Violence de la censure contre la littérature jeunesse ou les effets d'une manipulation
Victor Hugo, Correspondance, au Ministre de l'Intérieur, 5 janvier 1830
La création littéraire qui fait surgir la figure du monstre est absolument nécessaire aux enfants et aux adolescents. Les histoires tragiques les rendent capables de sublimer la barbarie inhérente à l’espèce humaine. Ceux qui en sont privés n’ont que la possibilité de la monstruosité réelle du passage à l’acte. Les bons sentiments sont inoffensifs certes, mais également inutiles car ils constituent un leurre qui ne dupe jamais les jeunes lecteurs. Les adolescents revendiquent une littérature qui donne un sens à la douloureuse condition humaine. C’est en cela qu’elle constitue un facteur de lien social. Notre humanité dépend en effet de notre capacité à inventer des histoires horribles pour ne pas être anéanti par l’horreur de notre histoire.
Dans un contexte social et politique où s'affrontent les idéologies, hélas trop souvent au détriment des idées, nous allons tenter d'analyser la férocité des attaques subies par la littérature jeunesse en Europe depuis quelques années. Je propose un angle de réflexion psychopathologique destiné à éclairer les zones d'ombres qui plongent le débat dans une impasse. Cette réflexion est inspirée d'une conférence/débat organisée dans le cadre des 17e Rencontres nationales de la fédération des salons et fêtes du livre pour la jeunesse à Lorient, le 29 Juin 2015.
1. La censure
La psychanalyse nous enseigne que la censure s'effectue sur le principe d'une exigence inconsciente que l'on appelle communément le refoulement. Il s'agit de tenir au secret un certain nombre de représentations mentales afin de préserver le confort du Moi. Mais il s'agit d'un confort précaire puisque ces représentations refoulées produisent des symptômes qui sont autant de signes manifestes de l'existence latente des secrets.
Les représentations mentales visées par la censure concernent tout ce qui a un rapport, de près ou de loin, avec la libido, c'est à dire la pulsion sexuelle sous toutes ses formes, mais aussi avec tout ce qui est aliéné à la pulsion de mort.
La censure de type « totalitaire » qui frappe l'art et la littérature en particulier (c'est-à-dire tout ce qui tient un discours sur l'humain) peut-être comparée à cette censure inconsciente qui ignore ce qu'elle cache mais le défend néanmoins férocement. C'est parce qu'elle ignore le contenu de son secret que ses arguments sont factices tout comme le sont les « rationalisations » qui nous servent à « expliquer » les raisons apparentes de certains choix alors que les raisons profondes demeurent inaccessibles, voire inavouables…
La psychanalyse éclaire ainsi la censure en la définissant comme motivée par la peur et invoquant sans cesse des menaces relatives au « pourrissement » des valeurs morales, à la dimension « malsaine » des objets qu'elle veut voir disparaître. Indéniablement, des cadavres pourrissent dans les placards inconscients des censeurs totalitaires, des cadavres dont ils veulent taire le nom. En ce sens, la fiction artistique littéraire, parce qu'elle est narrative, a quelque chose à voir avec le dévoilement des secrets. Elle est en quelque sorte thérapeutique, mais elle déchaîne aussi les passions et la terreur chez ceux qui vivent dans la crainte de ce dévoilement. Ils utilisent alors les moyens de pression que l'on connaît en ne laissant aucune chance au dialogue. Ces moyens s'apparentent aux mécanismes de la perversion et de la paranoïa.
2. La perversion et la paranoïa
Etymologiquement, pervertere indique tout simplement un mouvement de retournement et de renversement : une situation perverse est caractérisée par le renversement de quelque chose en autre chose. Sigmund Freud a situé les racines de la perversion dans la bisexualité infantile qui fonde l'identité des êtres, elle procède selon lui du déni de la castration qui conduit au déni de la loi (4). Robert Stoller définit la perversion comme la « forme érotique de la haine » (10) ; l'originalité de sa réflexion est relative au fait de situer la différence entre le bien et le mal aux origines de la perversion et d'en faire une spécificité du genre humain. Elizabeth Roudinesco (9) souligne qu'elle joue un rôle de limite entre le bien et le mal dans les sociétés occidentale sur le plan moral, politique, social, culturel… Donc la situation perverse renverse les valeurs du bien et du mal, et s'ancre dans la sexualité et la haine. Elle utilise l'emprise pour assurer sa domination sur les plus faibles.
