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L’avenir du lire

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Isabelle Decuyper et Régine Barrat<br><br>
3 février 2012


Organisées tous les deux ans par l’Institut suisse Jeunesse et Médias, les Journées d’Arole 2011 étaient consacrées à l’avenir du lire. Ces deux journées de conférences abordaient la production pour la jeunesse sur de nouveaux supports, sous l’angle de l’existant, du potentiel, des enjeux liés à la conception, aux conséquences, tout en offrant le point de vue d’auteurs, ainsi que la manipulation et l’exploration pratique de nouveaux supports (iPad et Kindle).

 
Médiatrice culturelle, Cécile Desbois‐Muller proposa aux 150 participants présents un voyage dans la production actuelle de la littérature de jeunesse sur les tablettes numériques, en montrant, exemples à l’appui, une relation à l’espace qui s’avère différente. Elle se demanda si la lecture sur tablettes permettrait une nouvelle dynamique, basée davantage sur l’interactivité, et quelle place serait laissée au lecteur « traditionnel » qui ne doit pas être oublié.

Cécile Desbois-Muller conclut sur cette interrogation : « Le livre numérique pourrait‐il s’affirmer comme n’étant plus un livre ? » après avoir constaté que le modèle du livre papier ne peut pas s’adapter tel quel aux nouvelles productions numériques. Elle termine sa présentation en projetant le film It’s a book de Lane Smith.

 

Spécialiste des nouvelles interfaces et de l’intelligence artificielle, Frédéric Kaplan replaça cette production jeunesse numérique en la qualifiant de bizarrerie en la contextualisant dans la production éditoriale générale où la tendance est à formater les livres pour produire des e‐books. L’objectif étant souvent de permettre le passage d’un grand nombre de livres dans un format numérique standardisé (l’EPUB).

Un autre type de production, souvent destiné à la jeunesse, sont les applications (cf. l’intervention de Cécile Desbois‐Muller). Dans cette voie, chaque application est, d’un point de vue technique, une nouvelle production originale et unique.

L’éditeur peut décider de concevoir quelques applications très innovantes et parier sur leur succès. Le frein de cette optique est le coût très élevé du développement d’une application. Des succès de cette approche naîtront peut‐être de nouveaux objets culturels et une réponse créative à la standardisation.

 

 

 

Vint ensuite l’expérience d’un créateur auteur‐illustrateur en la personne d’Hervé Tullet ; lequel a rencontré un grand succès avec la publication d’Un livre, sorti à la fois en livre papier et comme application sur tablette numérique nommée Un jeu ; laquelle est le fruit du travail d’une équipe ayant créé un univers ludique. Cette application a remporté la Pépite de la création numérique du Salon de Montreuil 2011.

Ce fut un sacré moment d’apprentissage ludique pour le public rempli d’admiration.

 

 

Sociologue, Olivier Glassey réalisa un beau panorama des lectures collectives, sporadiques et fragmentées en s’interrogeant sur l’exploration des jeunes lecteurs en ligne.

La pratique de la lecture se trouve de plus en  plus étroitement liée aux usages des technologies de l’information, avec une perte de vitesse de près de 50 % pour les blogs et une montée en puissance des réseaux sociaux qui ont une dimension enveloppante. La structuration de l’ensemble des textes se fait en fonction du présent. Lecture et écriture sont profondément articulées et fonctionnelles. La lecture se fait pragmatique, technique et courte. De nouvelles normes s’instaurent autour de la réactivité exigée par la lecture - écriture interactive. Le jeune est souvent dans un univers émotionnel afin de créer du lien. Cette nouvelle pratique sociale de la lecture devient presque nécessaire pour prouver son existence sociale, les réponses attendues des autres inscrivant dans le réseau virtuel la réalité de chacun.

« Les pratiques en ligne sont elles des adjuvants de la lecture ? » s’est demandé Olivier Glassey qui constate que la tendance qui émerge est celle de la lecture grignotage; un lecteur qui ne lit pas un texte entièrement mais se promène de textes en textes suivant ses envies du moment et grâce à l'hypertextualité. Des stratégies de séduction sont envisagées par les éditeurs pour récupérer les adolescents avec la lecture en ligne, créant des sections dédiées avec des contenus rédigés pour eux, un voisinage de lecture et des nouvelles relatives aux distractions et loisirs. Comment cela va‐t‐il se stabiliser ? avec le e‐book ou sous une autre forme ? La lecture sporadique et fragmentée engendre une fatigue. Quelle place cette nouvelle forme du lire va-t-elle laisser à la lecture « profonde » ?

 

 

 



La solitude de l’auteur dans son scriptorium fut démontrée par Daniel de Roulet, écrivain, qui se demanda si les nouvelles technologies changent la façon d’écrire. Il est des métiers que ce passage transforme ou supprime. En ce qui concerne l’auteur, le passage au numérique lui demande outre des qualifications qu’il n’a pas, de renoncer surtout à l’isolement volontaire dont il a besoin pour se concentrer. La fabrication d’un livre numérique appelle un environnement multimédia. L’auteur devrait écrire, mettre en page, manier liens et hyperliens et son travail va être réparti entre plusieurs collaborateurs. Or, en entrant en littérature, l’auteur a choisi un métier travaillant sur la langue. La chaîne numérisée le plonge dans un monde qu’il n’a pas choisi et dont il ne maîtrise pas les composantes. Établissant un parallèle avec le cinéma, Daniel de Roulet constate que l’écrivain a le choix entre une littérature d’auteur et une littérature industrielle. Le style littéraire à l’ère numérique est lui aussi à inventer. C’est là où se développe le savoir faire des auteurs. « L’écriture est‐elle toujours mémoire de l’humanité ou son premier outil ? De la réponse à cette question dépendra la façon dont on abordera les tablettes », dixit Daniel de Roulet.



