Il était une fois… ou il n’était pas la littérature jeunesse géorgienne
Comme l’a prouvé la dernière Foire du livre de Francfort, les Géorgiens sont de talentueux raconteurs d’histoires… malheureusement pas traduites en français. Pas encore?
Le journaliste Mirko Schwanitz, grand connaisseur de la Géorgie, a raconté dans une interview à la radio allemande Deutschlandfunk Kultur une anecdote démontrant le grand amour que ce petit pays au cœur du Caucase porte à la littérature jeunesse. L’histoire se déroule dans les années quatre-vingt-dix, alors que la criminalité est aussi élevée que le contexte économique difficile: de nombreux Géorgiens en sont réduits à vendre leurs biens pour pouvoir survivre. Un jour, sur un marché, un homme installe une table et y pose quelques livres. Très vite, un mafioso avide d’une commission s’approche et s’intéresse à la marchandise. Le vendeur à la sauvette lui explique qu’il s’agit d’un excellent livre pour enfants qu’il a lui-même traduit. C’est cette version géorgienne, publiée de manière artisanale, qu’il entend écouler sur le marché. Après avoir considéré l’objet avec attention, le mafieux annonce à l’homme que non seulement il ne sera pas racketté, mais qu’en outre, il bénéficiera d’une protection en cas d’ennuis. L’ironie de l’histoire, c’est que le livre dont il est question est Ronya, fille de brigand d’Astrid Lindgren. Et que le vendeur-traducteur Bakur Sulakauri est devenu un des principaux éditeurs de Géorgie. Dans les années quatre-vingt-dix, à une époque où la plupart de ses compatriotes se trouvaient dans une extrême pauvreté, il serait parvenu à vendre en un mois 1500 exemplaires de Ronya. Une anecdote qui montre la relation particulière qu’entretiennent les Géorgiens avec la littérature.
On prétend également (dans ce pays où l’on raconte beaucoup d’histoires) que jusqu’à récemment, un exemplaire du poème épique médiéval Le chevalier à la peau de panthère écrit par Chota Roustavéli faisait partie de la dot de chaque jeune mariée qui se respectait. Cette saga nationale, dont les Géorgiens pourraient encore réciter des strophes par cœur (c’est ce que l’on raconte), a d’ailleurs été rééditée en Allemagne à l’occasion de la dernière Foire du livre de Francfort dans une version superbement illustrée par la talentueuse Kat Menschik.
Mais les Géorgiens amoureux de littérature sont-ils forts en jeunesse? L’invitation d’honneur de la Géorgie à la dernière Foire du livre à Francfort en octobre 2018 a été préparée très en amont, et c’est ainsi qu’une petite quinzaine de livres pour enfants ont pu être publiés en allemand à cette occasion, ce qui est un véritable exploit. L’absence de traduction vers le français montre bien que la vente de licences au niveau international ne va pas de soi pour «la perle du Caucase», malgré quelques petits chefs-d’œuvre que Ricochet propose de vous faire découvrir.
Dors bien de Tatia Nadareischwili
Un album géorgien qui a fait fureur à Francfort est Dors bien (Schlaf gut) de Tatia Nadareischwili. La jeune auteure/illustratrice est née en 1988 à Tbilissi; elle a étudié l’illustration et s’est occupée d’enfants handicapés. C’est quand elle a découvert la manière de dormir des cachalots, en groupe et à la verticale au fond de la mer, qu’elle a eu l’inspiration pour ce superbe album. Un petit garçon qui n’arrive pas à trouver le sommeil demande à divers animaux leur «truc» pour s’endormir. Placer la tête sous les plumes comme l’oiseau, se pendre à une branche comme le paresseux, faire la planche dans l’eau comme la loutre… chacun y va de son système infaillible, mais aucun ne fonctionne chez le garçon. Celui-ci est tellement épuisé lorsqu’il revient de sa promenade qu’il s’endort sans la moindre difficulté dès qu’il a posé la tête sur l’oreiller.