La paranoïa est une pathologie mentale connue pour sa dangerosité. Le signe principal est le sentiment de persécution pouvant se constituer en idée délirante relative à une menace perçue comme réelle. Les formes les plus graves peuvent aller jusqu'au harcèlement, voire jusqu'au passage à l'acte meurtrier. Le délire paranoïaque ne se raisonne pas puisqu'il est fondé sur des croyances et ne souffre aucun doute. Par ailleurs, le mécanisme psychologique qui organise la pensée paranoïaque est la projection qui permet de rejeter sur un objet extérieur (personne, institution, etc.) une part de soi que l'on refuse parce qu'on la considère comme mauvaise. Ce mécanisme inconscient ne peut être raisonné dans le dialogue avec un interlocuteur ; il est à l'origine des accusations délirantes que le paranoïaque formule à l'encontre d'autrui.
La combinaison perverse et paranoïaque est caractéristique de l'omnipotence et de la toute-puissance des régimes politiques totalitaires qui pratiquent la violence d'état, s'emparant de n'importe quel prétexte idéologique. La conjugaison des deux systèmes de pensée, pervers et paranoïaque, sont au c?ur de tous les totalitarismes, dont le pire que nous ayons connu en occident est le nazisme. Les nazis brûlaient les livres en place publique. Ray Bradbury a décrit dans Fahrenheit 451 (1) une société dont le gouvernement ordonne la chasse aux livres car ils sont la seule arme dont nous disposons pour nourrir la réflexion et ne pas tomber sous l'emprise d'un conditionnement décervelant qui réduirait les êtres humains à de simples machines à consommer. Actuellement, nous affrontons une menace totalitaire nouvelle dans sa forme (car elle réfère à l'islam) mais qui ne diffère d'aucune autre du passé en bannissant les différences célébrées par la culture. Le groupuscule nigérian Boko Haram, en persécutant et assassinant les femmes et les personnes instruites en Afrique de l'Ouest, incarne la toute-puissance qui anime n'importe quel totalitarisme. Son nom désigne littéralement le livre en tant qu'ennemi : boko est une déformation du mot anglais book (livre) et haram signifie impur, mauvais, en arabe. Les attentats terroristes perpétrés à Paris les 7 janvier et 13 novembre 2015 ont été commis en grande partie au nom de la haine de la culture et de la différence. Lorsqu'en France, les groupuscules d'extrême-droite menacent des auteurs ou les organisateurs d'un salon du livre pour la jeunesse, leur motivation est la même. Seule la loi républicaine d'une démocratie est en mesure de freiner leurs élans de haine. Il faut admettre que si la paranoïa qui engendre une attitude totalitaire ne paraît pas pathologique au premier abord, c'est uniquement parce que la perversion lui fournit un paravent défensif efficace qui lui donne une apparente normalité (tant que des assassinats ne sont pas commis) dont par ailleurs les pervers n'ont de cesse de se réclamer. Il s'agit bien sûr ici de la « normalité normalisante » dénoncée par la psychanalyste Joyce McDougall comme prémisse mortifère du gel de la pensée. Les discours et les actions totalitaires qui frappent avec de plus en plus de constance la littérature jeunesse sont de la même nature que les abus de pouvoir de type paranoïaque. Voyons comment.
3. Déni de l'autre, déni de la pensée
Dans un contexte totalitaire, qu'il soit familial, sociétal ou politique, on ne peut ni discuter ni argumenter. Vouloir débattre de la valeur d'une ?uvre littéraire en littérature jeunesse condamnée par des censeurs moralisants et « normalisants » revient à livrer un combat sans fin car aucun ennemi de la culture vivante ne lit jamais les livres dont il conteste l'existence. La critique procède toujours d'une attaque contre le thème d'un roman. Les contenus tels que la sexualité, l'homosexualité, l'exclusion, le racisme, la mort, le viol, le suicide, la guerre, l'inceste, la maladie, le handicap, sont systématiquement accusés de pervertir la pensée des jeunes lecteurs. Ces défenseurs acharnés de l'ordre moral affirment en outre détenir les clés de l'équilibre et de la bonne santé des enfants et des adolescents au mépris du savoir scientifique qu'ils ignorent et méprisent (7).
