est sans doute pas un cas unique dans l’histoire de l’illustration. Les propos de Barthes sur Steinberg à ce sujet pourraient d’ailleurs s’adresser à Ungerer : « Ce n’est pas tellement qu’il parodie, c’est plutôt qu’il signe quelque coin de l’image d’une marque légère empruntée à la culture […]. »
4. Analogies
Les analogies, qui ne sont comparables ni aux influences ni aux inspirations, constituent un autre champ d’analyse, et sont d’autant plus difficiles à cerner qu’elles ne sont pas forcément le fait de l’artiste. Elles peuvent soit relever du domaine de l’inconscient, soit simplement révéler des convergences – ou des divergences – de l’œuvre avec d’autres artistes ou mouvements artistiques. Mais elles présentent pour la plupart un point commun : interrogé à ce sujet, l’auteur en effet a, dans chaque cas, affirmé ne pas avoir eu connaissance des œuvres concernées au moment de la conception de ses dessins. Il n’est ni possible ni même utile d’en dresser le catalogue complet, mais quelques exemples significatifs suffiront à démontrer la place qu’elles occupent dans son œuvre.
4.1. Georg Grosz et Otto Dix, satire sociale et critique de la guerre
Les termes de « style expressionniste » ont souvent été évoqués à propos de l’œuvre d’Ungerer, notamment en ce qui concerne sa partie satirique. Il s’agit sans doute davantage d’une communauté de sensibilité et de thèmes que d’inspiration par l’expressionnisme en tant que mouvement artistique au sens strict du terme. C’est à ce titre que son œuvre résonne en écho de celle d’Otto Dix et de Georg Grosz. En ce qui concerne Grosz, l’artiste précise qu’il ne s’agit cependant pas d’une réelle inspiration de départ : « Par la suite [après sa jeunesse] on m’a comparé à Grosz, que je ne connaissais pas alors. Bien sûr quand je l’ai découvert, cette influence s’est accusée. » Quoi qu’il en soit, c’est essentiellement par une communauté thématique, dont la satire sociale et la critique de la guerre sont les motifs prédominants, et par la manière dont ils ont été traités, qu’il s’en rapproche. Après la Première Guerre mondiale et pendant la République de Weimar, Georg Grosz et Otto Dix se sont attachés à dépeindre la société de leur époque, et notamment la bourgeoisie, la classe sociale dominante. Ungerer quant à lui s’est livré à la critique de la société contemporaine américaine. Dans ses représentations de femmes et d’hommes de tous milieux sociaux, il montre un coup de crayon et une économie de moyens graphiques semblables à ceux de Grosz dans Le Nouveau Visage de la classe dominante. L’analogie est surtout frappante avec la série de The Party (Une soirée mondaine). Quelques décennies plus tôt, Grosz avait critiqué la société berlinoise des années 1920, puis celle du New York des années 1930. À son tour, Ungerer a fustigé un milieu très ciblé, la high society new-yorkaise des années 1960. Leur but commun est de dénoncer d’un trait caustique la bêtise et la laideur du monde, les faiblesses qui sont l’apanage de la bourgeoisie. Les figures se ressemblent par leurs traits caricaturaux et exagérés : certains convives de la soirée mondaine à New York sont les héritiers directs de l’homme fortuné intitulé ironiquement par Grosz Ein Sohn des Volkes (Un fils du peuple), ou encore des personnages mondains de Auf der Spitze der Pyramide (Sur la pointe de la pyramide). Dans certaines de leurs visions satiriques, les deux dessinateurs recourent, de plus, à des procédés graphiques identiques telle l’animalisation de l’homme. Grosz, à plusieurs reprises, a donné à ses personnages des caractères animaliers pour exprimer leur bestialité. Dans le même but, Ungerer a utilisé ce procédé dans son œuvre et l’a même systématisé dans The Party. Grosz a parfois de cette manière pointé très précisément un vice, comme la débauche avec Circé, dont le titre évoque l’enchanteresse qui a transformé les compagnons d’Ulysse en pourceaux et désigne une prostituée embrassant un homme à tête de cochon. Ungerer, de même, l’a exploité pour souligner des traits de caractère. Ainsi la voracité féminine est symbolisée par l’adjonction aux seins de becs de rapace, le bavardage féminin par le motif de langues de serpent qui s’échappent des lèvres de deux femmes, traduction graphique de l’expression « langues de vipère ».
