Soutien financier direct aux éditions Etre
Entretien avec Christian Bruel
Entretien avec Christian Bruel
Créée en 1997, Etre Editions, petite structure spécialisée dans la jeunesse, occupe une place à part dans le paysage éditorial avec « ses albums qui craquent entre dents de lait et dents de sagesse ! ». Depuis 35 ans, avec Le Sourire qui mord puis Etre éditions, Christian Bruel a fait le pari risqué d'éditer, sans capital, des albums jeunesse singuliers plutôt exigeants qui bousculent les idées reçues et titillent les lecteurs. Invité à débattre sur le thème « Résister, à quel prix ? » lors de la journée professionnelle organisée le 7 mai 2010 par la Fête du Livre de Villeurbanne, Christian Bruel a annoncé qu'il suspendait la production de sa maison avant la possible cessation d’activités d'Être éditions. Depuis quelques jours, un groupe « soutien aux éditions Etre et à Christian Bruel : le risque ou dormir » s’est constitué sur Facebook. En pleine tourmente, entre les coups de téléphone et les réponses au mouvement de soutien qui s'amplifie, Christian Bruel a accepté de répondre à nos questions.
- Nous apprenons cette semaine les difficultés financières que vit votre maison d'édition. Quel est l'état des lieux ? J'imagine que la situation actuelle est critique, mais rassurez-nous, c'est bien la production qui est stoppée...
En effet, il n’y a ni nouveautés ni réimpressions depuis janvier. L’activité est suspendue, mais nos livres restent disponibles en librairie au moins jusqu’à fin juin.
L’étranglement financier de notre structure qui ne vit, sans capital, que du produit des ventes est malheureusement un classique : l’impossibilité de réimprimer les livres qui soutiennent le fonds ajoutée au léger fléchissement de la vente des nouveautés font que l’équilibre précaire de l’aventure littéraire ne peut plus tenir.
- Vous défendez à travers votre catalogue des albums pour la jeunesse de qualité et souvent loin des modes. Cette exigence est-elle selon vous difficile à tenir ? Comment analysez-vous la situation actuelle ?
Il y aurait quelque naïveté à attendre davantage du marché du livre de jeunesse que de la société dans son ensemble s’agissant du sens et des priorités. La frilosité est de saison. Et il conviendrait sans doute de mieux caresser la fourrure dans le sens du poil. Mais j’ai un vrai problème de rigidité mentale : je ne sais pas faire d’une main des livres exigeants et de l’autre des marchandises destinées à faire bouillir la marmite. Et, toute modestie mise à part, il me semble que ceux qui nous font l’honneur d’apprécier notre production ne comprendraient pas que nous baissions la garde...
- L'aventure du "Le Sourire qui mord" a duré de 1976 à 1995. Vous avez effectué une renaissance avec Etre éditions en 1997. Depuis que vous avez commencé, le risque a toujours fait partie de votre chemin. Qu'est-ce qui a changé en 2010 ? Vivez-vous les effets de la surabondance éditoriale, un des effets de la crise actuelle ou la difficulté inhérente à toute petite structure qui résiste ou souhaite faire de l'édition indépendante ?
La naissance et les débuts des éditions « Le Sourire qui mord » furent contemporains de l’investissement par la mouvance militante des années post-68, de ce qui s’appelait les fronts secondaires : l’école, le féminisme, l’anti-psychiatrie, etc. Apparurent alors des dizaines de micro-structures d’édition moins préoccupées de rémunérer les actionnaires que de partager des aventures littéraires et graphiques (et disons-le idéologiques, à l’époque) avec des jeunes lecteurs. Nous n’avons pas été pour rien dans ce mouvement qui se trouvait relayé, au sein du tissu social, par toute une irrigation (« alternative », pour aller vite), par la presse dite de contre-information, par les premières radios-libres, bref, une partie de la population se reconnaissait dans des œuvres qu’elle revendiquait comme siennes. Je travaille actuellement sur cette période pour une « Histoire critique de l’album » que j’ai en chantier et j’ai retrouvé des petites annonces parues dans la presse, du genre « Passez prendre un verre [à telle adresse] et on parlera des livres du Sourire qui mord ». La différence avec ce qu’on nomme aujourd’hui assez improprement les réseaux sociaux (genre Facebook) est que cette toile-là avait toujours comme principe (et parfois comme fin) la rencontre réelle des individus. « Le pouvoir ne se félicitera jamais assez des contacts qu’il a su empêcher » disait-on en substance, en ces temps agités. Alors moins que l’évidente surabondance d’une production, c’est sa relative séparation d’avec un mouvement social, d’avec ses aspirations et ses enjeux culturels qui me semble symptomatique.