Marie Desplechin

 


« Écrire pour l’écran, qu'est‐ce que ça change ? » s’interroge Marie Desplechin, journaliste, auteure de romans qui a expérimenté la publication sur d’autres supports comme celle d’un feuilleton sur Smartphone, parallèlement à l’édition papier, mettant d’emblée le doigt sur les problèmes de droits d’auteurs. Pour elle, les éditeurs ne méritent pas d’obtenir 50 % des droits dérivés. Elle évoqua un projet numérique d’écriture de quatre histoires de Noël pour le site internet du magazine Enfant dont elle a gardé les droits et qui pourraient paraître sur papier, ainsi qu’un feuilleton d’été en sept épisodes papier commandé par le Figaro Madame. Celui‐ci peut aussi être acheté sur « SmartNovel » sous le titre L’été nu. Il s’adapte à la lecture sur tablette car il s’agit d’un feuilleton, souligne l’auteure. Marie Desplechin constate que les machines ont toujours produit des formes artistiques (ex. la caméra, le cinéma ; la télévision, la série). Elle trouverait intéressant d’inventer la forme pour l’outil et non d’adapter l’existant. Les formes vont s’inventer mais elles n’y sont pas encore.

En ce qui concerne l’avenir de la lecture, Marie Desplechin pense qu’il est possible que les jeunes n’aient plus besoin de support papier. Un des privilèges que lui a offert l’écriture est de pouvoir vivre plusieurs confrontations avec des personnes qui ont une autre technique (chorégraphe, photographe, musicien, plasticien…). Est-ce que le numérique est une porte ouverte sur de nouvelles rencontres ? L’écriture est un acte qui engage. Le style doit être habité sinon c’est une parodie, souligne‐telle.


 


Christian Gallimard

 

 
Last but not least, l’éditeur Christian Gallimard a fait entrevoir un futur possible pour l’édition jeunesse confrontée aux nouvelles technologies, en faisant part de son expérience vécue en Chine. Il démonta d’emblée plusieurs idées fausses. L’éditeur utilise le numérique depuis les années 70. L’ordinateur n’est pas une innovation dans le processus de fabrication. La révolution réside dans Internet et la diffusion. Les tablettes numériques existaient dans les années 80 mais leur lancement était une question de coût. L’informatique va changer et devenir convivial avec la généralisation de l’écran tactile. L’iPad va s’ouvrir et devenir un vrai ordinateur. Face à ces évolutions, comment l’éditeur va‐t‐il se positionner et cibler son activité du point de vue économique ? Depuis 20 ans, le secteur a perdu les revues juridiques, scientifiques, les dictionnaires et correcteurs, les encyclopédies passés au numérique. C’est au tour du manuel scolaire papier de disparaître.

L’éditeur va devoir repenser la structure de sa maison pour supprimer de nombreux coûts qui y sont liés. Cela pose un vrai problème social. Une solution pour pouvoir continuer à avoir une impression papier est d’envisager l’impression numérique, avec fabrication à l’unité. Cela facilitera le problème du transport et du stockage. Le futur de l’album, qui porte en lui la dynamique de la créativité, est dans l’impression numérique qui pourrait être dans ce cas le contraire de la standardisation. Pour Christian Gallimard, cet aspect n’a pas été bien perçu par les éditeurs. Pour autant, le papier ne va pas disparaître. Il y aura une articulation entre le numérique et l’imprimé. Il faut raisonner en termes de problèmes de coûts et de réseaux.

Dans le domaine de la médiation, il est possible de se passer de superstructure comme Google. Par exemple, les bibliothèques pourraient créer un réseau social des bibliothèques. Le rôle du bibliothécaire est à repenser. Il pourrait être de coacher le public, de l’accompagner dans une recherche plutôt que d’effectuer du classement. Il en est de même pour le libraire qui doit être un stimulateur de désirs. Il doit développer de nouvelles stratégies pour que le public vienne chez lui. Il a ainsi un rôle à jouer dans l’animation de la vente. La librairie pourrait devenir un nouveau modèle de magasin culturel plus ouvert, avec une offre maximale (livres, vidéos, jeux…) et un espace cafétéria, restauration, voire un jardin d’enfants (comme en Chine). Les sites des librairies peuvent également être interconnectés, comme cela se fait en Corée, ce qui a eu pour conséquence qu’Amazon n’a pas eu de succès là‐bas.

Pour finir, le principal rôle de l’éditeur est et doit rester celui du coaching qui est un élément clé de la création. Il n’y a pas de raison que cela change quel que soit le support. L’éditeur fait la matrice de fabrication dont dépendra le succès de l’œuvre, imprimée ou numérique, ainsi que ses retombées économiques.

L’éditeur n’est donc pas appelé à disparaître. Il peut parfaitement se redéployer dans cet univers numérique avec une façon de travailler différente. Et de citer le fait que dans l’édition jeunesse, on passe de la « collection » à « l’univers » avec la création d’une série de produits dérivés, citant l’exemple de Max et Lili, une production de sa maison d’édition Calligram, ou on envisage de concevoir une application en repensant totalement le concept pour iPad. Un projet qui verra le jour à l’automne 2012.

 

Ces deux journées ponctuées de temps forts ont vraiment bien fait le point sur la question et ont permis un début de réflexion sur les nouvelles formes de lecture. Que sera la lecture de demain ? L’avenir nous le dira…


Isabelle Decuyper est attachée au Ministère de la Fédération Wallonie-Bruxelles
Régine Barat est membre de l’asbl Contalyre