Jean-Claude Mourlevat: «Je veux juste être mentalement dans mon histoire, être emporté et y croire.»
Jean-Claude Mourlevat, auteur incontournable de la littérature jeunesse, revient avec Jefferson, son nouveau roman paru aux éditions Gallimard Jeunesse. Un polar animalier qui ne manque pas de piquants! Rencontre.
Nathalie Wyss: D’où viennent vos idées? Votre propre enfance est-elle une source d’inspiration?
Jean-Claude Mourlevat: Grand mystère qui préside au choix du sujet du prochain roman. Il doit y avoir dans notre cerveau une course sous-marine et inconsciente entre les milliers d’histoires potentielles, un peu comme celle à laquelle se livrent les spermatozoïdes. Il y aura un seul vainqueur, mais il ne sera pas forcément le plus parfait.
Bien sûr que mon enfance est déterminante. Je crois même qu’on ne va chercher que là ou presque.
Quelles sont les conditions idéales pour que vous écriviez?
Je dois être convaincu que mon projet est le bon. C’est tout. Quand c’est le cas, je le sens physiquement. J’ai le trac, mon estomac se noue. Je suis nerveux, impatient. Comme si j’allais entrer en scène. Pour le reste, je m’en fiche. Ecrire dans mon bureau, dans un train, dans ma cuisine, en hiver, en été, le soir ou le matin, sur l’ordi ou sur un cahier, cela ne joue aucun rôle, je m’en fiche. Je veux juste être mentalement dans mon histoire, être emporté et y croire.
Vous arrive-t-il de travailler sur plusieurs histoires en même temps?
Jamais. Impossible. Je suis possédé par une seule histoire, obsédé même, jusqu’au point final, et même au-delà puisque je mets toujours quelques mois à m’en remettre.
Un conseil pour ceux qui comme vous écrivent «à la lanterne», sans faire de plan au préalable?
Qu’ils se débrouillent! La seule question à se poser est: est-ce que ce que tu écris est intéressant? En as-tu la certitude? Est-ce que tu es amoureux de ton premier chapitre? Oui? Alors passe au second. Si non, qu’est-ce qui cloche?
L’absence de plan, de scénario nous donne une liberté absolue et c’est jubilatoire. Il faut accepter l’incertitude qui va avec! On ne peut pas avoir le beurre, etc. Je ne donne par principe aucun conseil. Lorsqu’il m’est arrivé de le faire, j’ai eu envie de contester moi-même le conseil, aussitôt formulé.
En plus de vos romans destinés aux enfants et aux adolescents, vous avez signé plusieurs titres pour les adultes, notamment Mes amis devenus ou encore Et je danse, aussi (avec Anne-Laure Bondoux). Le plaisir d’écrire pour la jeunesse est-il différent de celui d’écrire pour les adultes?
Je ne ressens aucune différence entre les deux dans le plaisir que cela me donne. Dans les deux cas, c’est un combat, une empoignade avec le texte, avec l’histoire, et le bonheur de trouver des solutions, d’avancer. Parfois il y a une sorte d’exaltation parce qu’on a conscience de bien y arriver. J’ai souvent eu cette sensation grisante en écrivant Mes amis devenus, mon dernier roman adulte, mais je l’ai eue tout autant en écrivant Jefferson, roman jeunesse.
Pouvez-vous nous raconter comment est né votre dernier roman, Jefferson, paru récemment aux éditions Gallimard Jeunesse?
Quand j’étais enfant, mon frère et moi nous racontions des histoires le soir, de lit à lit. Il commençait: «Ça serait un petit hérisson…» Je continuais: «… qui voudrait aller chez le coiffeur.» J’ai oublié la suite que nous avions trouvée à l’époque. Je l’ai réinventée, plus de cinquante ans plus tard! Je ne savais pas trop quelle forme cela prendrait jusqu’au jour où j’ai pensé: UN POLAR! Dès lors tout est allé vite. L’assassinat de monsieur Edgar, le coiffeur. La raison pour laquelle on l’a tué. L’enquête. Le roman a pris sa vitesse de croisière dès lors que j’ai eu l’idée du voyage organisé.
Dans ce livre, la plupart des personnages sont des animaux. Quel est votre personnage préféré? Et pourquoi?
J’aime Jefferson, timide mais audacieux, craintif mais courageux. Cette complexité. Beaucoup de mes héros (Tomek dans La rivière à l’envers, Aleks dans Le chagrin du roi mort, etc.), ont ce profil, sans doute pas si loin du mien lorsque j’étais ado. Mais j’aime aussi Gilbert qui me rappelle Lem (dans La ballade de Cornebique) par sa vitalité, son inconscience, sa générosité et sa drôlerie. Il est celui qui va de l’avant, qui a la force vitale.
C’est une enquête policière pleine d’humour que vous nous offrez là. Qu’est-ce qui vous a décidé à donner à cette histoire la forme d’un polar?
C’est peut-être justement parce que je n’avais encore jamais écrit de polar et que j’aime bien l’idée d’aller explorer des territoires littéraires nouveaux. Dans Jefferson, il y a un meurtre, une enquête, donc c’est un polar. Soit. De la même façon que Terrienne est un roman de science-fiction parce que c’est un sujet de science-fiction. D’accord. Mais en réalité je malmène les codes de ces deux genres (parce que je ne les maîtrise pas!).
Quant à l’humour, oui, il m’a paru indispensable d’y avoir largement recours. J’ai tout de même inventé le premier héros de polar qui se fait pipi dessus dès que ça barde. Et qui commande un cacao dans le bar jazzy à 2h du matin. Oui, j’ai bien ri en écrivant.
Jefferson est également un roman qui pointe du doigt les mauvais traitements subis par les animaux d’élevage et les terribles conditions d’abattage auxquels ils sont confrontés. La cause animale vous tient-elle personnellement à cœur? N’avez-vous pas peur d’éventuelles réactions négatives de la part de carnivores convaincus?
Les horreurs filmées dans les abattoirs par des femmes et des hommes intrépides, et que j’évoque dans le roman, me révulsent. Mais je suis plus révolté encore par les conditions d’élevage de certains animaux (poulets et cochons en particulier) parce que leur détresse dure plus longtemps. Ils sont soumis à une lente torture de leur naissance à leur mort, dans un univers concentrationnaire. Sans pouvoir se défendre. On abat chaque jour en France environ 1,7 million d’animaux terrestres pour les manger. Le saviez-vous? Les réactions négatives? Elles viendront. Je parlerai volontiers à ces «carnivores», sans l’espoir de les convaincre, mais avec celui de semer, pour commencer, quelques graines de doute. En tout cas je n’ai peur de rien.
Qui sont vos héros et héroïnes préférés dans la vie réelle? Et dans la fiction?
J’ai du mal avec cette notion de héros et d’héroïnes. Les gens exemplaires restent souvent anonymes. Un jour, ma fille pleurait en marchant dans la rue, à Lyon. Une femme est allée vers elle et l’a prise dans ses bras, l’a consolée. Cela a duré moins d’une minute et elle est repartie. Elles ont juste échangé leur prénom. Je ne sais pas si cela correspond à ce qu’on appelle un acte héroïque, sans doute pas, mais j’en ai été remué. J’ai écrit chez Actes Sud junior: Sophie Scholl. Voilà une héroïne. Dans la fiction, je ne sais pas. Rien ne me vient. Désolé.
Et pour finir, vos projets?
Après Jefferson, je suis dans l’incertitude absolue, comme chaque fois. Je me lancerai quand je ne supporterai plus de ne pas écrire, et ce moment approche.