- Etes-vous devenu un éditeur par conviction ? Si oui, lesquelles ? Ces convictions ont-elles évolué depuis que vous avez débuté ? Résister, risquer ont l'air d'être des engagements importants chez vous ?
Je me cache souvent derrière une phrase de René Char « Ce qui vient au monde pour ne rien troubler ne mérite ni égards ni patience ». J’ajoute, encore de René Char « Comment vivre sans l’inconnu devant soi » et enfin, cette belle formule de Bernard Noël : «Le trouble est la condition du sens ».
Ma conviction, inchangée, est double :
socio-politique d’une part (il faut qu’existent des livres comme autant de manières d’être au monde… et c’est au tissu social de s’en emparer et d’en inventer les lecteurs), et esthétique d’autre part (l’important est de proposer une matière qui convoque l’interprétation).
- Vous publiez depuis 35 ans des albums singuliers et exigeants, des livres qui combattent les stéréotypes, des livres qui bousculent aussi… Qu'est-ce qu'un bon livre et un livre réussi pour Christian Bruel ?
Une bonne idée, fut-elle généreuse, ne donne pas pour autant une œuvre. Il me semble que comptent parmi les albums contemporains ceux qui sont d’abord de la littérature (si j’insiste toujours, dans mes formations, sur la dimension littéraire de certains albums sans texte, ce n’est pas par goût du paradoxe), et qui ceux (ce sont souvent les mêmes) qui mettent en tension un système d’inflexions conjointes du texte (où la langue travaille) et des images. Et le sens vient avec, comme naturellement.
- Qu’est-ce qui, selon vous, fait l’identité et la singularité d'un livre ou "l'empreinte de Etre éditions" ?
Faisons comme si j’étais bien placé pour répondre à cette question ! J’espère qu’une part importante des livres que j’ai pu éditer correspond aux critères que je viens d'énoncer.
- Qu'est-ce qui prime dans vos albums ? Qu'en est-il sur le plan du rapport texte/image ?
Idem
- A contrario, qu'est-ce qu'un livre "raté" ?
Un livre vain.
- Au regard de ce que vous proposez en matière d'albums, comment analysez-vous la production actuelle ?
Comme en littérature générale, il y a tout et n’importe quoi. Et plus qu’en littérature générale, me semble-t-il, l’installation durable d’un album dans le champ dépend moins de l’appétit culturel des relais que des flux et des lois de la marchandise, un livre chassant l’autre. Alors si l’éditeur n’a pas les reins solides et opiniâtres… Et je ne parle pas pour nous, en l’occurrence. Je pense à des titres essentiels qui disparaissent du catalogue de maisons importantes, faute d’une attention fidèle et soutenue des médiateurs.
- Je voudrais qu'on s'arrête sur l'ouvrage « Histoire de Julie qui avait une ombre de garçon". Il a paru la première fois en 1976. Pourquoi l'avez-vous choisi publier à nouveau en 2009 ? Les stéréotypes sur l'image, l'identité fille/garçon ont-ils pour vous la dent dure ? Comment a réagi le public en 1976 et qu'en est-il aujourd'hui ?