Comme le souligne Daniel Delbrassine (3), les procès d'intention qui sont fait à certaines ?uvres pour la jeunesse ne prennent jamais en compte les procédés littéraires car seul le contenu est stigmatisé. Dans le roman Junk de Melvin Burgess (2), la drogue est « l'objet du délit » qui retient toute l'attention du censeur moralisant. Ce qui constitue pourtant l'originalité du roman, c'est la polyphonie de la narration (3) : le jeune lecteur est invité à prendre en compte les différents angles de vue des quatre personnages au destin funeste. Ce procédé littéraire abolit l'effet fascinant que peut produire le discours d'un seul personnage constitué en héros tragique. Dans le roman Quand les trains passent, de Malin Lindroth (5), il est question d'un viol collectif dans un lycée. Le procédé littéraire met en scène une narratrice, témoin du viol, qui confie le sentiment de culpabilité qui l'écrase encore plusieurs années plus tard. Ce roman n'est certes pas une apologie du viol, au contraire, il le dénonce en examinant à la loupe la lâcheté d'un témoin. Ces deux romans et leurs auteurs ont été accusés d'inciter les jeunes à consommer des drogues et à violer, dans un total mépris des intentions humanistes et du talent littéraire de leurs auteurs. Seuls les signifiants « drogue » et « viol » sont retenus à charge par les censeurs moralisants qui dénient toute qualité littéraire et morale aux ?uvres en question puisqu'ils ne les ont tout simplement pas lues...
Le but de la censure totalitaire est de détruire les ?uvres destinées à la jeunesse qui analysent, sous une forme romanesque, la violence psychologique, la difficulté de vivre et la singularité de la tragédie humaine. Pour parvenir à ses fins, elle renverse les valeurs et transforme ce qui est bien en mal et inversement. L'imagination est son ennemie car elle se considère comme seul et unique garant des valeurs morales, culturelles, politiques... Tout ce qui fonde l'existence humaine dans sa diversité, sa complexité et son obsolescence, est rejeté par ceux qui y voient une menace contre la pérennité de leurs convictions folles. Les censeurs moralisants ne font que projeter sur la littérature pour la jeunesse les idées qu'ils redoutent de retrouver en eux-mêmes.
4. Les enfants : objet de convoitise destructrice des pervers et ennemis des paranoïaques
Depuis les années 1980, une « passion de l’enfant » s’est développée dans les sociétés occidentales. Domination et pouvoir définissent la majeure partie de la relation que les adultes établissent avec les enfants. Rares sont les situations qui ne sont pas infiltrées par un rapport dominant/dominé, ne serait-ce que par l'autorité exercée par les adultes sur les enfants. Si la générosité et la bienveillance sont associées à l'autorité, le meilleur peut advenir. Si ce n'est pas le cas, c'est le pire qui survient (les multinationales de la consommation le font très bien en manipulant l'image des enfants pour vendre des voitures et des barres chocolatées à leurs parents). Si le pouvoir et la domination procèdent de fantasmes archaïques qui s'opposent globalement à la liberté et à l'épanouissement individuels, l'emprise exercée sur les enfants est la plus facile à pratiquer car les enfants n'ont pas de libre arbitre et sont, par essence, dépendants des adultes.
Les créations artistiques les plus attaquées sont celles qui apportent un renouveau dans les représentations du monde et des relations entre les êtres humains. Parce qu'elles bousculent les préjugés moraux, sociaux et culturels et font évoluer la civilisation comme toute démarche artistique, parce qu'elles contribuent à développer l'esprit critique, elles contrarient le projet secret des censeurs totalitaires qui ne peut se réaliser que si les enfants et les adolescents ne réfléchissent pas.
Les enfants représentent fantasmatiquement l'avenir des adultes. Cette représentation est fondée sur une réalité biologique : aucun être humain n'est pérenne mais l'espèce humaine l'est à condition que chaque génération accepte de passer le flambeau à la suivante. Cela suppose à un moment donné la conjugaison du renoncement et de l'espoir : deux catégories antinomiques dans l'absolu. Lorsqu'un adulte transmet le savoir à un enfant, il lui donne les clés d'un endroit où il ne mettra jamais les pieds. Ce faisant, il renonce à sa toute-puissance et à son omnipotence. Dans le même temps, il est capable de se réjouir en espérant qu'une part de lui survivra dans la pensée et les actes de cet enfant devenu grand et différent de lui du fait de l'évolution de la société.
La pensée des enfants et des adolescents constitue un objet de prédilection pour les censeurs totalitaires parce que c'est une pensée en devenir et que le rêve de tout tyran est de fabriquer des clones de lui-même et non de donner la liberté de penser aux êtres différents de lui qui habiteront le monde de demain. Nous savons tous que les enfants et les adolescents sont malléables, impressionnables, influençables. L'éducation qu'on leur donne façonne le monde de demain d'où seront absents les adultes d'aujourd'hui. Les tyrans tentent toujours d'assurer leur pérennité, par-delà leur disparition, en imposant aux enfants un système de pensée identique au leur.
