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Interview de Pierre Lepori, directeur d’Hétérographe

Sylvie Neeman
23 novembre 2011


Hétérographe est une revue littéraire récemment apparue sur la scène des lettres de Suisse romande  (elle aura trois ans au printemps 2012); elle se définit comme « la revue des homolittératures… ou pas : » et offre un espace de publication à des textes littéraires, brèves nouvelles, fragments ou extraits d’œuvres, ainsi qu’à des textes plus proches de l’essai et de la réflexion ; enfin, photographies ou œuvres dessinées complètent régulièrement chaque publication.

Tout récemment paru, le numéro 6 est entièrement consacré à la littérature pour la jeunesse. Regroupant des inédits de Claude Ponti, Anne Percin, Thomas Gornet, Cathy Ytak, Jürg Schubiger, Karim Ressouni-Demigneux… et d’autres, elle propose aussi des chroniques de livres, une interview de Thierry Magnier, des dessins d’Albertine, et quelques textes à caractère plus scientifique sur le « queer » dans Le magicien d’Oz, sur une forme particulière d’indétermination sexuelle à la naissance, sur l’image du masculin et du féminin dans les films d’animation.

Rencontre avec son directeur, Pierre Lepori.

 

 


 


Sylvie Neeman : Comment est née l’idée de cette revue, et sa concrétisation a-t-elle été difficile ?

 

Pierre Lepori : L’idée, au départ, était simple, celle de créer un espace de réflexion et de partage consacré à la littérature homosexuelle ; pourtant, assez vite, cette idée suspendue entre littérature et préoccupations sociales (voire militantisme), nous a posé beaucoup de questions. Qu’entendions-nous par « littérature homosexuelle » ? Des textes écrits par les homosexuel.le.s ou qui parlent de différence et d’acceptation ? Très vite, il nous a paru beaucoup plus pertinent d’utiliser le thème de l’homosexualité comme un levier pour mettre en doute les certitudes, pour voir au-delà des concepts de « naturel » et de « culturel », de « normal » et de « tordu ». Assez naturellement nous nous sommes ouverts à ce vaste champ d’idées et de débats qu’on appelle aujourd’hui les « études genre » et les « cultural studies ». Nous avons voulu sortir du binarisme de l’option homo/hétéro (mais aussi : homme/femme, etc.) avec le sous-titre, un brin abscons, de la revue, qui est devenue « des homolittératures ou pas : » (les deux points finaux, justement, pour éviter toute opposition binaire). Concrétiser ce rêve a été à la fois passionnant et fatigant : le comité de rédaction et l’association une fois constitués, nous avons dû financer l’entreprise. Le soutien des amis et sympathisants a été formidable : nous pouvons aujourd’hui compter sur 250 abonnés et une moyenne de 400 exemplaires vendus en librairie (France et Suisse) pour chaque numéro. L’appui des institutions publiques a été moins aisé : elles ont d’autres priorités. Nous voulions dès le départ un bel objet et nous devons constamment lutter pour en assurer le financement, avec des sacrifices personnels quand il le faut. Heureusement, nous sommes une belle équipe, sept personnes très engagées (huit avec la graphiste), un éditeur qui partage notre passion pour nous épauler (Jean Richard, des éditions d’en bas), de plus en plus d’amis, de collaborateurs…


 


 

 
Cette revue, est-ce avant tout un acte militant, ou un acte de création et d’accueil de créations ?

 

À  mon sens, toute écriture est politique en soi, car le fait même de mettre en branle le langage, de tester ses limites, ses frontières et ses sous-entendus retravaille constamment notre sens de la réalité, ouvre les portes du possible : de l’imaginaire à l’imaginable (social), donc. Mais je ne veux pas esquiver votre question avec ces grands principes : bien entendu, quand on parle d’homosexualité on se place du côté du militantisme, ne serait-ce que pour la lutte contre les inégalités toujours flagrantes (la peine de mort et l’emprisonnement des gays, lesbiennes et trans est encore monnaie courante dans plusieurs pays, faut-il le rappeler ?). Nous assumons donc une volonté militante, même si nous ne croyons pas nécessaire de nous positionner « contre » quelque chose ou d’une façon crûment identitaire. Grâce à la littérature – mais aussi à la réflexion anthropologique, sociologique, esthétique même ! –, nous voulons ouvrir le dialogue, nouer des amitiés entre les exclus, entre les zones marginales de la pensée.

