La littérature jeunesse devrait être plus variée, estime «l’auteur-explorateur» Bernard Friot
Sélectionné en 2019 pour le prix Astrid Lindgren, l’écrivain est, depuis ses premières Histoires pressées, continuellement à la recherche de nouvelles voies. Il entend désacraliser l’écriture.
Il vient ou plutôt il revient régulièrement à Francfort-sur-le-Main, une ville où il a habité alors qu’il dirigeait le Bureau du livre jeunesse français en Allemagne, entre 1996 et 2000. Ricochet a profité de son dernier passage à la bibliothèque des professeurs de français «Au plaisir de lire», début novembre 2018, pour discuter, sans se presser, avec Bernard Friot.
Dominique Petre (pour Ricochet): Vos derniers titres ressemblent un peu à des œuvres d’art, on y trouve un souci de mise en page très prononcé…
Bernard Friot: Après avoir publié plusieurs titres, je me suis rendu compte que je n’écrivais pas des livres, mais des textes, que l’éditeur transformait ensuite en livres. Avant de parvenir au lecteur, le texte est en quelque sorte mis en scène et c’est cette mise en scène que j’ai commencé à inclure dans mon travail.
Pour être franc, je pense que le livre n’est pas le contenant idéal pour la poésie car il impose un sens de lecture, alors qu’il devrait y avoir des entrées multiples afin d’aborder un texte indépendamment des autres.
Pour J’aimerais te dire (La Martinière jeunesse) j’ai ainsi collaboré avec des étudiants de l’ENSAD à Paris. Mon texte a été proposé comme projet professionnel à quatre duos d’illustrateurs qui ont créé un langage spécifique. L’idée était de faire naître un objet dans lequel l’illustration, ou disons plutôt l’environnement graphique, aurait autant d’importance que le texte. Si l’on prend «Je suis triste», par exemple, on peut dire que tout l’espace blanc de la mise en page fait partie du poème.
Dans mon livre Peintures pressées paru en 2013, mais réédité en poche récemment, le travail de conception graphique a aussi été très important. Il y a toute une réflexion pour donner des indices qui vont faciliter la lecture et créer un lien entre les textes et les tableaux. Un exemple: le titre du texte «Lui» est typographié à l’envers, comme le tableau du peintre allemand Georg Baselitz. Tous deux posent la question de l’identité.
L’écrivaine autrichienne Christiane Nöstlinger récemment décédée, a déclaré un jour dans une interview que la littérature jeunesse pourrait être plus diversifée. Vous dites être complètement d’accord avec elle…
Absolument! Si on l’observe la production de près, on se rend compte qu’elle est finalement très formatée. Les livres sont loin d’être aussi variés que leur public, qui inclut des personnes d’âge, de parcours et de goûts très différents. C’est cette idée qui me pousse à continuellement chercher de nouvelles voies. Mon éditrice chez Milan, Charlotte Mériaux, me traite d’»auteur-explorateur», parce que j’explore la langue et les genres.
Un exemple? Paroles de baskets (et autres objets bavards) est un livre né par hasard lors d’un atelier pour enseignants en France. Je leur avais donné comme consigne d’écrire un texte commençant par «Un jour, x ou y m’a dit que…». J’ai fait ce que les élèves n’ont jamais le droit de faire: je n’ai pas respecté la consigne puisque j’ai donné la parole… à des objets. Comme par exemple: «Un jour mon réveil m’a dit: Enzo lève-toi mon gros». J’ai repris ce modèle pour écrire d’autres histoires à partir d’objets et j’ai travaillé par mail avec des classes sur ce projet. Ce qui était remarquable, c’est qu’aucun enfant ne trouvait problématique qu’un objet prenne la parole. Contrairement aux adultes, les jeunes sont toujours prêts à jouer et surtout à accepter les règles du jeu sans rechigner. Les élèves ont produit des choses extraordinaires, comme cette petite fille qui m’a écrit: «Un jour alors que je fermais la porte, ma maison m’a dit: ne t’en vas pas, ne me laisse pas seule». Ce n’est pas beau, cela?
Ce stratagème de faire parler les objets m’a permis d’aborder toutes sortes de thématiques. L’histoire d’un cartable en fin de vie, par exemple, m’a permis de parler de la mort.
Mais quand je dis que la littérature jeunesse pourrait être plus variée, je parle également des propositions faites aux enfants. Je suis convaincu qu’à un gamin de 10 ans, il ne faudrait pas conseiller que des romans pour 10 ans, mais ouvrir l’éventail de l’album au livre pour adulte.
Les livres de votre série des Histoires pressées se sont vendus à plus d’un million d’exemplaires. Compliment suprême, même les enfants qui n’aiment pas lire «accrochent». Est-ce la réalisation dont vous êtes le plus fier?
Absolument, parce que ce qui m’a incité à écrire a été la rencontre avec des enfants en difficulté avec la lecture. J’ai commencé à écrire une histoire pour tel enfant, une autre pour tel autre et j’observais les réactions, les stratégies de lecture, les difficultés, les réussites. La publication est venue plus tard.