Le fantasme paranoïaque pourrait être défini comme suit : « Ne rien transmettre aux enfants que je ne connaisse moi-même et que je tiens pour acquis, rejeter les changements sociétaux, rejeter le progrès, rejeter l'évolution des idées, pour que le monde de demain soit identique à celui que j'ai connu. » Ce fantasme de toute puissance contient la représentation suivante : « Si rien ne change, je suis immortel. Donc les enfants d'aujourd'hui ne doivent rien savoir de plus que ce que je savais à leur âge ». Ce fantasme vise particulièrement le registre des idées de manière à ce que l'ordre des choses demeure inchangé. Il fait table rase du passé et abolit le futur, il colle à un présent répété ad nauseam…
Pour parvenir à leurs fins, les censeurs paranoïaques utilisent des moyens pervers. Le scénario pervers consiste à prendre virtuellement les enfants en otage pour servir le projet qui garantit son immortalité. Ils affirment haut et fort que tout ce qui différencie l'enfance d'aujourd'hui de la leur est mauvais et dangereux pour les enfants alors qu'en réalité cette différence ne fait que souligner la fatale caducité des aînés. Ils se parent des couleurs d'un combat vertueux au nom d'une noble cause : les enfants. Ils savent que personne n'osera affirmer que c'est un mauvais combat. Ils accusent les changements culturels, sociaux et politiques de tous les maux du monde d'aujourd'hui. Pire, ils les accusent de menacer l'équilibre et la santé des enfants. Même si l'accusation n'est pas fondée, elle produit ses effets sur les accusés : culpabilité, peur, honte et autocensure. Le manque évident d'arguments est occulté par l'effet choc du tabou de l'enfant menacé et/ou maltraité. Enfin, ils portent parfois l'estocade en adressant des menaces, anonymes bien sûr, car la folie paranoïaque n'exclut pas une certaine habileté malhonnête, perversion oblige. Lorsqu'un éditeur cède à la peur engendrée par la menace, la censure morale peut infléchir sa ligne éditoriale. Ce faisant, il se croit à l'abri de la critique et du boycott de ses publications. Il publie alors des livres qui ne veulent rien dire, au sens littéral de la formule, car ils ne contiennent rien qui soit découverte subtile du monde. Un éditeur peut même devenir un chantre de la médiocrité lorsque sa ligne éditoriale est déterminée par les critères de la censure morale. On ne peut ignorer l'avalanche de publications sans intérêt, ni intelligence, ni surprise, qui remplit les rayonnages de certaines librairies, soucieuses de ne pas déplaire aux tyrans puritains. Je vois par exemple fleurir des collections déclinées en rose ou en bleu selon que le livre est destiné à une fille ou à un garçon. Je pense qu'il s'agit là d'un effet pervers de la censure morale à l'heure où les territoires conquis par le combat social pour l'égalité des sexes rétrécissent de façon alarmante face aux pressions politiques et religieuses. Il y a des libraires qui résistent et qui font des choix audacieux et intelligents, ils constituent les îlots de résistance que nous chérissons, dans l'océan de médiocrité que nous dénonçons. Pour agir contre la censure et ses effets pervers, il faut agir avec constance et détermination en commençant par rejeter la peur et en prenant le parti de l'intelligence contre la bêtise.
5. Comment se défendre contre les accusations, les menaces et la manipulation
a) Les victimes de ce système pervers ne doivent céder, ni à la peur engendrée par les attaques moralisantes et normalisantes, ni au sentiment de honte qui s'insinue dans la pensée, ils ne doivent en aucun cas consentir à se sentir coupables. Ils doivent au contraire renforcer leur légitimité d'écrivain, de libraire, de bibliothécaire… Ils peuvent aussi adopter l'attitude flegmatique de Melvin Burgess : « Nombreux sont ceux qui craignent les adolescents, ne leur font pas confiance et redoutent qu’ils se déchaînent s’ils ne sont pas bridés. Par conséquent, il y a une méfiance à l’égard des ?uvres qu’on peut leur soumettre et de la manière dont ces textes sont présentés. Le problème peut être abordé sous deux angles opposés : en limitant l’accès des jeunes aux informations pour mieux les protéger du monde et de ses dangers ou, au contraire, en les aidant à comprendre et à appréhender les difficultés auxquelles ils devront faire face. Je n’ai pas besoin de préciser où je me situe… » (12). Mais pour cela, il faut avoir réglé le problème de sa propre culpabilité !