Pour « lancer » une nouvelle revue littéraire (et de surcroît magnifiquement éditée…) dans le contexte actuel, il faut être courageux ; et pour lancer une revue étiquetée « homolittérature », ou du moins gay-friendly, que faut-il être, totalement idéaliste ?

 

Nous avons nous-mêmes été étonnés par l’accueil chaleureux : même si nous manquons cruellement d’argent (eh oui !) et nous devons payer de notre personne cet engagement et cette utopie, l’énergie qui nous revient est formidable : il y a visiblement un besoin de lieux – symboliques et physiques – d’agrégation, de discussion. Un partage, un « nous » (comme le dit l’anthropologue italien Francesco Remotti, qui a signé des livres fondamentaux « contre l’identité ») reste essentiel, ainsi qu’un espace mental, imaginatif, créatif qui nous permette d’élaborer en commun le foisonnement de la réalité contemporaine. C’est là que la littérature peut être « utile » (même si elle ne peut jamais être « utilitaire »). Notre revue se voudrait à la fois un espace mental et un lieu de rencontre. C’est passionnant et bien entendu idéaliste.


 


 


L’idée de consacrer un numéro entier à la littérature pour la jeunesse, était-ce une manière de chercher des causes, des origines, autrement dit de remonter à la source de la formation d’une identité ?

 

Non, c’était plutôt l’envie de montrer que ces thèmes – disons pour faire bref : le bricolage identitaire, les questions de rôle, de genre – sont encore plus pertinents quand on s’intéresse à l’enfance, un moment de grande plasticité sociale et psychologique, mais aussi des premières injonctions (parfois implicites) : on apprend très vite à être fille et garçon, à entrer dans un moule pré-pensé par l’histoire, la culture, les mœurs. Nous avions aussi envie de casser le préjugé selon lequel une littérature et une culture homosexuelles (ou pas) ne parleraient que de… sexe ! La revue se conçoit comme une « exploration » : nous avons nous-mêmes découvert une littérature tout à la fois passionnante par sa qualité et nullement « attendue » et « normative » : il s’agit d’une production peut-être marginale, mais réjouissante de liberté, d’imagination et de fantaisie. Des auteurs comme Anne Percin ou Kathy Itak nous ont littéralement subjugués.

Oui, Anne Percin vous a en effet offert un magnifique monologue, les phrases qu’un homme adresse au fils de l’homme qu’il aime, un discours qui allie magistralement le quotidien, la nécessité et la difficulté de vivre ensemble, d’accepter les choix de ceux qu’on aime, les sentiments qui s’entrechoquent, l’image de l’autre, et surtout, ce que l’homme dit à l’enfant, c’est qu’il peut choisir : d’être fier de son père, ou de poser toute la famille en victime. A mes yeux, c’est ainsi que la littérature de jeunesse fait honneur à son statut, lorsqu’elle dit – et dit bien – avec légèreté, sans théorie démonstrative, des choses dont l’enjeu est essentiel pour une jeune existence. Pour la rédaction d’Hétérographe, cette littérature pour la jeunesse a donc été en quelque sorte une découverte ? Comment les auteurs sollicités ont-ils accueilli votre demande ?

 

Une grande belle découverte ! Nous ne connaissons que très peu cette littérature (des noms de « star », comme Ponti ou Honoré, disons) ; nous avons donc établi une liste, lu des bouquins et nous sommes tombés sous le charme : Percin, Ytak, Gornet, mais aussi d’autres auteurs comme Barsony, Galea, Scotto ou Lenain (qui ne figurent pas au sommaire de ce numéro) ; nous n’avions pas imaginé qu’il y avait autant de littérature jeunesse « queer » (au sens très large), et d’une telle qualité. Deuxième surprise : les auteurs ont accueilli notre proposition avec un vrai enthousiasme, nous livrant très vite des textes fabuleux. Il faut savoir que pour chaque numéro d’Hétérographe, nous lisons une bonne cinquantaine de textes (entre propositions spontanées, auteurs à traduire, commandes) : les discussions rédactionnelles sont souvent sympathiquement houleuses, nous gardons une exigence très haute et nous essayons de construire chaque livraison avec une logique, un rythme, une unité dans l’originalité des approches… Dans le cas de la littérature pour la jeunesse, c’était presque une évidence : nous avons retenu  presque tous les textes reçus !


