L’invention du livre à tirettes
Le Livre joujou, de Jean-Pierre Brès (1831) [1]
« Architas, philosophe grec et l’un des plus illustres précurseurs d’Euclide et d’Archimède, se faisait gloire de l’invention d’un joujou pour les enfants… »
Jean-Pierre Brès
La Bibliothèque l’Heure joyeuse (ville de Paris) vient d’acquérir auprès de la Boutique du livre animé un exemplaire du Livre joujou, qui est présenté pour la première fois dans l’exposition « Quand les livres s’amusent », au Musée de l’imprimerie. C’est l’occasion de revenir sur l’histoire de ce petit trésor méconnu.
Paris, Louis Janet, libraire, 59 Rue Saint-Jacques, s.d. [décembre 1831].
Imprimerie et fonderie de G. Doyen, 38 rue Saint-Jacques.
In-18, [8] (dont 1 f. blanc), VII, [1], 157 pp., 13 planches dont le titre.
Ce charmant petit volume contient 13 figures mobiles à tirettes, dont la page de titre, toutes gravées et coloriées à la main. Ces images ont probablement été dessinées par Brès lui-même. Chacune raconte une histoire, et un astérisque dans le texte indique à l’enfant à quel moment il doit animer l’image pour la transformer et faire apparaître ou disparaître des éléments, et ainsi transformer la scène.
Le livre joujou est parfois considéré comme le « premier livre interactif », ce qui est un peu exagéré... Mais M. Theo Gielen a découvert qu’il s’agit bien du premier livre animé par des tirettes jamais publié [3].
Le catalogue de l’exposition Babar, Harry Potter et Cie (BnF, 2008), résume l’histoire :
Sur une trame classique, l'histoire que nous conte l'auteur fourmille d'événements merveilleux. En l'absence de leur père le roi Sélimour, parti annexer le royaume voisin, Lindor et Sérine sont livrés à leur oncle Grolino, magicien laid et méchant, qui les enferme aussitôt et se fait proclamer roi. Mais la protection de la fée Nira, témoin jadis de la conduite exemplaire des deux enfants, vient à leur secours et tout finit pour le mieux. Semant des leçons de morale au fil du récit, le conte se referme sur ce rappel qu'"il ne faut jamais s'écarter du sentier tracé par la vertu". (Carine Picaud)
Dans l’introduction, l’auteur s’adresse directement à ses jeunes lecteurs, et leur explique : « Afin que ce livre vous amusât davantage, j’ai voulu qu’il vous offrit quelques nouveautés dans les dessins qui y sont renfermés ». Il explique avoir inventé ce « mécanisme » pour retrouver la magie des métamorphoses provoquées par les baguettes des fées, et « mettre en action » des scènes de l’histoire. Pour ce faire, il s’est très probablement inspiré des images à tirettes, fort à la mode au début du XIXe siècle, particulièrement dans les pays germaniques.
L’expression utilisée par Brès, « mettre en action » les scènes, renvoie à une autre source d’inspiration. En effet, cette formule figure dans les titres de très nombreux livres-jouets apparus en France vers 1817 : ces livres comportaient de petites images découpées qu’une languette permettait d’insérer dans une gravure tableau. Ainsi vit-on paraître Le petit fablier pittoresque ou fables mises en action (Pintard, vers 1817), Le Jeu des fables, ou Fables de La Fontaine mises en action (Lambert, 1819), et quantité d’autres. En 1829, avait été publiée une Bible en action, Les Métamorphoses d’Ovide mises en action, et, peu avant Le livre joujou, vers 1830, des Contes en action… [4]
Ces livres suivaient eux-mêmes les publications comportant des petits personnages découpés avec une tête mobile, dont on pouvait changer les costumes, qui avaient connu un succès foudroyant depuis le premier ouvrage comprenant des figurines à habiller, le Little Fanny de Fuller, publié à Londres en 1810.
Par la suite, à partir de 1839, seront à la mode les images amovibles pouvant se poser à côté du livre que l’enfant est en train de lire, probablement inventées par Charles Letaille [5].
L’innovation de Brès est d’une autre nature. Quoique promise à un bel avenir, elle n’eût pas de postérité immédiate. Il faudra attendre les années 1860 pour voir reparaître, chez Dean en Grande-Bretagne et chez Legrand en France, des livres animés par des tirettes, avant que Lothar Meggendorfer, à partir des années 1880, n’en fasse un usage systématique, avec de merveilleux résultats [6].
