Aller au contenu principal
Espace publicitaire
Fermer

Rechercher un article ou une interview

Date

L'édition africaine pour la jeunesse
2. La migration vers les pays du Nord

main article image
Jean-Paul Gourévitch
12 mai 2014


Après avoir dressé, dans la première partie de son article, un constat alarmant sur l'édition pour la jeunesse en Afrique, Jean-Paul Gourévitch poursuit ici son analyse en s'intéressant aux illustrateurs partis du continent africain pour tenter  l'aventure de l'édition en Europe.



L'édition francophone s'est toujours efforcée de valoriser les talents reconnus et de débusquer de nouveaux créateurs. Des organismes comme Cultures France devenu ensuite l’Institut français, la Quinzaine de l'enfant africain, la Coordination pour l'Afrique de demain (CADE), l'Agence Française de Développement (AFD) avec sa revue Afrique Contemporaine dont le n° 241 traite de l'Afrique dans la littérature, sont attentifs à la production littéraire africaine. Des publications comme Takam Tikou, disparue comme revue papier mais consultable en ligne, les soutiennent ardemment. Cependant, la plupart des auteurs et illustrateurs africains francophones vivent aujourd'hui en France, en Belgique, en Suisse ou aux Etats-Unis. Bons connaisseurs des milieux de l'édition et des médias, ils sont immergés dans des réseaux littéraires, politiques ou sociaux qui leur assurent des passages antenne, des missions à l’étranger, des conférences, des prix. Ils ne s'enferment pas dans leur isolement, ne visent pas la seule diaspora afro-antillaise mais développent des idées dans l'air du temps qui leur gagnent la sympathie des milieux branchés.


 
 

Couverture du rapport d'activité sur la Quinzaine de l'enfant africain (2010), ouvrage collectif, 
Iday International - Afrique et Nouvelles Interdépendances (ANI) - international, 2011.
 



 

La migration, thème porteur de l'illustration africaine 
Le catalogue de l'exposition du Musée de l'Histoire de l'Immigration, Albums - Des histoires dessinées entre ici et ailleurs : bande dessinée et immigration, 1913-2013 (Futuropolis/Musée de l'immigration, 2013), rend hommage à la situation réelle de nombreux illustrateurs africains : Hallain Paluku et Pat Masioni viennent de la RDC, Willy Zekid du Congo-Brazzaville, Didier Mada BD de Madagascar, Achille Nzoda et Simon Pierre Mbumbo du Cameroun. On y trouve principalement des bédéistes car c’est ce segment de marché qui est le plus porteur. 


 

Couverture du catalogue de l'exposition du Musée de l’Histoire de l'immigration :
Bande dessinée et immigration (1913-2013).



 
 
De ce fait, la BD africaine a pris une nette coloration sociale. Un des thèmes privilégiés est la migration légale ou clandestine avec ses échecs (Kamuke Sukali d'Alain Kojélé, série publiée en ligne en 2008), ses drames et ses souffrances (Une éternité à Tanger, du scénariste camerounais Eyoum Ngangué et du dessinateur ivoirien Faustin Titi, Lai momo, 2004), ses galères et ses succès (Pat Masioni, Carnets d'exil - La traversée, dans l'enfer du h'rig, recueil de 12 nouvelles publié en 2010 par l'éditeur marocain Nouiga et comportant les témoignages de bédéistes africains). Elle s'élargit également à des sujets connexes comme la prostitution en Europe, l'homosexualité, les mariages arrangés, les fraudes aux papiers ou aux diplômes. Le retour au pays y est également traité, sous forme métaphorique par le Camerounais Paul Assako Assako (Le voyage, African Comics, 2008) ou humoristique par le Franco-Camerounais Christophe Ngalle Edimo dans Le retour au pays d'Alphonse Madiba dit Daudet (L'Harmattan-BD, 2010). 
Comme l'écrit Christophe Cassiau-Haurie* (Quand la BD d'Afrique s'invite en Europe : répertoire analytique, L'Harmattan, 2012) qui a étudié nombre de ces albums, c'est « le mythe de l'Europe, terre promise quand on en rêve, terre de désillusions quand on y est ». Ils constituent en tout cas une fenêtre ouverte sur la vie des Africains en Europe comme dans leur pays.
 

Etre édité en Occident
En Europe, les Africains ont trois perspectives d'édition.
La première est de trouver des ONG, ou des associations partenaires, travaillant à la fois en Occident et en Afrique, pour créer des albums sociétaux. C'est le cas de Le choix de Bintou (1999) traitant des mutilations génitales pour ENDA Tiers Monde, la Coopération belge et Free Clinic ASBL, des recueils collectifs comme A l'ombre du baobab (2001) abordant les problématiques de santé et d'éducation avec une couverture de Barly Baruti, financé par l'ONG Equilibre et Population, du livre Le secret du manguier ou la jeunesse volée (2008) parlant de la prévention du Sida pour le mouvement du Nid, des six anthologies collectives de l'association Africa e Mediterraneo (2002-2010) ou encore des trois albums Agathe (Christophe Vadon, Pat Masioni, 2009) de l'ONG suisse GRAD sur la carrière de volontaire international. Malgré la sécurité financière et l'audience internationale apportées, la dépendance vis-à-vis de ces ONG bride la créativité d'artistes qui souhaitent s'exprimer dans une forme et sur des sujets de leur choix. 




Couverture de Le choix de Bintou,

textes Yann N.Diarra, dessins El Hadj Sidy Ndiaye, couleurs Aly Sidy Mbar Faye, Enda, Dakar, 1999.
 
Couverture de l'ouvrage A l'ombre du baobab,
collectif d'auteurs africains pour l'éducation et la santé (2001).


