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Les mondes renversés de Pinocchio

Christiane Abbadie-Clerc
1 janvier 1990

Subtilement inspirée entre cultures savantes et traditions populaires, l'oeuvre de Collodi offre à ses lecteurs,
au même titre que celle de Charles Perrault, de Lewis Carroll ou de Swift, une gamme
extraordinaire de jeux d'investigation: un "parler" savoureux, des signes à décrypter, une iconographie inscrite dans la trame de
l'écriture, un grimoire analytique, un roman d'apprentissage, un pamphlet philosophique, autant de mondes parallèles dont les
architectures baroques réinvestissent d'étranges lieux de mémoire activés par un mythe littéraire absolument moderne...

Ce pantin qui "ne reste pas de bois" ne laisse pas d'intriguer.

Exotique, enraciné dans sa Toscane natale, il joue avec le temps et la distance, le sens et le non-sens. Face à un ordre
social immuable, Collodi déchaîne les forces contradictoires d'un "chaos-cosmos" mis en scène avec les accents authentiques
d'une chronique populaire dont chaque personnage gesticule "en chair et en os", évident, excessif, d'autant plus séduisant
qu'il s'impose hors norme, hors la loi, marginal, inquiétant.

L'austère argument moral et pédagogique d'un dénouement exemplaire fait à peine illusion. Le retour à l'ordre, à la
soumission, au terme de transgressions inouïes, apparaît comme une ultime pirouette, pieux mensonge d'un auteur ambigu,
tenu de cacher son jeu.

Mais les noces du langage et de l'inconscient furent déjà nouées et célébrées de tant de manières qu'il convient de
pointer chez Collodi l'écart novateur, libertaire.

Il s'agit évidemment d'une histoire embrouillée, "a tangled tale " pour reprendre le vocabulaire carrollien, quelque peu
décalé en apparence du discours populaire des villages toscans. Qu'importe, le nez de Pinocchio nous renvoie irrésistiblement au calligramme-calembour soigneusement composé par Lewis Carroll dans Alice au Pays des Merveilles: a long tale, le conte allongé de la souris en forme de queue (tail)...

Nous laisserons aux linguistes italiens le soin de se pencher sur le "folklore obscène" des comptines enfantines - selon
la terminologie du chercheur Claude Gaignebet. Les contes de "menteries" issus de l'imagerie populaire des "Mundus inversus" caractéristiques du patrimoine européen (recensés entre autres par Duchâtre et Saulnier) tissent l'arrière-plan de ce qui pourrait bien ressembler à une "supercherie littéraire", bien éloignée dans ses intentions du credo des pédagogues bien-pensants. Nous sommes dans l'univers de la fable facétieuse, du Pays de Cocagne où les hommes se changent parfois en ânes, où les animaux parlent, où le pouvoir est donné aux enfants...

On retrouve sous la plume de Collodi la verve des fabulistes médiévaux et l'extraordinaire beauté sensuelle et burlesque
des fresques et des prédelles naïves des édifices religieux évoquant les châtiments infernaux et les "jardins des délices" d'un
Jugement dernier exemplaire.

La postérité de Pinocchio est bien celle de son image, mille fois redessinée, interprétée à la manière des gravures de
colportage où se marient le sacré et le profane, la vérité et le mensonge, l'endroit et l'envers, où tout simplement l'édification
de l'enfance se confond avec celle du peuple.
Les "farces collodiennes" échappées du théâtre de marionnettes s'aventurent
sur le "no man's land" des contes primitifs, la "zone" fréquentée par les bandits des grands chemins, les fameuses "marges frontières"
de nos anciennes contrées, ces forêts et terrains vagues, ces plages désertes, ces territoires inquiétants et magiques dévolus aux
"rites de passage" décrits par Van Gennep.