Je ne souhaitais pas publier à nouveau « Julie ». Nous avions certes, Anne Galland, Anne Bozellec et moi beaucoup de tendresse pour ce livre, notre tout premier. Mais, trente-cinq ans plus tard, nous n’en voyions plus que les défauts! Par chance, si j’ose dire, les planches originales avaient été volées, et les films pour l’impression s’étaient égarés lors de la fin des éditions le Sourire qui mord. J’avais donc des bonnes raisons de différer sine die une réédition que beaucoup réclamaient. Les progrès de la technique permettant désormais de lever ces obstacles, nous nous sommes résolus à franchir le pas, en proposant le texte intégral (à quelques ponctuations hasardeuses près) et toutes les images dans une nouvelle mise en page, fruit du talent de Richard Takvorian, notre directeur artistique. Cette nouvelle édition, saluée par une critique unanime (contrairement à 1976 – la patine aidant ?- pas la moindre polémique) n’a vraiment pas rencontré le succès escompté en France : nous avons vendu à peine deux mille exemplaires quand cent vingt mille s’en étaient vendus au Sourire qui mord ! En vingt ans, avouons le. Une fois encore, même si la réalité de la distribution sexuée des rôles s’impose toujours comme une évidence, le livre n’apparaît plus comme un vecteur essentiel du combat.
- Quels sont les auteurs et les illustrateurs ou les éditeurs qui vous ont donné envie de réaliser des livres pour enfants ?
Devenu « grand », après de longues études universitaires et un parcours politico-professionnel qui m’avait conduit jusque dans l’agence de contre-information IM MEDIA (qui publiait, entre autres, un journal mural nommé Le Cri des Murs, diffusé par abonnement aux comités d’entreprises et aux groupes syndicaux et militants), je suis tombé sur « Max et les maximonstres » de Maurice Sendak. Et une enseignante, ma compagne de l’époque, m’ayant fait remarquer que ce livre « marchait » avec des lecteurs d’âge et d’origines sociales diverses, je l’ai étudié… et j’ai probablement été contaminé.
Un autre album, « Rose Bombonne » d’Adela Turin et Nella Bosnia, publié en 1975 aux éditions des Femmes a déclenché des discussions passionnées au sein d’un « Collectif pour un autre merveilleux » (journalistes, universitaires, psy divers, parents et enseignants) que j’animais… et c’est ainsi qu’est née, en 1975-1976, l’ « Histoire de Julie qui avait une ombre de garçon ».
- Quelles sont les questions que vous vous posez lorsqu'un créateur vous propose un projet. Qu'est-ce qui est alors déterminant pour vous ?
C’est idiot mais j’ai, à chaque fois, le sentiment que notre catalogue n’attendait plus que ce livre à venir. Ainsi quand l’album norvégien « Ne désespère pas Gilbert » de Gro Dahle m’a été présenté (sans trop d’espoir) par son traducteur, je me souviens lui avoir dit, devant témoins « J’ai duré dans ce métier pour publier ce livre ».
- Quelles sont les grands succès d'Etre Editions ? Comment les expliquez-vous ? Quel est leur tirage ?
« Alboum », « La Grande Question », « Ce que mangent les maîtresses », « Petits chaperons loups », « Quand serons-nous sages ? et « Quand serons-nous diables ? » sont nos « meilleures ventes ». Et seuls les deux premiers ont dépassé quinze mille exemplaires. Ce que je ne m’explique pas !
- Les bibliothécaires, les libraires, les enseignants, les journalistes et plus généralement les prescripteurs ont-ils un rôle essentiel dans le devenir de votre maison d'édition ? Que souhaiteriez-vous leur dire ?
Ils ne doivent pas accompagner la demande mais la créer.
- Quelle est votre plus grande fierté d'éditeur et votre plus grande déception ?
Trente-cinq années d’aventures littéraires partagées avec petits et grands. Seulement.
- Vous travaillez avec des illustrateurs comme Anne Bozellec, Nicole Claveloux, Christelle Enault, Ingrid Godon, Susanne Janssen, pour n'en citer que quelques-unes. Que cherchez-vous chez elles et chez les créateurs en particulier ?
Beaucoup de femmes certes, dont Katy Couprie que j’aime beaucoup également mais des hommes aussi : Wolf Erlbruch, John Coven, Philippe Weisbecker, Bernard Bonhomme.
Jacques Lacan à propos de l’amour écrit que « c’est donner ce que l’on a pas à quelqu’un qui n’en veut pas » Disons que quand des créateurs se choisissent, c’est le contraire ! Plus sérieusement, je n’en sais trop rien.
- Allez-vous à la rencontre du jeune public ? Trouvez-vous que leurs goûts ont évolué ? Est-il plus difficile de capter l'intérêt des jeunes enfants aujourd'hui ?