Tomi Ungerer, The party
Ungerer rejoint aussi Otto Dix et Georg Grosz dans leur vision de la guerre. Profondément marqués, comme d’autres d’artistes de leur époque, par la Grande Guerre, ils avaient développé une thématique liée à l’Allemagne émergeant des ruines, avec des motifs de mutilés, de prostituées, de meurtres, qui avaient à l’époque scandalisé par leur brutalité. À la fin des années 1940, le jeune Ungerer, qui venait de vivre la Deuxième Guerre mondiale, a d’une manière analogue exprimé son désespoir dans des représentations de soldats prisonniers ou de retour de la guerre. Dans son œuvre de maturité, il mêle aux thèmes de la guerre et du militarisme celui de la mort, comme le firent Dix et Grosz. Certains dessins de la série inédite de Rigor Mortis répondent, tel un écho par-delà les années, au cycle de gravures de Dix, La Guerre ; d’autres, tel celui d’un général à tête de mort assis dans un fauteuil roulant, rappellent ceux de Grosz sur le même sujet. Leurs préoccupations se retrouvent également, de manière plus surprenante, dans un des livres pour enfants d’Ungerer, Allumette. La figure même de son héroïne, une petite marchande d’allumettes, symbolise la misère sociale après la Grande Guerre : « Aux coins des rues, l’aveugle gémit : allumettes ; nous sommes tous des invalides de guerre. » Si le sujet a été représenté chez Grosz, l’image d’Allumette sur la couverture du livre semble plutôt référer directement à un tableau d’Otto Dix, Marchand d’allumettes II, tant par le traitement du sujet que par le style. D’autres scènes du livre empruntent à leur iconographie : le défilé des exclus, des pauvres et des mutilés de guerre se rendant chez la petite héroïne, l’amputé avec des béquilles, le cul-de-jatte qui se déplace dans un petit chariot à roulettes. L’emploi d’un trait noir et épais pour cerner les formes, d’un style anguleux et nerveux, s’accorde au sujet. Les teintes brunes et verdâtres – par ailleurs très inhabituelles à la production pour enfants d’Ungerer –, qui ont parfois été employées, renforcent l’impression de similitude visuelle avec les peintures de Dix.
4.2. Hans Bellmer et l’œuvre érotique
Un autre exemple d’analogie est fourni par Hans Bellmer, dont Tomi Ungerer déclare n’avoir découvert l’œuvre que tardivement et dont pourtant les dessins érotiques peuvent être mis en parallèle avec les siens. Sur le plan graphique, l’œuvre d’Ungerer semble avoir en commun « le goût de l’anatomie perverse », qui caractérise celui de Bellmer. Montrer l’intérieur du corps féminin préoccupe par exemple les deux artistes : la femme qui exhibe ses viscères chez Ungerer et la petite fille qui soulève la peau de son ventre pour en découvrir l’intérieur chez Bellmer pourraient avoir comme modèle commun certaines planches anatomiques de Jacques Gautier d’Agoty, qui, on le sait, furent particulièrement admirées des surréalistes, tels Masson, Ernst, Prévert, Bataille, Breton. Comme Bellmer avec ses travaux qui portent sur les métamorphoses et les déformations du corps féminin, La Poupée, Ungerer se montre fasciné par les déformations du corps : une vaste documentation médicale qu’il a amassée sur le sujet et qui constitue une section importante de sa bibliothèque en témoigne. Le thème est perceptible dans l’ensemble de son œuvre à partir des années 1960, quand il collectionnait les poupées Barbie trouvées sur les marchés aux puces new-yorkais pour ensuite les démanteler et les assembler en montages d’esprit sadomasochiste, Sex-machines destinées à une critique acerbe de la sexualité et de la société de consommation aux États-Unis . Certains dessins de Totempole montrent des déformations et monstruosités morphologiques qui rappellent parfois les enchevêtrements complexes de ceux de Bellmer. Le dessin Windrose (Girouette), par exemple, où quatre jambes féminines soudées les unes avec les autres partent symétriquement dans la direction des quatre points cardinaux évoque un dessin où s’entremêlent de manière monstrueuse des jambes féminines aux bas rayés. Les deux œuvres sont marquées par leur caractère fétichiste, que leur confère la représentation d’accessoires connotés, les bas et les hauts talons. L’inclination pour le SM des deux artistes se répercute dans d’autres dessins : notamment Dans la boîte II, où le corps de la femme est ligoté, ou Glockenspiel (Carillon), où des cloches servent d’instruments de torture, de Tomi Ungerer, évoquent les supplices que Bellmer fait subir à La Poupée. Le thème d’Éros et Thanatos focalise également l’intérêt des deux artistes, sous des formes très différentes cependant. Ungerer l’exploite dans le dessin d’une poupée féminine aux membres amputés et dont la chair en lambeaux laisse transparaître les os, mais qui tente malgré tout de séduire encore, reprenant le thème même de La Poupée.