Lorenzini et Collodi à travers le miroir

A dire vrai Carlo Lorenzini, qui choisit pour pseudonyme le nom de son village, le territoire de son identité
et de son imaginaire (Collodi), est un personnage double, curieusement traversé par ces courants contradictoires ascendants ou
descendants qui reproduisent les itinéraires de ce lieu "magique" consacré aujourd'hui par
la Fondation et le Parc Collodi. Le berceau des images mentales
de l'écrivain est là, entre la ville haute et la ville basse, mosaïque d'influences, de pulsions esthétiques et sociales.

Malgré l'atmosphère puritaine de son temps, Collodi a bien évidemment accompli, dans le champ de la littérature enfantine,
une oeuvre complexe, antipédagogique, au sens dialectique, un pamphlet anti-autoritaire en se payant le luxe d'une irruption
du corps dans l'écriture.

Rompu au style journalistique, l'écrivain connaissait les ressources du langage populaire. Il était engagé dans la résistance
toscane à l'envahisseur autrichien et au centralisme romain et utilisait pour cela une arme personnelle, sa plume, dont l'innocence
n'était que façade. Il avait fondé assez jeune un journal de satire politique, Il Lampione, qui connut beaucoup de succès
avant d'être interrompu après la restauration de 1849, puis remplacé par La Scaramaccia.

C'est en traduisant pour un éditeur florentin les Contes de Perrault
en 1875, puis ceux de Mmes d'Aulnoy et
Leprince de Beaumont, qu'il s'est intéressé à la littérature enfantine
et à ses arrière-plans. Il s'est familiarisé de la sorte avec les subtilités de la tradition orale et ses va-et-vient entre les répertoires
savants et populaires.

Certes, il cornmença par écrire des ouvrages plutôt conformistes, tels Gianettino (1876), Minuzzolo (1878),
puis Le Voyage de Gianettino en Italie, La Géographie de Gianettino, La Grammaire de Gianettino...,
fondés sur la pédagogie de l'époque. Mais il enchaîna ensuite sur Occhi e nasi (1881), Storie Allegre (1887), et
Divagazione critico-umoristiche (1882) qui connurent une publication posthume.

Vraisemblablement, le Giornale per i bambini où fut publiée pour la première fois Histoire d'une marionnette lui
permettait de dissimuler et de diffuser ses idées facétieuses sous le manteau d'un moralisme parfaitement assumé, du reste, dans
sa vie quotidienne.

Détecteur de mensonges, le nez de Pinocchio s'aventure - fourrage ouvertement sur les zones interdites de la société bourgeoise.
Carlo Lorenzini-Collodi aurait-il inconsciemment transposé sur cette image emblématique une ambivalence symptomatique de sa
double vie ? Polémiste, engagé dans les voies d'une résistance littéraire mais employé par nécessité à la "censure théâtrale"
puis à la Préfecture de Florence, il ne pouvait que ressentir violemment les contradictions politiques de son existence propre.

Il faut lire Collodi "de l'autre côté du miroir", avec la grille des traditions orales subversives, celles des mondes renversés
et des contes rituels dont la violence cathartique permet d'oublier une réalité pesante, banale et confuse, dénaturée par les
inévitables compromissions et conformismes de l'ordre social.

Inversions et transferts : les modèles
ambigus de la féminité. Les métamorphoses et le meurtre du père. La voix
de l'écriture.

Les "Mundus inversus" du Carnaval traditionnel nous ont accoutumés aux travestissements androgynes,
aux glissements du masculin vers le féminin par dérision ou au contraire hommage inconscient rendu aux puissances telluriques
maternelles.

Pinocchio, à cet égard, ne peut que témoigner de cette ambivalence fort bien ressentie par les innombrables illustrateurs qui
se sont penchés sur l'oeuvre. On se reportera au catalogue de l'exposition du centenaire "Pinocchio, images d'une marionnette"
conçue à Florence et présentée à la BPI du Centre Georges Pompidou en 1982:
Mazzanti, Mussino, Cavalieri, Porcheddu, Sinopico, Accornero, Sto, Nicouline, Topor, Innocenti ont été les lecteurs les plus subtils
de cette oeuvre éminemment visuelle et ésotérique.

