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Trois portraits-charge

Claude Lapointe
23 août 2012


L’accompagnement des jeunes illustrateurs, que j’ai pratiqué pendant quelques dizaines d’années, se fait par un cheminement complexe, fait d’avancées et de doutes...


Dans le jeu d’aller et retour que cela suppose avec celui qui est en formation, il est utile de comprendre, flairer, deviner le comportement, le système de fonctionnement de l’autre, d’essayer au moins de le faire, pour lui renvoyer au moment donné un essai de diagnostic.

Ce besoin devient indispensable quand votre jeune interlocuteur tombe « en panne », ou s’installe dans une voie que l’on pressent trop compliquée, vers une impasse, vers un échec.


Graines d'illustrateurs




A force de discussions, d’observations dans la construction des solutions, j’ai pu dégager, à partir d’un schéma simple, quelques tendances, quelques profils, et surtout trois cas dont je me suis servi comme balises, comme pôles entre lesquels se cache la vérité de chacun.

Ces pôles m’ont beaucoup aidé à proposer des pistes au moment des blocages, des doutes, des difficultés et à éviter des injonctions déplacées.


Mon point de départ est un schéma-type, base d’une recherche de solution à un problème posé. Problèmes de communication en général, et d’illustration en particulier.

En voici les différentes étapes repérables :


1) Un problème est posé : un problème global ou de détail,

de toute sorte : choix d’un personnage, de sa coiffure, d’une scène, d’une forme de représentation, d’une ambiance colorée, d’un angle de vue, etc.

Dès ce stade, on peut faire la remarque qu’il est important de savoir bien poser le problème. Mal posée, une question risque de faire perdre du temps, de ne pas avoir la réponse recherchée.


2)  S’ensuit la période d’émergence de solutions. Elles vont se concrétiser à travers tout l’arsenal graphique connu : roughs, croquis, ébauches, maquettes, brouillons ....


3)  S’ensuit le tri sélectif. Sélectionnées, triées, choisies, les solutions les plus intéressantes sont visualisées, agencées et traduites par des formes graphiques plus élaborées, plus précises, pour permettre de les soupeser, de les comparer, de les discuter.


Arrive l’étape que je considère comme la plus importante, la plus implicante :

4) L’étape du CHOIX de la meilleure réponse au problème posé en amont. La meilleure pour le message dans sa globalité, pour le lecteur, pour celui qui crée.

La qualité du choix est absolument capital.


Et puis, logiquement :


5)  La solution choisie est améliorée, peaufinée


6) Puis, en fin de parcours, la réalisation va concrétiser tout le cheminement.





Tout cela est normal, se déroule à peu près dans cet ordre, consciemment ou inconsciemment par tout créateur, tout créatif.


Ce qui a été plus révélateur pour moi a été de découvrir, à partir de ce schéma, des comportements singuliers, dont je vous livre trois cas remarquables que j’ai identifiés en trois portraits-charge. L’un est central, les deux autres extrêmes.









Le premier portrait pourrait paraître sans grand intérêt ethnologique, mais dans une école d’art, il ne l’est pas. C’est celui qui est au plus près du schéma précédent. Il est logique, classique dans son approche. C’est le « communicant », le soucieux de bonne communication, de bonne narration. Je ne lui ai pas vraiment trouvé de nom. Il construit ses solutions parmi les plus adaptées, les meilleures. Il prend en compte la lecture et donc le futur utilisateur de ses productions. Dans d’autres filières, c’est le bon élève... Son traité graphique sera plutôt réaliste, et/ou dans un style très lisible.


Le moins.

Son défaut majeur est de manquer d’originalité, de folie, pour amener ses productions vers des plaisirs de lecture inattendus.

La critique ne se privera pas de le démolir à cet endroit.


Le plus.

Pour l’illustration, il fonctionne parfaitement bien. Il a une sorte d’assurance de trouver toujours de bonnes solutions. Il remplit bien son contrat, ses illustrations portent bien le récit. Ses solutions touchent le lecteur. Pas géniales, mais efficaces.


Le faire progresser sera d’ébranler un peu sa structure bien huilée, trouver des petites failles, y installer sa particularité, faire apparaître des aspects de sa personnalité.









Deuxième portrait. Je l’ai appelé «l’imaginatif galopant».