Mais qui est ce personnage qui eut l’idée d’animer les planches même des livres ? Né à Limoges en 1782, Brès jeune fit des études de médecine et écrivit quelques curieux traités, dont un sur la ligne courbe dans les corps organisés...[7]. En 1817, il publia dans Le Mercure de France un poème faisant l’éloge de la pomme de terre, et il s’est aussi intéressé au phénomène dit de l’audition colorée (association entre sons et couleurs). Ceci n’était pas très original, sauf que Brès affirme que l’analogie entre les sons et les couleurs se rencontre avec les voyelles - bien avant qu’Arthur Rimbaud n’imagine Voyelles… [8]
Brès se passionnait pour la pédagogie, et, selon l’auteur de sa nécrologie, il « se proposa d’améliorer les livres destinés à l’enfance »[9]. Promoteur de la gymnastique, il était proche d’Amoros, qui créa en 1818 le premier établissement public français d'éducation physique destiné aux enfants des écoles, et il aurait même rédigé le Manuel de gymnastique d’Amoros [10]. Il semble avoir participé au mouvement de l’Enseignement mutuel dès son arrivée en France [11]. Le seul portrait connu de Brès, une gravure conservée par Le Musée de l’éducation, porte cette légende : « J. P. Brès / décédé du Choléra, le 3 Août 1832 / L'ami, le Poète, l'historien du Gymnase normal / Membre de la société libre des Beaux Arts / Dédiée à Madame sa veuve, et à Monsieur Amoros, / Colonel directeur du Gymnase Normal. »
Brès était un Romantique, y compris dans sa passion pour les paysages [12] et les illustrations du Livre joujou le rappellent, avec leurs jardins parsemés de ruines et leurs apparitions quelque peu mystérieuses... Mais il récusait le côté noir et l’affèterie du Romantisme, en particulier dans une satire qu’il publia en 1823 dans les Tablettes romantiques, sorte de manifeste qui précède et contredit un recueil de textes de Nodier, Chateaubriand, Lamartine, Hugo, Desbordes-Valmore… [13]
Après la chute de l’Empire, Brès s’adonna à l’écriture de petites histoires et de livres pour enfants. Il publia plusieurs des plus jolis livrets de l’époque, souvent avec des gravures coloriées, en général d’après ses propres dessins, parfois présentés en séries dans de ravissantes boîtes romantiques (comme Simples histoires, Les Talents, La Dame blanche…). Au travers de tels livres jouets (deux termes a priori antithétiques), Brès essaie d’associer l’éducatif et le ludique, ce en quoi il est assez avant-gardiste, puisqu’il faudra attendre un siècle pour que, sous l’influence des rénovateurs de l’enseignement comme Freinet, de telles conceptions finissent par prévaloir, et génèrent, par exemple, les livres interactifs du Père Castor dans les années 1930. Comme l’écrit un contemporain, « L'enfance tomba sans s'en douter dans le piège de l'instruction, et le Livre-joujou de Brès fut un trésor de doctrine en même temps qu'une source intarissable de plaisir. »
Brès est également l’inventeur du myriorama [14]. Il s’agit de gravures découpées en bandes qui peuvent se combiner entre elles et composer une quasi-infinité de nouvelles images. Ces jeux de papier, très vite adaptés et développés en Grande-Bretagne par John H. Clark, sont devenus rares en dépit de leur immense succès.
C’est le principe du pêle-mêle, ou en anglais mix and match, qui a généré d’innombrables livres aux pages coupées en bandes (le plus souvent en trois parties horizontales). On sait que ce système combinatoire sera exploité avec brio par Raymond Queneau avec son Cent mille milliards de poèmes (1961), mais il s’avère qu’un myriorama composé de textes a été publié dès 1826, Les compliments, passe-temps de soirées, dont l’auteur n’est autre que Brès. Brès le mentionne dans un article sur les livres d’étrennes publié en 1826, en précisant qu’avec ces 60 cartes « on peut produire plus de deux millions de pièces de vers ». Malheureusement ce titre semble avoir disparu ; il est absent des catalogues en ligne des bibliothèques à travers le monde… Brès fut probablement aussi l’auteur d’autres jeux fonctionnant sur le principe du myriorama, le Géorama et le Jeu chinois. Plus curieux encore, Brès est très certainement le créateur du Dé poétique et musical. Ce jeu édité vers 1823 permettait de composer « plus de dix millions » de romances, tant pour le texte que pour la musique. Cette curiosité semble elle-aussi avoir totalement disparu, et nous ne la connaissons que par quelques mentions dans des périodiques.
