Interview avec Fanny Chartres à l’occasion de la parution de son premier roman, Strada Zambilă, à l’École des loisirs en janvier 2017. Strada Zambilă est un roman intimiste et familial très fort qui place le lecteur au cœur de la ville de Bucarest.
Tes saisons, Bucarest, sont une vraie provocation pour mes sens. L’été, quand je rentre de l’école, mon nez hume le parfum des tilleuls qui, dès le printemps, remplit les allées de tes jardins et me fait t’aimer davantage.
(...)
Quand je sors et que tu me prends dans tes bras, quand tu souffles ton air chaud ou froid sur mes joues, ma peau se colore, vivante et réagissant au souffle de ta bouche. Je me love dans ta brise, m’enroule à tes fils électriques et tourne dans ton grand manège. A chaque tour, je gagne un ticket pour le suivant et j’avance ainsi dans le grand tourbillon de la ville.
Extrait du chapitre 16 de Strada Zambila, Tableau de famille.
Gaëlle Farre : Vous êtes une toute nouvelle jeune auteure ! Pouvez-vous nous en dire un peu plus sur vous ?
Fanny Chartres : J'ai suivi des études dans les Métiers du livre afin de devenir bibliothécaire. Un métier que j'ai exercé en France durant quelques années avant de partir en Roumanie, dans le cadre d'un volontariat international. Je devais y rester un an et demi et j'y ai vécu neuf ans ! J'ai d'abord travaillé à l'Institut français en tant que responsable du Bureau du livre. C'est à ce moment-là que j'ai percé le milieu des lettres roumaines et que j'ai noué mes plus belles amitiés. J'ai rapidement senti que mon histoire avec la Roumanie ne pouvait pas durer seulement un an et demi. J'ai alors décidé de m'y installer. Après ma mission à l'Institut, j'ai été recrutée au service de presse de l'Ambassade de France, puis au Lycée français en tant que documentaliste. En plus de mon coup de cœur pour Bucarest et ses habitants, je suis tombée amoureuse de la langue et je m'y suis plongée corps et âme car mon rêve était de pouvoir la maîtriser suffisamment pour la traduire. Les rêves peuvent donc devenir réalité. Quelques années après mon arrivée, je faisais mes premiers pas dans la traduction littéraire.
© Fanny Chartres
La rue Radu Calomfirescu, où se déroulent quelques scènes de Strada Zambila.
Pouvez-vous nous parler de Strada Zambila ?
Strada Zambila est né lors de ma dernière année à Bucarest. Au fil du temps, je sentais poindre au fond de moi l'envie de passer à l'écriture. J'avais écrit trois nouvelles pour enfants à la demande d'un éditeur roumain (les éditions Art). Et ce premier contact avec l'écriture m'avait énormément plu. Comparé à la traduction, ce travail me semblait « plus facile ». Mes idées venaient et les mots coulaient. Encouragée par ma sœur et des amis, un beau jour de fin décembre, je me suis décidée à écrire un roman. Un mois plus tard, je terminais l'histoire d'Ilinca et Zoe. Ce livre est né comme par magie, presque d'un seul souffle. Si je savais dès le départ que je souhaitais écrire un roman qui parle d'une famille dans la Roumanie contemporaine, les scènes sont venues les unes après les autres, « din suflet » comme on dit en roumain, c'est-à-dire du cœur et de l'âme.
Proposer mon roman à l'École des loisirs a été une évidence, mais je ne pouvais alors pas imaginer qu'il serait accepté ! C'est dans cette maison que, petite, j'ai trouvé les livres qui m'ont permis de grandir, de comprendre la vie dans toutes ses contradictions, et aujourd'hui encore les romans de cet éditeur mettent en avant des thèmes, mais surtout une manière de les aborder, qu'on ne trouve nulle part ailleurs.
Marie-Aude Murail ou
Xavier-Laurent Petit : voilà deux auteurs qui représentent selon moi la quintessence du livre jeunesse, cette manière juste et habile de parler au jeune lecteur en se mettant à son niveau, tout en parvenant à le dépayser, à l'émouvoir et/ou à le faire rire. Des livres faits de force et de fragilité, comme la vie.
© Fanny Chartres
Le chien-personnage du quartier Filaret de Bucarest.
La Roumanie
Strada Zambila est né de 9 années passées à Bucarest, peut-on lire sur le site de votre éditeur, l'École des loisirs. Vous en parlez à travers vos personnages et leurs balades urbaines avec chaleur... Que représentent la ville et ce pays pour vous ?
Depuis que je suis rentrée en France, je ressens des symptômes sur lesquels au début je n'ai pas réussi à mettre de mots, mais aujourd'hui, j'ai compris qu'il s'agit d'une sorte de « mal du pays », aussi paradoxal que cela puisse sembler. La Roumanie ne représente pas seulement un décor de roman. Il est le pays qui m'a accueillie, qui m'a fait grandir et saisir certaines choses, qui m'a donné les plus belles émotions, les plus belles amitiés, un pays qui m'a fait comprendre les mots « endurance » et « grandeur » : la grandeur morale de son peuple (malgré la corruption qui gangrène le pays) et la grandeur physique de ses lieux (boulevards, édifices, blocs/immeubles...). C'est un pays surprenant et très attachant, un pays qui s'apprécie avec le temps, un pays composé de différentes strates, à l'image de Bucarest, sa capitale, faite de quartiers et de rues très différents les uns des autres. Dans une même rue, vous pouvez trouver une maison splendide collée à une bâtisse tombant en ruine. Bucarest est pour moi l'incarnation du beau à l'état brut. Aujourd'hui la France, en comparaison, me paraît parfois beaucoup trop « lisse ».