Moi ce qui m’intéresse, c’est de transmettre. Je pense que c’est l’objectif et la spécificité de la littérature pour la jeunesse: transmettre la lecture et la littérature, et donc fournir aux jeunes lecteurs des outils avec lesquels ils puissent s’exercer et grandir comme lecteurs.
Votre toute dernière parution, Un été de poésie, d’amour et de vie, a d’abord été publié en italien, sous le titre Dieci lezioni sulla poesia, l’amore e la vita. Comment cela s’est-il fait?
En fait il s’agit d’une commande de l’éditeur italien Lapis, qui voulait une histoire d’amour entre deux préados. Je l’ai située dans un stage d’été de poésie auquel les deux protagonistes ont été inscrits contre leur gré. Comme le livre a bien marché en Italie où il a suscité l’écriture de centaines de poèmes (libre aux lectrices et lecteurs de suivre les dix leçons de poésie qui font partie intégrante du roman), l’éditeur français Milan a décidé de le publier aussi.
Ce roman est précédé d’une citation de Denis Roche très importante pour moi: «En dépit de l'opinion commune, la poésie est le genre le plus facile, le plus ouvert». C’est tellement vrai! La poésie est très démocratique. Dans mon expérience, le public le plus difficile pour faire un atelier de poésie, ce sont les professeurs de français en France. Parce qu’ils sont persuadés de devoir faire compliqué et d’utiliser des mots rares. Alors que des enfants qui ne maîtrisent pas la langue parce qu’ils sont trop jeunes ou parce qu’ils en ont une autre peuvent être de merveilleux poètes!
Vous n’êtes pas qu’auteur et poète mais également traducteur de l’italien et de l’allemand. Cette position vous permet-elle de comparer la littérature jeunesse francophone de celles de ces pays que vous connaissez bien?
Traduire, c’est accueillir ce qui vient d’ailleurs, un travail formidable! Il est intéressant de constater qu’en Italie, ce que je qualifierais de «soumission au texte» est un phénomène moins répandu qu’en France. Les manuels scolaires, par exemple, s’adressent à l’élève italien en tant que personne, ce qui est rarissime en France.
Je regrette que les traductions de l’allemand vers le français soient moins fréquentes qu’auparavant. Le dernier album que j’ai traduit est une merveille d’Ole Könnecke, un livre de Noël pour enfants mais sans enfants: Elvis et l’homme au manteau rouge. Et j’ai passé mon été à traduire un nouveau roman de l’écrivain allemand d’origine syrienne Rafik Schami dont Une poignée d’étoiles, paru en 1987 à L’Ecole des loisirs se vend toujours bien. Sami ou la soif de la liberté raconte la vie de deux amis du quartier chrétien sous la dictature de Bachar el-Assad.
Ce qui est particulier avec l’Allemagne, c’est que j’y suis beaucoup lu mais peu traduit. Mes Histoires pressées ou mes courts textes poétiques se prêtent magnifiquement bien aux jeunes lecteurs dont la langue maternelle n’est pas le français. J’écris également des textes pour des éditeurs spécialisés dans l’enseignement du français comme langue étrangère. Ces livres sont rédigés dans un vocabulaire simple ou avec un glossaire et destinés aux apprenants de français. C’est dans ce cadre que j’ai été invité aujourd’hui à Francfort.
Dans votre exploration des genres, vous avez quitté le roman et la poésie pour écrire un opéra et plusieurs livres CD accompagnés de musique…
Mon opéra (Sans voix) est encore en quête de financement, mais je viens d’écrire une vraie histoire pour Le carnaval des animaux de Camille Saint-Saëns qui sera crée fin mars et paraitra comme livre disque chez Milan en 2020.
La suite que j’ai imaginée pour Pierre et le loup et intitulée Le canard est toujours vivant, a été montée à plusieurs reprises en France et même traduite en allemand. Plusieurs concerts et un enregistrement sont prévus à Munich. Au début, je ne voulais pas écrire de suite au conte musical de Prokofiev car il en existait déjà plusieurs. Mais je les ai trouvées si ennuyeuses et moralistes que j’ai changé d’avis après les avoir lues. Dans ma version, l’éléphant sauve le canard en l’extrayant avec sa trompe du ventre du loup… mais je ne voudrais pas «spoiler» la fin!
Le canard est toujours vivant et Bernard Friot n’a pas dit son dernier mot: d’autres observations sur la littérature jeunesse pour terminer?
La lecture est peut-être en train de changer de statut. Pour schématiser un peu, avant on vivait dans le concret et la lecture permettait d’échapper au quotidien. Les jeunes d’aujourd’hui vivent beaucoup dans le virtuel, peut-être ressentent-ils en conséquence un besoin accru d’une fiction qui serait une représentation du réel.
Ce qui est essentiel pour moi, c’est de désacraliser l’écriture. Des Histoires pressées aux poèmes, jusqu’à mes récents Super Manuels d’écriture et de gribouillage, c’est ce que je n’ai cessé de faire. Derrière les leçons un peu saugrenues se cache en fait un concept très sérieux: transformer les non-lecteurs en lecteurs et les lecteurs en acteurs.