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"On raconte, chez les animaux et les hommes et les femmes, qu'un jour parmi les jours", Yves Pinguilly devint conteur.

Agnès Descos
1 janvier 1990

Introduction

Yves Pinguilly est un étranger professionnel, un qui n'est ni d'ici ni d'ailleurs, mais un peu des sept mers et des cinq continents. Il a beaucoup voyagé, piochant au gré de ses rencontres des imaginations porteuses de rêve. Depuis quarante ans qu'il écrit, ses livres nous parlent de découverte et d'aventure, qu'il s'agisse du voyage de Guinée vers la France de Bandian dans Le Ballon d'or (1), ou de celui d'Emile vers Madagascar dans L'Ile de la lune (2) ; l'autre et l'ailleurs sont toujours au centre de ses récits.
Ce n'est donc pas un hasard si cet homme a un beau jour décidé de se faire conteur. N'existe-t-il pas des contes dans tous les pays, sur toutes les terres où quelques hommes se retrouvent pour rêver ?

Afrique, terre de parole

Yves Pinguilly connaissait déjà des histoires de Bretagne, où le brouillard plane sur la lande, où l'Ankou rôde dans les genêts, et où l'on n'est jamais bien éloigné d'une porte de l'enfer… Il les a donc écrites dans ses Contes et Légendes de Bretagne (3).

Au cours de ses voyages en Afrique, il a découvert, par les paroles des griots, des trésors au cœur des baobabs, des lièvres aux mille ruses dont il faut se méfier, et des danses magiques rythmées par le son des tams-tams. Des contes, il en a entendus ! A la veillée, au pied de l'arbre à palabres, dans une salle de classe ou dans un train… Il s'en est tant délecté qu'il a voulu les écrire, pour les transmettre à son tour. " Le barde breton que je suis est devenu griot par héritage. " Le Lièvre et la soupe au pili-pili (4), les Contes et légendes d'Afrique d'ouest en est (5), puis de la Corne de l'Afrique (6) sont le réservoir de ces paroles du continent noir, vivantes, chantantes et expressives, même au-delà des mers.
" Entre l'Afrique et moi c'est une histoire d'amour (…). Chaque jour de ma vie je rêve un peu l'Afrique, ou je l'écris. " Yves Pinguilly ne nous offre pas une Afrique de carton pâte, un décor uniforme satisfaisant notre vision occidentale, mais la richesse d'un continent dans toutes ses variétés et différences. " Les Afriques sont nombreuses ", et chacune de ses histoires nous en présente une facette bien précise. Les Contes et Légendes d'Afrique d'ouest en est nous promènent des côtes atlantiques au désert éthiopien, en passant par les forêts équatoriales du centre. En quelques traits, le conteur nous expose la spécificité des paysages, de la végétation, des modes architecturales ou vestimentaires, des pratiques religieuses ou encore des canons de beauté féminins… L'on découvre ainsi qu'à l'ouest, la rondeur des formes est exaltée (" belle comme des melons d'eau "), tandis qu'à l'est, c'est plutôt leur souplesse (" le corps flexible comme un bâtonnet de khôl ")…

La parole du conte

Le message du conte dépasse donc largement les frontières, il aime à folâtrer avec l'universel : qu'il soit transmis par un prince charmant ou un sorcier fétichiste, par une hyène ou un renard, toujours, nous le comprenons. " J'ai voulu (…) montrer que les contes d'Afrique, par leur parenté avec les contes populaires d'ailleurs, disent l'harmonie qui est celle des hommes dans leur imaginaire. " (7)

Pour jouer avec les fuseaux horaires, le conte peut compter sur son caractère ludique. Le rire n'est-il pas en effet le propre de l'Homme ? " Un conte sans rire est comme un aliment sans sel "(8), dit le grand écrivain malien Amadou Hampâté Bâ. Yves Pinguilly, en bon conteur, se plaît à décrire, d'un trait est vif et efficace, des scènes cocasses ou clownesques. On assiste ainsi à la parade d'un lièvre sur le dos d'un éléphant qu'il affirme avoir dompté ; ou à un feu d'artifice de tortues, rebondissant à qui mieux mieux sur un bœuf qu'elles essaient d'abattre pour le manger. Le comique lié au scatologique est aussi présent, quoique en proportion restreinte, du fait de la " censure " dans la littérature enfantine française. Le plaisir est néanmoins partagé en proportion égale par l'écrivain et le lecteur dans la scène où un chef de village attend la richesse " derrière le derrière d'un âne ", pensant que ses déjections sont en or… Puisqu'on sait, ici et là-bas, rire des mêmes choses, il ne reste plus au conteur qu'à faire voyager les mots…

Et là est toute la difficulté ! Le conte est en effet une forme littéraire complexe… Il n'est pas une production unique et personnelle : il est le fruit d'une tradition ancestrale, rendue vivante par la parole de chaque nouveau conteur. Il est l'expression même de l'échange, du tissage de mots. Pour les Dogons, la parole est une pièce de tissu, installée sur un métier, dont le fil représente la mémoire que l'on étire pour créer quelque chose de neuf. A la suite de tous les conteurs, Yves Pinguilly tisse et métisse la langue, la puisant aux origines des peuples pour la faire revivre dans l'aujourd'hui et l'ailleurs.