En théorie, il serait pertinent d'utiliser contre les pressions paranoïaques et perverses, les mêmes moyens que dans le combat contre une personne perverse : dénoncer pour castrer sa toute-puissance. À ma connaissance, personne ne le fait. On ne s'improvise pas guerrier dans un conflit totalement fou si facilement… Alors, il ne nous reste que le bon usage des mots, mais il faut que la parole soit accusatrice pour qu'elle ait un effet « castrant » par une injonction de rappel de la règle, de la loi et répéter l'opération autant de fois que nécessaire car le principe ne sera jamais intégré ! Ainsi nous remettons les valeurs du bien et du mal à leur juste place, c'est à dire dans le bon sens. En substance, chaque écrivain, illustrateur, éditeur, libraire, bibliothécaire, documentaliste ou enseignant, devrait pouvoir affirmer :
« Je suis fier d'offrir des histoires aux enfants et aux adolescents, je suis fier de leur donner à penser, à rire et à pleurer, je suis fier de contribuer à leur éveil au monde, je suis fier de nourrir leur imaginaire, je suis fier de les protéger ainsi des attaques d'un réel incisif et corrosif. Alors que vous ne faites que les livrer en pâture à la peur, l'ordre, la domination et le conditionnement, alors que vous asservissez leur intelligence, alors que vous enchaînez leur imagination, alors que vous brisez leurs rêves !... »
b) Il est également essentiel de démontrer les fondements pathologiques et la bêtise des pseudo-raisonnements. Parmi les ouvrages les plus controversés, on trouve les albums et les romans qui questionnent le genre c'est-à-dire le masculin et le féminin, la différence des sexes, les rôles sociaux imposés selon l'appartenance à un genre ; la variété des combinaisons de choix d'objet sexuel/amoureux et la levée du tabou de l'homosexualité. En France, la levée de bouclier contre toute tentative de représentation littéraire (et artistique en général) d'une sexualité plurielle et même de l'égalité des sexes, s'est aggravée depuis le vote de la loi ouvrant le mariage aux couples de personnes de même sexe (LOI n° 2013-404 du 17 mai 2013), au mépris du respect dû aux institutions républicaines et à leur fonctionnement démocratique.
Exemple : l'opposition contre le mariage pour les personnes de même sexe a engendré « la manif pour tous » dont le nom est à lui seul le symptôme d'un non-sens et où nous voyons clairement agir des personnes pour qui la différence des sexes est un problème non-résolu : utilisation d'un code couleur pour identifier les sexes : rose/fille, bleu/garçon. Les mots égalité des sexes, égalité des droits entre les femmes et les hommes, engendrent terreur et indignation dans leurs troupes : mais qu'est-ce qui est menacé au juste ? Le disent-ils ? Le savent-ils ? Non, ou en tout cas rien qui ne relève d'une croyance totalement grotesque. Il est probable en revanche que soit menacée la pérennité d'un monde mis en équation de façon réductrice sous la forme d'une famille composée rigoureusement d'un homme (père), d'une femme (mère) d'un garçon (fils aîné) et d'une fille (cadette). Le monde que leurs enfants connaîtront sera différent : leur fantasme d'immortalité est donc compromis.
c)Nous devons montrer et affirmer que la culture et la censure totalitaire sont antinomiques. La culture procède du dynamisme de la pensée, elle interroge le vivant, elle est vivante et par là, en perpétuel mouvement. La censure a pour but de figer la pensée en entravant l'expression des sentiments, de l'opinion (insolente et subversive adolescence), en gommant les sensations (corps, sexualité, sensorialité). Pour le censeur paranoïaque, poser question revient à poser problème. L'ordre moral gouverné par les non-dits, les tabous et les secrets est sa croisade.
