Aux Etats-Unis, pas question de montrer des Schtroumpfs noirs
Rebaptisés Smurfs par les Américains, les Schtroumpfs devenus agressifs après avoir été piqués par une mouche sont "purple", violets. Précédant d'une année la sortie d'un film en 3D, un éditeur américain publie l'intégrale des Schtroumpfs pour les petits Yankees. Mais dans le tout premier épisode, les Schtroumpfs noirs seront violets. Pour éviter toute accusation de racisme. La réaction de Thierry Culliford, fils de Peyo et auteur actuel de la série.
A la rentrée, les petits Américains pourront enfin dévorer toutes les aventures des Schtroumpfs en BD. En prévision du film en 3D consacré aux petits êtres bleus (sortie en août 2011), l'éditeur Papercutz a décidé de republier toute la série de bandes dessinées. Y compris l'album (controversé là-bas) Les Schtroumpfs noirs, qui n'avait jamais été mis en vente aux Etats-Unis. Cet épisode peut en effet choquer la mentalité américaine. Petit rappel à l'attention de ceux qui ne connaissant pas par coeur la saga : dans ce livre, les Schtroumpfs sont piqués par la mouche bzzz et virent au noir, deviennent agressifs et mordent la queue de leurs copains pour les contaminer. Pour parer toute accusation de racisme, les Schtroumpfs noirs de la BD seront donc recolorisés en violet ! Se trans-formant ainsi en "Purple Smurfs", histoire d'éviter toute accusation.
Ce tour de passe-passe graphique avait déjà été utilisé en 1980, quand la BD était devenue un dessin animé destiné à la télé US. Trente ans ont passé, mais les vilains Schtroumpfs noirs qui font "Gnap" ne passent toujours pas le cap de la censure américaine. Thierry Culliford, fils de Peyo, le créateur mort en 1992, qui a repris l'écriture de la série, nous explique le déroulement de l'histoire, et réagit à cette métamorphose violette.
Thierry Culliford, à l'époque de la sortie des Schtroumpfs noirs en 1963, votre papa, Peyo, a-t-il été confronté à des réactions négatives?
Non. En créant les Schtroumpfs noirs, mon père n'avait pas du tout imaginé que cela pouvait faire allusion à la race noire. Il avait choisi cette couleur parce que, dans notre imaginaire, elle correspond à quelque chose de sombre, de méchant. Comme la magie noire, par exemple. Il a créé cette histoire au début des années 1960, mais ce n'est qu'au début des années 1980 que ça a posé problème, lorsqu'on a voulu sortir les premiers dessins animés américains, ainsi que les BD et les premières figurines. On a proposé Les Schtroumpfs noirs aux Américains - comme toutes les autres histoires - et ils ont poussé des cris. Ils ont expliqué qu'aux Etats-Unis, une grande partie de la population était noire, et que c'était leur faire offense. C'était donc plus que des réactions! La censure américaine s'était carrément opposée.
Comment votre père a-t-il réagi?
Evidemment, ce n'était pas du tout son intention! On lui a fait comprendre qu'il fallait changer ça. Il a compris. Et la seule solution trouvée à l'époque a été de transformer les Schtroumpfs noirs en Schtroumpfs violets : les Purple Smurfs. La censure avait posé une interdiction pure et dure. On n'a jamais remis ça en cause.
Donc dans le dessin animé diffusé à l'époque, les noirs sont devenus violets ?
Oui, et les figurines en PVC représentant les Schtroumpfs noirs n'ont jamais été exportées là-bas. Ils n'ont que les Schtroumpfs violets. Chaque pays a son collector pour l'autre! A l'époque, j'avais rencontré le groupe américain Sparks. Un des membres était fan des Schtroumpfs, il avait profité de son voyage en Europe pour acheter des dizaines de figurines de Schtroumpfs noirs pour les revendre à des collectionneurs.
Aujourd'hui, la BD des Schtroumpfs noirs est enfin publiée aux Etats-Unis. Mais la censure persiste...
Oui. Un éditeur américain a voulu republier tous les albums des Schtroumpfs, tels qu'ils ont été publiés ici, en Europe. Le problème de la couleur est revenu, il s'est renseigné, et a dit: "Pas question de faire des Schtroumpfs noirs." L'histoire se répète, les Schtroumpfs seront violets, point à la ligne.
Vous-mêmes, pensez-vous qu'il soit absurde de changer la couleur?
Quand on y réfléchit calmement, si on avait fait les méchants en jaune, le marché chinois aurait réagi! En Belgique, c'est sûr qu'au début des années 1960, on avait le Congo ... Mais on ne se sentait pas touchés par ce problème-là. Les Américains sont beaucoup plus sensibles. C'est une constatation. Mon père l'avait bien compris, et ne trouvait pas cet argument spécialement absurde.
Les Schtroumpfs ont-ils subi d'autres types de censure ?
Dans les dessins animés, le Grand Schtroumpf ne peut jamais faire avaler une potion magique aux Schtroumpfs. C'est devenu une poudre qu'on leur jette sur la tête, au cas où les enfants auraient l'idée d'aller dans leur pharmacie et de faire la même chose ... Par contre, recevoir une enclume sur la tête, ça ne pose aucun problème! (Rire.) C'est devenu comme ça ici aussi, mais dans les années 1980, les Américains étaient beaucoup plus rigides que nous. Dans "Lucky Luke", on ne pouvait pas voir de Noir qui porte un ballot de coton, ni de Chinois qui repasse du linge. Mais bon, il faut comprendre que la culture n'est pas la même, et il faut s'adapter...
On a dit des Schtroumpfs qu'ils étaient gays ou communistes. Après la polémique autour de Tintin au Congo, craignez-vous que les Schtroumpfs noirs soient un jour censurés en Europe?
Nous n'avons pas de crainte. Les Schtroumpfs noirs ont été créés au début des années 1960, et en cinquante ans nous n'avons jamais eu la moindre remarque ou la moindre allusion à la race noire. Seuls les Américains ont soulevé le problème. Le problème de Tintin au Congo, c'est que l'on sent bien que les rapports entre les Blancs et les Noirs y sont particuliers, comparés à aujourd'hui ! Mais il faut remettre ça dans le contexte des années vingt et trente. Mon père avait eu des soucis avec un personnage d'escroc, dans la série "Benoît Brisefer", qui avait un nez crochu et une barbichette. Des gens l'ont traité d'antisémite ; il a dû se justifier en démontrant que c'était la caricature d'un coloriste qui travaillait chez nous! Et ce coloriste a dû se déguiser comme le personnage, pour un reportage ! Il y a toujours des gens qui n'ont rien d'autre à faire que de décortiquer les oeuvres, de dénicher des messages auxquels les auteurs n'ont même pas pensé.
Par exemple ?
Certains ont affirmé que mon père faisait l'éloge du parti communiste, parce que les Schtroumpfs étaient égalitaires, qu'ils habitaient dans les mêmes champignons et que le Grand Schtroumpf avait une barbe blanche comme Karl Marx. Ça a même été écrit sur Wikipédia... Mon père ne s'intéressait pas du tout à la politique ! On a dit aussi que les Schtroumpfs étaient la plus grande communauté homosexuelle de la bande dessinée. Chacun voit ce qu'il a envie d'y voir ! Là, vous allez écrire un article sur les Schtroumpfs noirs, peut-être que ça va allumer la mèche, des gens vont peut-être se dire: "Tiens, je n'y avais jamais pensé, mais oui, Peyo était raciste!"
( Le Matin Dimanche – samedi 3 juillet 2010 )
http://www.lematin.ch