 
La deuxième possibilité consiste à être édité en Occident. Certains créateurs ont accédé à des maisons prestigieuses : Marguerite Abouet a ainsi collaboré avec Clément Oubrerie pour Aya de Yopougon (Gallimard, 2005). Pat Masioni a, lui, trouvé refuge pour Rwanda 94 chez Albin Michel puis chez Glénat. Pahé s'est confié avec humour dans les différentes livraisons de La vie de Pahé chez Paquet. En Belgique, les auteurs peuvent s’adresser aux éditions Coccinelle qui ont édité, en 2010, Les clandestins à la mer de Tchibemba et Pié Tshibanda. En Italie, Lai momo a publié les albums de Goorgoorlou, vedette nationale créée par le sénégalais T.T. Fons qui depuis trente ans déride les lecteurs du Soleil et du Cafard Libéré. Mais la porte est étroite, les places limitées et le nombre de ceux qui attendent dans la file considérable.
 
 

Page intérieure de Aya de Yopougon,

texte de Marguerite Abouet, dessins de Clément Oubrerie, Gallimard Jeunesse 2005.


 

Goorgoorlou par T.T.Fons ; planche pour le journal Le cafard libéré, n°24, 1988.



 
A défaut, on se tourne vers des maisons moins célèbres mais accueillantes : en 2010, L'Harmattan a lancé la collection Afrobulles, spécialisée dans la BD africaine et dirigée par Christophe Cassiau-Haurie, et espère franchiser des filiales en Afrique ; Tartamudo, créée en 1999 par le bédéiste José Jover, a publié en 2007 les Animotards d’Achille Nzoda. Les auteurs et illustrateurs vont aussi chez Karthala, Sépia, les éditions du Jaguar, Cauris dirigée par la fille d'Alpha Oumar Konaré, Homnisphères, Menaibuc, Présence Africaines, Taor... Ce qui ne veut pas dire qu'on trouvera les ouvrages dans toutes les librairies. Plusieurs de ces maisons publient à compte d'auteur. D'autres ont un réseau de distribution confidentiel et comptent essentiellement sur leur catalogue ou des soirées-débats pour le lancement des livres. Il faut donc recourir à d'illustres préfaciers comme Alain Mabanckou ou Abderrahmane Waberi, susceptibles de donner une légitimité littéraire aux ouvrages, ou bien s'engager dans l'épopée de l'harassante promotion auprès des amis et réseaux sociaux. 



 
Alix Fullu, Willy Zekid, Alain Kojelé, Sur les berges du fleuve Congo,

Afrobulles, L’Harmattan, 2011.



 
 
La dernière opportunité est la collaboration avec un auteur occidental. Yves Pinguilly a « fait passer » les textes des Centrafricains Benoît Kongbo, aujourd'hui décédé, et Adrienne Yabouza ainsi que des illustrations de Didier Kassai qui vient de réaliser une BD sur la situation en Centrafrique. Il a également « coaché » de jeunes écrivains africains dont une sélection de nouvelles est parue en France chez Volpilière sous le titre Cœur de foot. Le parrainage peut même devenir un partage. La Boîte à bulles a publié, en 2006, Missy du Congolais Hallain Paluku et du Français Benoît Rivière. Les Enfants rouges ont connu en 2009 le succès avec Malamine : un Africain à Paris de Simon Pierre Mbumbo et de Christophe Ngalle Edimo.



Ouvrages d’auteurs ayant collaboré avec Yves Pinguilly : Ali boum Yé de Benoit Kongbo (Oskar Jeunesse, 2009), Les prisonniers du vent du québécois Bernard Boucher et du centrafricain Romain Bally Kenguet (Oskar Jeunesse, 2009) et Cœur de foot (collectif, Volpilière, 2010).
 


Internet peut-il changer la donne ? 
On peut vivre dans son pays et se construire une visibilité internationale, correspondre avec des éditeurs européens au moyen de textes ou de planches scannées en haute définition, consulter des sites spécialisés pour se documenter. Internet permet aussi la collaboration entre auteurs et illustrateurs de différentes origines, la création de sites individuels qui peuvent devenir des forums d'expression pour une communauté comme celui du Brazzavillois WillyZekid ou celle de l'association « L'Afrique dessinée ».
Plusieurs cybermagazines ont aussi tenté de voir le jour tel l'éphémère Parajaka du bédéiste guinéo-équatorien Ramon Esona Ebolé, soutenu par l'Institut Culturel d'Expression française de Malabo.

Cela signifie-t-il que l'auteur ou l'illustrateur africain peut vivre uniquement de son travail ? Le cas du Congolais Serge Diantantu est exemplaire. Après avoir publié chez Mandala BD, à Rouen, sa trilogie sur Simon Kimbangu (1887-1951), ce héros messianiste fondateur du kimbanguisme et apôtre de la libération de l'homme noir, il est aujourd'hui édité par des maisons locales comme MYK Consulting à Brazzaville ou Caraïbéditions pour les premiers tomes de sa série Mémoire de l'esclavage. Il fait aussi de l'autoédition pour promouvoir son héroïne la petite Djily. Il a également fondé une société pour laquelle il produit des cartes postales, des affiches, des expositions et encadre des stages. Une activité diversifiée qui lui permet de continuer à travailler sans soucis matériels.
 
* spécialiste de la BD et auteur d'expositions. L’ouvrage reprend en partie la série d'articles qu’il a donnés à Africultures.




Pour aller plus loin :
  • Présentation de Jean-Paul Gourévitch sur Ricochet
  • Jean-Paul Gourévitch, autEUr de livres jeunesse
  • Site de Jean-Paul Gourévitch
  • Takam Tikou : la revue en ligne du livre et de la lecture des enfants et des jeunes Afrique - Monde arabe - Caraïbe - Océan Indien
 
02.06.2014