Le Livre joujou est l’un de ses tout derniers travaux de Brès, publié fin 1831, quelques mois avant sa mort.
L’éditeur, Louis Janet [15], était spécialisé dans l’édition d’almanachs et de livres d’étrennes. Il s’était installé en 1815 au 59 rue Saint-Jacques, siège d’une longue lignée d’éditeurs inaugurée par Robert Estienne. Certains exemplaires portent en plus de l’adresse du « 59 rue Saint-Jacques » celle du « 202 rue Saint-Honoré ». Louis Janet n’ayant ouvert sa boutique de la rue Saint-Honoré qu’en 1833 [16], ces exemplaires pourraient donc correspondre à l’édition de 1837.
Les exemplaires imprimés par Ducessois, 55 quai des Augustins [17], sont postérieurs à ceux imprimés par Doyen ; les tirages tardifs à l’enseigne de la Veuve Magnin sont d’ailleurs imprimés par Ducessois [18]. Doyen semble avoir disparu en 1832 ; sa veuve tenta de poursuivre l’activité (elle reçut le brevet d’imprimeur libraire en janvier 1833), mais n’y parvint manifestement pas, puisqu’elle démissionna quelques mois plus tard, en octobre [19]. Janet fut donc contraint de changer d’imprimeur.
En l’état actuel de l’information, on peut distinguer trois éditions, sachant qu’il semble exister des variantes [20] :
- 1ère édition, 1er tirage, décembre 1831 :
Janet, 59 rue Saint-Jacques. Imprimerie Doyen.
Pages préliminaires numérotées [8]-VII.
- 2e (?) édition, janvier 1837 [21] :
Janet, 59 rue Saint-Jacques et, sur le cartonnage, 202 rue Saint-Honoré. Imprimerie Ducessois.
Texte recomposé, pages préliminaires numérotées XV.
- 3e (?) édition, 1875 (?) [22] :
Veuve Magnin et Fils, imprimerie Ducessois.
La typographie de Ducessois et beaucoup plus sobre (et « moderne) que celle de Doyen. En revanche ne remarque pas de différence dans les gravures entre les éditions de 1831 et 1837 : Ducessois a donc utilisé les cuivres gravés pour Doyen. On observe des variantes notables dans les coloris, mais cela est habituel, ces images étant aquarellées à la main, dans de petits ateliers.
De même, on rencontre plusieurs reliures d’éditeur différentes (Louis Janet possédait un atelier de reliure). Les reliures du Livre joujou sont beaucoup plus modestes que les reliures de Janet pour ses autres livres d’étrennes : peut-être parce que le premier était vraiment destiné aux enfants ?
En dépit du succès qu’il a connu, le Livre joujou est fort rare : nous en connaissons une vingtaine d’exemplaires à travers le monde, et jusqu’à ces dernières années un seul exemplaire complet était identifié dans les bibliothèques publiques françaises (les deux exemplaires de la Bibliothèque nationale de France sont incomplets de toutes les pièces mobiles, et les gravures n'ont pas été coloriées [23]). Le très bel exemplaire de la collection Paul Gavault est aujourd'hui au Japon. Les autres livres jouets de Brès sont d’ailleurs fort peu représentés dans les institutions françaises. Cette invisibilité n’a guère aidé à la juste appréciation de l’apport de Brès, cet original quasiment inconnu qui a pourtant infléchi l’histoire du livre pour la jeunesse.
Texte publié dans le catalogue du Musée de l'imprimerie ; © J. Desse / Musée de l'imprimerie, 2012
Certaines collations ne concordent pas avec celles des autres exemplaires connus, en particulier :
- Bibliothèque de Rennes ([2], VII, [3], 157 p.) : pas de f. de faux-titre (et donc pas de nom d’imprimeur au verso), table placée après l’avertissement.
- Morgan Library (11, vii, 157 p.).