Sa plage de prédilection est la recherche de solutions. Il y déploie toute sa capacité à produire des idées en continu. Il fait des bulles. Il s’appuie sur une grande imagination, plonge dans la documentation dont il a du mal à sortir. Normal, une idée en entraîne une autre, qui en entraîne une autre, d’un domaine voisin, il s’éloigne du sujet ...

La période du tri ne lui est pas facile : à peine a-t-il fait sa sélection qu’une nouvelle idée – meilleure - vient s’accrocher ...

Son grand problème est de se fixer à un choix. D’abord, ça l’embête de choisir, il y tellement d’idées en l’air ! Pourtant les délais sont là, se font de plus en plus pressants. Il n’aime pas cette étape. Il finit par la faire, traîne, et il prend du retard.

Notre imaginatif va donc se forcer, acculé par les délais, à choisir une solution.   

Il passe à l’étape de la réalisation. A regret puisqu’il est persuadé que s’il avait encore cherché, il aurait trouvé mieux. Et puis il n’a plus beaucoup de temps, même plus de temps du tout ! Son plaisir d’avoir eu de bonnes idées, de toutes sortes, est gâché par les soucis de réalisation et de délais.


Le moins.

Il n’est pas très organisé, se perd dans les détails. Il a toutes les chances d’être hors-délais, ou de bâcler. Au pire, il est dispersé et ne finalise rien.


Le plus.

Des idées, beaucoup d’idées. Pas figé. Capable de trouver des pistes nouvelles, des solutions inattendues, originales.

Redoutable s’il installe un style rapide, enlevé.


Le faire progresser, c’est travailler sur la période de recherche : la raccourcir, la rendre plus efficace, en revenant souvent à l’objectif à atteindre, bien précisé, bien inscrit. C’est aussi qu’il se donne un emploi du temps adapté à sa façon de faire.

Notre imaginatif a intérêt à utiliser une technique rapide. Sa réussite sera d’en maîtriser une.

Il est parfait pour travailler en groupe. Il apporte ses idées et peut laisser la réalisation à d’autres.









Le troisième portrait. Le processus est à l’opposé du deuxième.

Je l’ai surnommé le «mono-imageant».

Lui n’a pas de problème de dispersion.

Le problème est posé, il y pense et fonce. L’idée qu’il accouche s’installe plus dans son cerveau que sur une feuille. Elle s’étoffe, s’incruste, se densifie, se personnalise fortement.

La phase de recherche est réduite à cette solution première, la meilleure pour lui puisqu’elle vient de lui, elle «est lui».

Il n’a aucun problème de choix !

Il va passer le plus vite possible à la réalisation.

Il s’appuie souvent sur une technique élaborée, de celles qui s’imposent, qui « en imposent », qui ne se discutent pas.

Il propose un style élaboré qui lui non plus ne se discute pas, Idée et style, ensemble, deviennent une sorte de rempart à la remise en cause.


Le moins.

Si son idée n’est pas retenue, si elle est critiquée, alors tout va mal, très mal. Il s’accroche à celle qu’il a fait naître avec force et passion. Il a horreur d’être remis en cause, avec cette secrète pensée qu’il est persuadé de détenir la meilleure solution, et puis, inconsciemment, il sait bien qu’il n’a pas d’idée de rechange, comme l’imaginatif. Le critiquer, c’est lui arracher un œil ! Difficile, à l’inverse du précédent, à intégrer dans un groupe.


Le plus.

S’il a accouché d’une bonne idée, si son style est intéressant, alors, il est parmi les meilleurs. Ce doit être chez eux qu’on trouve les génies. Personne ne s’amusera à le discuter. Il peaufinera ses approches, son mode de production en dégageant une forte personnalité.





A partir de ces trois portraits, d’emblée, on devine les points d’intervention, une fois la nature du processus identifié. Évidemment, aucun des jeunes que j’ai rencontrés n’était entièrement de l’un de ces cas extrêmes. Certains s’en approchaient. D’autres laissaient pointer des mélanges.

Ce qui est certain est que la raison des blocages ou des freins, une fois identifiée, peut être traitée. Ce n’est pas facile, il n’y a pas de recette, il faut rester souple et prudent. Mais de même, les pistes identifiables sont là.

Je me souviens de quelques cours où je présentais le schéma présenté plus haut et mes observations sur son application. L’un ou l’autre des étudiants avouaient se reconnaître.

Ils rajoutaient quelques points de vécus que je m’empressais de noter pour étoffer mes portraits.