Le mélange des cultures – français, roumain, rrom – et souvent leur confrontation, l'acceptation (souvent difficile) de l'autre dans sa différence sont au cœur de votre récit. Ce sont des thèmes qui vous sont chers ?
Oui. La différence est selon moi une richesse que nous devons absolument valoriser et cultiver. Voir des gens et des dirigeants politiques faire tout leur possible pour opposer entre elles les nationalités, les religions, les identités sexuelles, les opinions politiques, etc. m'attriste profondément. Je pense que l'un des moyens de combattre ces dérives ou retours en arrière est d'en parler à l'école et dans les livres. Quand j'étais documentaliste, je me souviens de magnifiques discussions lors de clubs de lecture sur des romans parlant entre autres choses du thème de la différence. Comme
Wonder (de R. J. Palacio chez Pocket jeunesse) par exemple, dont le héros est atteint d'une malformation faciale. Je me rappelle un adolescent de 5ème, qui nous avait dit : « Mais en fait madame, pour que tout le monde accepte tout le monde, il faut changer le regard des gens ». J'ai trouvé cette réflexion tellement vraie ! Apprendre à voir est un savoir que chacun de nous devrait travailler. Le problème arrive quand certains préfèrent voir « leur » réalité au lieu de « la » réalité.
Un autre thème important dans
Strada Zambila est la famille et le « dor », qui désigne en roumain à la fois l'attente, le manque et le regret. Des états qu'Ilinca ressent très fort depuis que ses parents sont partis en France. En Roumanie, un nombre important d'enfants vivent définitivement ou ponctuellement sans leurs parents. Dans le premier cas, il s'agit très souvent d'abandons ; dans le second, les parents partent à l'étranger plusieurs fois dans l'année pour travailler et faire vivre leur famille. Dans ces conditions, comment conserver le cadre mais aussi l'esprit propre à la famille quand on n'est qu'un enfant ? Une question à laquelle tentent de répondre Ilinca et ses proches...
© Silviu Ghetie
Deux petites filles photographiées par Silviu Ghetie, des traits qui m’ont permis
de donner des visages à Ilinca et à sa petite soeur, Zoe.
Les mots et l'écriture : une passion ? Un métier ?
Cette première publication en tant qu'auteure jeunesse me rend extrêmement heureuse, et le fait que Bucarest et quelques-uns de ses habitants soient les personnages de mon roman intensifie ma joie. J'aime profondément cette ville et ce pays, j'espère de tout cœur que les lecteurs partageront cet amour avec moi.
Aujourd'hui, je souhaite continuer à écrire des livres, tout en exerçant mon métier de bibliothécaire en parallèle, car je nourris mes histoires de ce que je vois, sens, ressens, entends...
Je viens de terminer un second texte pour la jeunesse qui, si tout va bien, devrait être publié au printemps 2018. Comme pour Strada Zambila, son écriture m'a donné de magnifiques émotions. Après l'avoir fini, j'ai ressenti comme un grand vide et j'aurais même voulu le poursuivre sur quelques pages supplémentaires afin de rester encore un peu, juste un peu, avec mes personnages.
Des conseils de lecture à nous donner ? Pouvez-vous nous livrer 2 à 3 lectures qui vous ont marquée récemment et que vous nous conseilleriez ?
Deux récentes lectures et une relecture font partie de mes derniers coups de cœur :
- Tout d'abord, Quelques minutes après minuit de Patrick Ness (Gallimard jeunesse). On en parle beaucoup en ce moment car il vient d'être adapté au cinéma. Ce texte m'a bouleversée. L'auteur parvient à parler de la maladie et de la mort sans traumatiser ni effrayer, grâce à un équilibre parfait entre réalisme et merveilleux.
- Repose-toi sur moi de Serge Joncour (Flammarion). Le grand et beau roman d'amour de l'année. Une histoire d'une très grande finesse et tendresse, où l'on se prend à imaginer « et si c'était moi ? »... et alors là, c'est fabuleux !
- Je suis en train de relire Frankie Addams de Carson McCullers (publié chez Stock, La Cosmopolite). Je savoure autant ma lecture maintenant qu'il y a dix ans. Ce roman publié en 1946 n'a absolument pas vieilli. C'est un livre magnifique parlant de l'adolescence, cet entre-deux troublant et fragile entre l'enfance et l'âge adulte. Jusqu'à présent, je n'ai pas lu d'autres auteurs capables de décrire aussi justement la solitude, les angoisses et les réflexions parfois naïves, encore enfantines, d'une adolescente de 12 ans qui ne souhaite qu'une chose : s'en aller, partir ailleurs.
* Gaëlle Farre est tombée dans les livres pour enfants à sa majorité et depuis, cette passion ne cesse de grandir... Elle s'occupe du rayon jeunesse d'une librairie généraliste à Marseille et elle collabore régulièrement à la revue
Page des libraires.
20.02.2017