La fée aux cheveux bleus ne laisse pas d'intriguer. Personnage contradictoire. Mère, soeur et amante, femme enfant autoritaire
et capricieuse, elle tient d'une Alice ou d'une Lolita perverse en ce qu'elle tire les ficelles du pantin amoureux. (Nous ne sommes pas
loin de Mérimée et de Pierre Louÿs).

Elle est aussi dans le registre fantasmatique de cette "Barbe Bleue" inversée, avec sa chevelure bleue, sa cruauté, ses chantages
aux sentiments, ses menaces de mort théâtralisées (avec la complicité des lapins porteurs d'un cercueil pour obliger Pinocchio à
prendre ses médicaments). Simulatrice, elle feint d'être morte elle-même pour apitoyer et désespérer l'enfant ("Ci-gît la fée. . . ").
Séductrice et castratrice, elle provoque le trouble et l'hypertrophie du nez de Pinocchio transformé en un phallus monstrueux et
flasque, puis réduit et becqueté aussitôt après par les pic-verts.

La fée énonce les lois du monde adulte. Elle en dessine les contours, ceux de la matrice utérine dont il faut bien s'extraire.
Le ventre de la baleine en est un avatar, tel un monstre dévorant à l'inquiétante féminité. Collodi semble avoir donné sciemment
à ses illustrateurs les clefs d'une déclinaison des figures emblématiques, fantastiques, dont Pinocchio est la victime consentante.

Et Gepetto ? "Les enfants du voisinage, quand ils voulaient exciter sa fureur, le surnommaient Polenta à cause de
sa perruque jaune qui ressemblait à une Polenta de Maïs" ... Quant au Père La Cerise, on l'appelait ainsi "à cause de la
pointe de son nez qui brillait toujours et avait la couleur écarlate d'une cerise bien mûre". Telles sont les représentations
paternelles suggérées par l'écrivain.

Mangefeu, le montreur de marionnettes, ou l'étrange Pêcheur Vert sont des ogres dont l'ambivalence ne laisse
pas d'intriguer. "Barbe Bleue" ou "Méduses", ils sont à rapprocher par leur pouvoir de fascination, du Serpent qui incarne la
tentation féminine en connivence avec le feu et les éléments aquatiques. L'ami du pays des jouets et de la paresse, le gracile
Lumignon, possède quant à lui toute la langueur d'une adolescente. Pinocchio évolue dans l'univers sensitif de l'enfance,
polymorphe, indéterminé, ou plutôt dominé par la figure maternelle tour à tour inquiétante, rassurante et magique.

A vrai dire, ce qui est en péril, c'est bien l'autorité du père. On aura compris que le charmant grillon parlant,
violemment malmené par Pinocchio, n'est autre que l'incarnation miniaturisée de la puissance paternelle remise en question.
Comme par hasard, la fée aux cheveux bleus entre en scène lorsque le père disparaît et s'éclipse lorsque ce dernier revient sur le devant de la scène. Elle incarne l'autorité parentale avec infiniment plus de pouvoir que l'infortuné Gepetto, dépassé par sa créature, exilé, immobile, figé. Père nourricier, martyr, il se sacrifie en vain pour sa marionette frondeuse. Il ne faut pas oublier que le spectaculaire retour aux bons sentiments de Pinocchio-enfant va de pair avec la mort du pantin.

Pinocchio ne cesse de fuir l'autorité et le confort du dedans, de la maison, du vêtement, de la nourriture. Il fuit,
il bouge avant d'être rituellement avalé (initié?) par le poisson, la baleine. On sait qu'en dépit des apparences d'un
dénouement trop sage pour être honnête, Pinocchio préfère le dehors, l'échappée belle...