La parole métisse

Depuis des années, Yves Pinguilly parcourt l'Afrique sous toutes ses latitudes pour en ramener des sacs d'histoires merveilleuses. Mais le fait d'aller s'abreuver aux traditions des autres permet-il pour autant de les transmettre fidèlement ? En puisant dans le répertoire africain, cet écrivain n'est-il pas un pâle imitateur de ce qu'il a entendu, puisqu'il lui est impossible de transcrire fidèlement toutes les richesses de l'oral ? " Barde griot ", il a choisi une voie intermédiaire, un chemin métisse.

Il a d'abord écouté les contes. Parfois, il les a transcrits, le plus fidèlement possible, par respect pour leurs origines. D'autres fois, il les a réécrits, pour les rendre plus perceptibles à leur nouveau lectorat, un public d'enfants occidentaux. D'autres fois encore, il en a inventé : en parfait connaisseur de l'Afrique, il pouvait en effet créer sans trahir. Les contes fonctionnent souvent par cycle, autour d'un même personnage. Yves Pinguilly, en choisissant d'ajouter une aventure de plus au cycle de Bouti l'ogresse, célèbre à Djibouti, fait alors travail de conteur, en rendant vivante la tradition par l'invention. Il raconte une histoire nouvelle, où l'horrible Bouti serait devenue bonne, un jour où la terre n'aurait pas tourné dans le bon sens. Le conte, lu là-bas, a reçu un accueil très favorable ; chez nous aussi, il est tout à fait recevable. Ce conteur est un passeur de mots.

A force de se frotter à des langues, des gens et des cultures différentes, l'homme s'est donc métissé, ce qui n'est pas sans répercussion sur son écriture : " J'ai fait plus de cent voyages en Afrique. J'ai le cœur métissé, la langue aussi. " (9) Il n'hésite pas à introduire des mots ou des comptines en dialecte local au sein de ses contes. Des accents wolofs, bambaras ou sénoufos affleurent au fil des phrases : " Sheekoy sheeko ! Sheeka xariir ! " Le conteur ne les traduits pas forcément, jouant sur les sonorités pour amener son lecteur à voyager un peu plus loin, là où la signification n'existe plus, où seule règne l'imagination. Quelques clés de lecture nous sont données dans des abécédaires clairs et bien documentés ; mais les mots y restent " noirs comme le café, blancs comme le lait de chamelle, parfumés au safran, au gingembre, à la cannelle, à la cardamome, au girofle. "(10)

Ainsi pour Yves Pinguilly, la diversité culturelle est une richesse qu'il faut s'approprier, pour élargir son cœur et son esprit, sans pour autant se nier. Il ne faut pas confondre métissage et assimilation culturelle. C'est ce qu'il nous raconte dans Bouti de Djibouti : un jour, les hommes noirs devinrent blancs, aspergés par du lait de chamelle. L'ordre normal des choses était bouleversé et la fin du conte nous montre son rétablissement, lorsque le peuple de Djibouti retrouve sa " fierté noire " : l'échange culturel est une valeur positive, tant que chacun conserve sa propre identité ; métissage ne signifie pas négation de ses origines, mais enrichissement.

Conclusion

Yves Pinguilly ne nous transmet pas un témoignage sur les hommes d'Afrique qu'il a rencontrés ; il n'est ni anthropologue ni sociologue, mais simplement poète. C'est d'émotion dont il nous parle, et de rêve. Ses contes ne sont pas un objet de curiosité autour duquel on tourne avec admiration ; ils sont un objet d'échange et de partage. " L'écriture de ces contes et légendes de quelques Afriques se veut à bien des égards une passerelle entre les hommes. (…) Ils cachent en eux des prophéties assez fortes pour que les garçons, les filles, les hommes, les femmes d'aujourd'hui osent continuer à rêver leur vie. "(11)
Ce griot blanc est bien plus qu'un passeur de mots, il est un créateur de fraternité.







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1 Le Ballon d'or, Rageot, coll. Cascade, Paris, 1994

2 L'Ile de la lune, Milan, Paris, 2001

3 Contes et légendes de Bretagne, Nathan, Paris, 1996

4 Le Lièvre et la soupe au pili-pili, Rageot, coll. Cascade Contes, Paris, 1994

5 Contes et légendes d'Afrique d'ouest en est, Nathan, Paris, 1997

6 Contes et légendes de la Corne de l'Afrique, Nathan, Paris, 2002

7 Postface des Contes et légendes d'Afrique d'ouest en est p.222

8 Amadou Hampâté Bâ in Contes initiatiques peuls

9 Griffon n°168 p.1

10 Abécédaire des Contes et légendes de la Corne de l'Afrique p.7

11 Postface des Contes et légendes de la Corne de l'Afrique p.230