4.3. La permanence d’un thème : la mort
Le thème de la mort est prédominant, presque obsessionnel, dans l’œuvre d’Ungerer qui s’est à maintes reprises inspiré de l’iconographie des maîtres anciens sur ce sujet. Il a notamment repris et réinterprété la femme et la mort, un vieux motif iconographique introduit par Baldung Grien et par Deutsch. Ses représentations sont également proches de celles d’autres artistes tels Ensor, Félicien-Rops, Kubin, Posada, qui, chacun à leur façon, ont transposé le thème dans la société de leur temps. Ainsi à la manière d’Ensor, Ungerer a réalisé plusieurs autoportraits avec la mort. Avec les dessins macabres d’Alfred Kubin, dont les visions cauchemardesques ont inspiré de nombreux dessinateurs tel Topor, il présente des similitudes. Sa série Rigor Mortis peut être mise en parallèle avec les scènes du recueil Die Blätter mit dem Tod - Ein Totentanz (Les images de la mort - Une danse macabre) : c’est le cas de la planche 15, Der Hofnarr (Le fou du roi), sur le thème de la mort et du fou, et de la planche 8, Das Kind (L’enfant), où la mort, grimée en nourrice, entraîne une petite fille. Éros associé à Thanatos est un thème commun à Ungerer et à Kubin, mais aussi à Félicien-Rops, qui en avait fait un motif central de son œuvre. Comme chez ce dernier, dans la série de lithographies Danse macabre en 1973, Der blaue Rock (La robe bleue) montre une femme dont la chair laisse transparaître les os, évoquant les transis médiévaux, et qui se tient dans une attitude provocante et érotique. Enfin, comme Posada dans ses gravures satiriques de journaux, il mêle des squelettes aux activités quotidiennes des « vifs ».
« Seulement, gardons-nous des comparaisons hâtives. Ungerer n’imite personne, même s’il utilise un grand nombre de modèles », concluait Dürrenmatt à propos des diverses inspirations d’Ungerer. L’étude des connexions entre l’œuvre du dessinateur et l’histoire de l’art, quel que soit le nom qu’on leur donne, héritages, modèles, inspirations, analogies ou contextes, qu’elles soient conscientes ou non, constitue un large champ d’investigations. Comme on a pu le constater, l’artiste s’est en effet constitué un vaste répertoire iconographique, dans lequel il puise, selon ses besoins. Sans renier ses racines latines, il s’est orienté vers plusieurs axes, anglo-saxon et germanique essentiellement. Les Alsaciens Doré et Arp, tout comme les Allemands Busch, Grünewald, Holbein, Friedrich, Richter, ont joué un rôle particulièrement important dans l’épanouissement de son imaginaire. Tout l’art de Tomi Ungerer a consisté à fondre ces apports pour construire un style très personnel. Cependant cet essai sur les résonances artistiques de l’œuvre serait incomplet si l’on omettait de citer ses sources d’inspiration littéraires et cinématographiques. Très attiré par l’écriture, il ne cesse de souligner combien la littérature a compté pour lui. Dans sa jeunesse, c’est la poésie française qu’il aimait par-dessus tout, il dévorait Laforgue, Mallarmé, Prévert, Queneau, Lautréamont. Après la guerre, ce furent les existentialistes qui le marquèrent et il considère toujours La Nausée de Sartre comme l’ouvrage le plus important. Céline, Jarry et sa pataphysique, Michaud, Desnos et Aragon faisaient partie de ses écrivains préférés. Plus tard, il s’intéressa aux écrivains américains, tels Faulkner et Steinbeck. Le répertoire du cinéma, enfin, a joué un rôle indéniable dans la constitution de l’œuvre de Tomi Ungerer, et en a inspiré les facettes les plus inattendues.
© Thérèse Willer 2011
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