Comment ne pas se laisser prendre aux charmes de ces jeux interdits dont la lecture opère une jouissance jubilatoire
sur les marges diaboliques d'une littérature dite "pour les enfants". En deçà du dogme autoritaire et révélé, l'écriture se féminise.
Elle se fait chair, voix, chatoyante, elle énonce le mythe, l'inavouable, la peur. Elle s'invente un nouveau code à l'usage de
ceux qui ne sont pas initiés. Baroque, elle s'installe du côté des femmes, des enfants, des animaux, des marginaux, des exclus,
des fous. L'écriture de Pinocchio opère un arrêt sur l'image, sur le jeu...

Les figures baroques de l'inconscient populaire.
La pensée du dehors : magie

Baroque, certes, à l'image des somptueuses et imprévisibles villas toscanes, la plume de Collodi
véhicule le non-dit du langage organisé et structuré dans le champ des représentations sociales et idéologiques. Elle
appartient à l'ordre du dessin tremblé, à cette tradition orale dont Collodi savait moduler une expression savante avec subtilité.
Pour avoir adapté les contes de Mme d'Aulnoy, de
Mme Leprince de Beaumont ou ceux
de Charles Perrault, il savait restituer les rythmes,
les archaïsmes et les rituels de nature à captiver les jeunes et moins jeunes lecteurs. Les rébus,
calembours et "mots-images" nourri de la saveur des sentences populaires étaient pour l'auteur les
plus intime messagers de ce qui ne pouvait être dit ouvertement, sinon par l'image, la magie, aux frontières
du mythe primitif et de la commedia dell'arte.

En d'autres termes, Collodi a focalisé sur les "Passages" du temps, des grands chemins et des spectacles
de la rue, dans un esprit éminemment moderne et précurseur, ces "Lumières d'enfance" chères au philosophe
Walter Benjamin et aux surréalistes. Magie du sens équivoque, métissage des genres... Les parfums, les couleurs
et les sons se répondent dans cette pantomime, cette curieuse histoire qui échappe à l'exégèse, toute entière portée
par l'enveloppe physique d'un pantin qui nous ressemble. Secret de polichinelle ! C'est, pour reprendre une expression de Michel Foucault, "la pensée du dehors", la vie dan sa complexité, qui dérange sous les allures du rêve, du mensonge, du flottement, voire de l'oubli créatif.

A l'inverse de la tragédie antique - immobile - où le destin est noué par les dieux, où les héros sont enfermés,
Pinocchio est une marionnette libre, un sujet totalement indépendant. Ce burratino est une sorte d'anti-Robinson, un anti-Emile (Rousseau ne l'aurait pas apprécié), un picarro, extraordinairement fécond dans ses refus et son approche hédoniste et pragmatiste de la vie et de la société.

On sait que Collodi, parvenu à sa notoriété, avait fini par écrire un roman, Les Gamins de la Rue, auquel
Antonio Gramsci s'était intéressé dans ses années de prison (cf. Guide de littérature pour la jeunesse de Marc
Soriano). Mais il ne s'agit pas de populisme chez cet écrivain libertaire. Ce qui est nouveau et "polit que" dans le champ
de la littérature enfantine, c'est que l'enfant-héros soit véritablement le démiurge, l'inventeur, sujet autonome, acteur
véritable de sa destin. Réfractaire à l'autorité extérieure des adultes, Pinocchio, tout comme Alice, l'héroïne
de Carroll, ne connaît que l'expérience concrète, intime, celle qui vient des sens et du langage.

Dès lors, l'écriture abstraite s'efface derrière la voix théâtrale et ses substitut les images de la poésie, du
conte et du jeu. Un langage ésotérique, oublié ou méprisé parce que de toute évidence, il a partie liée avec le corps,
objet de censure. Du même ordre était cette pédagogie médiévale qui s'étalait sur les fresques de nos cathédrales
envahies de démons et de pécheresses, de scènes de luxure sublimées par les peintres pour exalter la vertu des fidèles.