 


 

 
Un cahier central abrite une quinzaine de dessins d’Albertine. Sous son crayon, on voit des enfants ou des adolescents en plein questionnement identitaire : un garçon déploie devant lui, comme un habit improbable, un grand corps de femme, se demandant peut-être s’il lui irait plus tard ; une même interrogation suit avec un corps d’homme, d’ailleurs ; des enfants portent des masques, des chaussures trop grandes, on a à chaque page des hésitations sur le sexe de la personne représentée, garçon ou fille ? Albertine a magnifiquement réussi à figurer là un condensé d’incertitudes et d’interrogations, et aussi cette évidence : grandir c’est jouer (jouer à être un autre, aussi...) et s’interroger. Vous partagez cette « lecture » des dessins ?

 

Oui, avec Albertine aussi, nous avons eu une magnifique rencontre. Dès le début, nous avons voulu présenter à chaque numéro de la revue un cahier d’images, en rencontrant directement les artistes, pour leur expliquer notre démarche et d’autre part être stimulés par leurs recherches. Certes, les artistes que nous avons « appelés » montraient déjà dans leur travail un questionnement parallèle au nôtre (d’Emmanuel Antille à Diego Sanchez), mais cette rencontre a été d’autant plus nécessaire que l’univers d’une bonne partie des rédacteurs et des rédactrices était celui de la parole. Très vite, Albertine nous a proposé cette série de dessins, tellement « juste », tellement « à propos », qui dit la construction du genre, l’identité toujours à réinventer, l’enfance comme moment-clé où le « jeu des apparences » peut être interrogé avec gravité ou avec légèreté. C’était le coup de foudre pour nous !


 


 

 
Thierry Magnier trace, en répondant à vos questions, un panorama du livre pour la jeunesse entre sagesse et audace, montrant le poids des dictats de la société, qui peuvent aller jusqu’à inspirer une forme d’autocensure tant à l’écrivain qu’à l’éditeur ; vous êtes vous-même auteur, imaginez-vous écrire un jour pour les enfants ? Est-ce que des textes disons « audacieux », très libres, sur ces thématiques du genre et de la norme, seraient susceptibles de sortir de votre plume ?

 

L’enfance a toujours été centrale dans mon écriture (notamment pour la poésie), mais j’ai dû affronter d’abord une enfance blessée, voire meurtrie, ce qui a donné lieu à des textes trop crus pour s’adresser à d’autres enfants ; parfois j’ai même essayé une écriture plus trouble, en usant des codes et du style du conte de fées pour dresser un constat autobiographique qui puisse éviter l’écueil de l’explication psychologisante (en cherchant une autobiographique organique, deleuzienne si j’ose dire), c’est le cas du petit roman Silk (des extraits ont été publiés dans des revues autrichiennes et italiennes). Sinon, eh bien, j’ai une famille, comme tout le monde, deux nièces et un neveu : à leur adresse j’ai composé toute une série de nouvelles – ou je glisse parfois des thématiques queer : deux princes charmants qui s’aiment et se quittent, un loup timide, un dandy loufoque et moustachu : je produis des versions sonores sur CD, avec bruitages et chansons, petites voix et drôles d’effets, car je suis aussi un homme de radio, donc passionné par l’oralité… J’ai un immense succès dans ma petite cour et cela me comble !


 

On peut se procurer la revue Hétérographe en librairie, ou sur le site www.heterographe.com (payment en ligne par paypal).  

Pour la France, sur le site du diffuseur français : http://www.lcdpu.fr/revues/heterographe/ ou chez les libraires (notamment Les mots à la bouche et Violette&Co à Paris).

Toutes les illustrations sont d'Albertine