Nabil de Gabrielle Vincent aux éditions Rue du Monde
Ricochet - Pouvez-vous nous expliquer l'histoire de cet album?
Alain Serres - C'est une drôle d'histoire, une histoire un peu étrange. Nous sommes tombés, par un hasard total par l'intermédiaire d'amis japonais, sur l'existence de ce livre au Japon parce que Gabrielle Vincent qui a publié toute son oeuvre chez Duculot/Casterman et qui, semble-t-il, puisque je n'ai pas de témoignages directs, était sur la fin de sa vie en rupture avec son éditeur d'origine pour des raisons de compréhension de la pratique éditoriale. Elle a donc décidé de publier ces deux derniers livres chez un ami éditeur japonais qui fait un travail exigeant, fin, pointu. Ce livre existe depuis quatre ans au Japon avec un autre livre de Gabrielle Vincent et l'éditeur japonais y accorde une importance extrême. C'est un peu un trésor que Gabrielle Vincent a déposé entre leurs mains. Gabrielle Vincent connaît un gros succès au Japon, bien évidemment avec son style très épuré, cela se comprend. Par exemple: "Un jour, un chien" s'est vendu à 250 000 exemplaires. Ce qui est très très important. Donc, on apprend l'existence de ce livre au Japon et voilà, depuis trois ans, j'ai essayé de discuter avec ces interlocuteurs japonais pour leur montrer que l'on avait d'une part, en terme d'image, un lieu d'accueil pour le travail de Gabrielle Vincent, pour leur montrer qu'on était à la hauteur du point de vue des exigences graphiques et techniques pour publier un travail aussi pointu. Il n'y paraît pas, mais c'est quand même un travail délicat. C'est un livre qui n'est pas réalisé en noir mais en deux gris différents qui amènent toute la subtilité du rendu. Donc, il a fallu pas à pas convaincre l'éditeur, les ayants-droit qu'on était le lieu tout désigné pour accueillir Nabil, qu'on était capable de reproduire ce travail. Cela, c'était le plus compliqué parce que, dans un second temps, ils ont admis l'idée qu'on pouvait le publier mais que c'était eux qui devaient l'imprimer pour être sûr que ce soit bien fait. Alors, on a sorti les originaux de nos bouquins, pour leur montrer comment on publiait le travail de Jarrie, de Zaü, de Novi et ils ont fini par dire " Ok, on vous fait confiance".
Ricochet - J'imagine que vous êtes satisfaits ?
Alain Serres - On est vraiment ravi parce que c'est quelque part une reconnaissance, tant du point de vue de l'éthique éditoriale que du travail technique et graphique. Notre petite maison d'édition a fait un peu son chemin dans la cour des grands, je dirais. On est d'autant plus comblé que c'est un excellent Gabrielle Vincent, une magnifique fable toujours en délicatesse, toujours sur le fil de l'émotion sans en faire trop, autour de la curiosité de l'enfant et de son combat pour aller vers la connaissance, vers le savoir. Et que cela se passe autour d'un personnage qui s'appelle Nabil, en Egypte me semble aujourd'hui particulièrement porteur de sens. On a ces belles images quasi religieuses où le petit gamin touche la pyramide, l'embrasse, prend dans ses bras pratiquement la pyramide et cela en oubliant complètement le fait qu'il est peut-être musulman, peut-être qu'il ne l'est pas, on a cette image qui est proche du mur des lamentations dans cette pyramide et cela me plaît énormément que ce soit simplement dans la quête de culture, de mémoire, de merveilleux aussi chez cet enfant. Quand il rentre au village raconter tout cela aux vieux du village qui n'ont certainement pas vu ces pyramides, on sent que c'est lui qui est dépositaire désormais de ce trésor culturel. Donc, on est vraiment comblé avec cet ouvrage!
Ricochet - L'album est sorti tout à fait tel quel au Japon?
Alain Serres - Il est sorti rigoureusement tel quel au Japon. Cela a été vraiment notre engagement de respecter complètement le travail de l'éditeur et de Gabrielle Vincent à l'époque. Par exemple l'étui de carton qui l'accompagne est rigoureusement identique à celui du Japon. Mais il y a une différence, il est intéressant que je vous la révèle, c'est la couverture et ce n'est pas un petit détail, puisque c'est très intéressant de voir la différence de sensibilité entre les Japonais et nous. L'image d'origine de la couverture est la dernière image du livre qui montre Nabil sur un petit talus montrant au loin la prochaine découverte qu'il compte aller faire et il y avait un plan très resserré sur ce personnage qui donnait une image très sombre, à la limite suicidaire dans l'attitude lorsqu'on ne connaît pas la situation. On ne savait pas s'il allait se jeter par cette falaise, la tête baissée, très tourné vers quelque chose d'un petit peu fermé et d'intérieur. Et nous, nous avons tout fait, et c'est là toute la différence entre nos cultures sûrement, pour avoir une image beaucoup plus ouverte qui est à l'opposé. L'enfant est de face, bras ouverts, il vient vers le lecteur. On a réussi à convaincre les ayants-droit, et les Japonais ont dit si vous voulez prendre celle-là, tant pis pour vous, persuadés que la meilleure couverture est l'autre image. En terme graphique, je ne sais pas, peut-être, mais en terme de rapport au public, il était évident qu'il fallait que, dans un livre noir et blanc pour les gamins, l'image soit très très ouverte pour accueillir le lecteur et pour lui permettre de rencontrer le livre.