d) Pour contrer les censeurs dans leur croisade vertueuse et mortifère, nous devons développer l'argument de la mise en danger de l'enfant et l'adolescent. En effet, les enfants ont besoin d'histoires qui donnent un sens à la vie car la dimension imaginaire de la fiction les protège contre la violence du réel de la même façon que le jeu, selon les théories sur l'espace transitionnel de D. W. Winnicott (11), car le fantasme est aussi une fiction. Une histoire, même triste, est rassurante car elle a un début et une fin et marque ainsi une limite dans le temps et l'espace de la confrontation avec la peur ou le chagrin. Les adolescents ont besoin d'histoires tragiques, car ils ont quitté l'enfance et s'éloignent du giron familial pour entrer en territoire inconnu et hostile, ils ont besoin d'éprouver des sensations à la mesure de leurs pulsions nouvelles, ils ont besoin d'apprivoiser le réel par l'imaginaire pour continuer le voyage jusqu'à l'âge adulte. Et dans tous les cas, comme le dit Jovica, 15 ans : « c'est beau, un livre plein de sentiments, de rage et de tristesse » (8). En priver les jeunes lecteurs contribue à les exposer dangereusement aux difficultés de la vie. C'est exactement ce dont les censeurs moraux se rendent coupables.
Conclusion
Les auteurs en littérature jeunesse sont des créateurs qui donnent aux enfants et aux adolescents de quoi nourrir une réflexion intime et singulière. Ils donnent à penser, à imaginer d'autres vies, d'autres mondes et les jeunes lecteurs sont ainsi sauvés de la solitude et de l'isolement car ils ont une vie psychique riche des rencontres avec les personnages de fictions qui deviennent parfois leurs amis pour la vie. Comme avec de vrais amis, ils ont pu rire, pleurer, avoir des frissons c'est-à-dire éprouver toute la gamme des émotions et des sentiments qui nous constituent en tant qu'êtres pensants. Comme le souligne Michèle Petit, les jeunes lecteurs « braconnent dans les textes, tentent leur chance d'être touchés en se moquant des rubriques, des classements convenus, des lignes de partage entre genre plus ou moins légitimes » (6).
Priver les enfants et les adolescents d'histoires signifiantes, constitutives de leur Moi, revient à les exposer délibérément à tous les dangers. Par conséquent, nous devons accuser les censeurs paranoïaques et pervers de mettre en danger les enfants et les adolescents en occultant les choses importantes de la vie, en niant leur capacité à penser, et, c'est peut-être le pire, en entretenant un mensonge sur le sens de la vie et les angoisses existentielles que tout être humain expérimente dès son plus jeune âge, en ne leur laissant en héritage que des cadavres pourrissant dans de sombres placards… J'accuse les censeurs se réclamant du bien et de la morale de tenter ainsi de maintenir les enfants sous une domination qui interdit de penser afin de perpétuer une violence psychologique qui, dans un fantasme mortifère, leur assure l'emprise et le pouvoir total. Car, bien qu'ils prétendent le contraire, ils se comportent en prédateurs féroces tandis que les écrivains et les illustrateurs qu'ils fustigent sont des créateurs protecteurs.
La Cahuette, le 10 janvier 2016.
Bibliographie
1 Bradbury, Ray (1953) Fahrenheit 451, (tr. fr. Henri Robillot), Paris, Denoël, coll. « Présence du Futur », 1955.
2 Burgess, Melvin (1998) Junk, Paris, Gallimard jeunesse, 2002.
3 Delbrassine, Daniel (2015) Censure et autocensure, quelle politique pour les acquisitions ?, Colloque « Littérature jeunesse et débats de société font-ils bon ménage ? » organisé par L'Ecole du livre de jeunesse / Salon du livre et de la presse jeunesse en Seine-Saint-Denis, Montreuil, le 18 juin 2015.
4 Freud, Sigmund (1905) Trois essais sur la théorie sexuelle, Gallimard, coll. « Folio », 1989.
5 Lindroth, Malin (2007) Quand les trains passent, Arles, Actes Sud.
6 Petit, Michèle (1998) La lecture, ou le droit à l'intimité frondeuse, in Annie Renonciat (dir.), « Livres d'enfance, livres de France », Hachette / Ibby-France, Paris, 1998, pp.149-155.
7 Rolland, Annie (2011) L'adolecteur et le censeur, in « Le livre en analyse », illustrations d’Etienne Delessert, Paris, Thierry Magnier.
8 Rolland, Annie (2015) Adolecteurs au bord du monde : la découverte de l'altérité, NVL (p)oser des mots sur les maux, n° 204/juin 2015, pp. 7-15.
9 Roudinesco, Elizabeth (2007) La part obscure de nous-mêmes, Paris, Albin Michel.
10 Stoller, Robert J.(1986) La perversion, forme érotique de la haine, Paris, Payot, 2007.
11 Winnicott, Donald Woods (1975) Jeu et réalité, l'espace potentiel, Paris, Gallimard.
12 voir ici : http://www.lecturejeunesse.org/articles/rencontre-avec-melvin-burgess/