Je l’ai beaucoup fait. Ces dernières années, j’ai été trop accaparé par le travail d’édition et j’ai plutôt réservé mes interventions extérieures à des actions de formation (stages, conférences, etc.).
J’ai du mal à dire des choses générales sur les enfants. Ils sont aussi divers que les adultes. Quand j’en rencontre dans des classes ou des bibliothèques, je m’engage : je dis pourquoi je n’aime pas, personnellement, tel ou tel livre. Il me semble qu’ils sont trop souvent confrontés à l’excellence d’un livre sélectionné qu’il convient de partager avec le médiateur. Et qu’en est-il des autres livres ? Et des livres dont ils ne savent pas, les enfants, qu’ils seraient en droit de les rencontrer ? Sur une idée de Robert Caron qui dirige le Centre Paris-Lecture, j’ai demandé récemment à un groupe d’enfants comment ils faisaient pour obtenir ce qu’ils voulaient, dans la vie. Très vite, des manœuvres pour séduire, convaincre, tromper ou circonvenir les « grands » (ce qui intéressait, mine de rien tout le groupe), on en est arrivé à une réflexion sur ce qu’il était légitime de vouloir et très vite sur ce qui relevait du mieux vivre ensemble… et il est apparu que le droit d’association étant interdit aux mineurs, pas un album n’évoquait ce frein à l’action collective ! Ils en étaient contrariés...
- Qu'est-ce qui vous fait aujourd'hui avancer et continuer ?
L’appât du gain, le goût du lucre, des créatures pulpeuses et des Cadillac roses.
- Y a-t-il un projet, une annonce, un message que vous souhaiteriez faire passer aujourd'hui ? Quel acte peut réaliser le public pour vous aider ?
Le projet est un peu obscurci par l’horizon économique et les temps qui s’annoncent.
Si vous aimez un tant soit peu nos albums, il faut les acheter pendant qu’il en est encore temps.
Paris le 17 mai 2010
C’était l’anagramme de mon ancienne maison d’édition
Le Sourire qui mord
Invité à débattre sur le thème « Résister, à quel prix ? » lors de la journée professionnelle organisée le 7 mai 2010 par la Fête du Livre de Villeurbanne, j’ai d’emblée, à la demande de Gérard Picot qui venait de l’apprendre, annoncé publiquement l’arrêt prochain des éditions Être.
Éditer depuis plus de trente-cinq ans, sans capital, des albums jeunesse singuliers plutôt exigeants a toujours relevé de l’aventure. Et sans le soutien attentif de nombre des partenaires de la chaîne du livre, les lois du marché auraient eu raison plus tôt de cet équilibrisme.
En des temps qui ne sont faciles que pour quelques nantis, qu’un léger fléchissement de la vigilance professionnelle puisse nous être fatal a pourtant suscité l’émotion. J’ai été très touché, sur place et depuis, par les nombreux encouragements à tenir et par l’engagement de ceux qui ne pouvaient se résoudre à ce que la présence de nos livres dans le paysage éditorial aux côtés des lecteurs jeunes et moins jeunes, ne soit pas assurée. Que faire ?
Je ne peux que vous inciter, les uns et les autres, à vous précipiter dans vos librairies préférées pour vous procurer les albums d’Être éditions pendant qu’il en est encore temps. Si une vague d’achats ne garantit peut-être pas la poursuite de l’activité, elle assurera un destin à des livres qui considèrent les enfants comme des lecteurs à part entière méritant des points de vue non altérés sur le monde. Qu’ils puissent encore, ces albums, susciter de libres interprétations et la résistance à l’ordre des choses, je nous le souhaite. Et nous le devons aussi aux créateurs qui ont partagé le risque de ces aventures littéraires et humaines.
« Ce qui vient au monde pour ne rien troubler ne mérite ni égards ni patience » écrit René Char.
Je vous remercie de la vôtre.
Et je n’ai pas sommeil…
Christian Bruel
10 mai 2010
[email protected]
Un groupe « Soutien aux éditions Être » s’est constitué sur Facebook le 11 mai 2010 à l’initiative de Gérard Picot (Fête du livre de Villeurbanne)