Les éditions suisses Baobab, qui publient depuis 25 ans les livres pour enfants d’Afrique, d’Asie, d’Amérique latine, d’Océanie ou des bords de l’Europe, ont eu l’idée géniale, pour la publication de Schlaf gut, de garder le texte en alphabet géorgien. Inscrit en 2016 sur la Liste représentative du patrimoine culturel immatériel de l’humanité de l’UNESCO, cet alphabet de 33 lettres est plus vieux que le nôtre et plus riche en ligatures. Dans l’album de Tatia Nadareischwili, le texte en géorgien fait intégralement partie de l’illustration et participe à la magie. L’ironie, c’est que si cet album est disponible dans une version bilingue (avec une traduction allemande de Rachel Gratzfeld) aux éditions Baobab, il n’a jamais été publié dans une version seulement géorgienne.
Un zoo sous eau de Tea Topuria
Un autre album très remarqué à Francfort, Un zoo sous eau (Land unter im Zoo, Orient Verlag) de l’auteure Tea Topuria et de l’illustratrice Sonia Eliaschwili s’inspire d’un fait réel. En juin 2015, des inondations provoquées par la crue de la rivière Vere après de fortes pluies avaient frappé Tbilissi, la capitale de la Géorgie. Plusieurs animaux sauvages s’étaient échappés du zoo et on avait vu sur les réseaux sociaux un lion, un tigre ou encore un hippopotame errant dans la ville. Un homme se serait même retrouvé nez à nez avec une hyène sur son balcon. Cela peut paraître bizarre de transformer un fait divers tragique – trois personnes et trois cents animaux sont morts lors des faits – en un album coloré, mais l’auteure Tea Topuria et l’illustratrice Sonia Eliaschwili ont réussi ce tour de force. Ici aussi, outre la version allemande, les éditions Orient ont édité une version bilingue qui permet d’admirer (à défaut de pouvoir le déchiffrer!) l’alphabet géorgien.
Enfin, dernier album à mentionner car son auteur, Bondo Matsaberidze tout comme Tea Topuria, a été sélectionné pour le Prix Astrid Lindgren 2019: Le conte de Bekna et de Tekla (Das Märchen von Bekna und Tekla) consiste en fait en deux contes, celui du garçon Bekna et de la fille Tekla. Né en 1959, leur auteur est bien connu en Géorgie où il est à la tête des éditions Bakmi, spécialisées dans la littérature jeunesse.
Il était une fois… ou il n’était pas
Il était une fois ou il n’était pas… C’est avec cette formule que débutent la plupart des contes géorgiens. La Géorgie est réputée pour sa culture des contes qui mélangent réalisme et magie. L’École des loisirs a d’ailleurs publié un recueil de contes choisis et traduits par Kéthévane Davrichewy.
À Francfort, une belle exposition au musée Struwwelpeter, qui s’est terminée le 6 janvier 2019, a présenté le travail de quelques excellents illustrateurs géorgiens, réunis autour du célèbre conte de Tsikara. Ce buffle rouge est le meilleur ami d’un petit garçon. Comme dans tout conte qui se respecte, la nouvelle épouse du père est une cruelle marâtre qui exige de manger le foie du buffle. Le jeune garçon est donc condamné à s’enfuir sur le dos de Tsikara.
Un recueil de contes géorgiens intitulé Le roi qui ne pouvait pas rire (Der König, der nicht lachen konnte) édité en 2017 en allemand par les éditions NordSüd en coopération avec le centre du Livre d’art de Tbilissi permet également de découvrir de talentueux illustrateurs du pays caucasien. Quatorze d’entre eux, souvent de la jeune génération, ont en effet illustré les 21 contes du recueil. Et comme le faisait remarquer un journaliste (Tilman Spreckelsen de la Frankfurter Allgemeine Zeitung), on aimerait que chacun d’entre eux se voit confier un livre à part entière.
Un roman géorgien pour ados primé
Enfin, pour terminer le tour d’horizon des livres encore inaccessibles au public francophone, citons le roman pour ados, appelé Abzählen («compter sur les doigts d’une main») en allemand et écrit par la féministe Tamta Melaschwili. Ce roman n’a pas été traduit dans l’élan de l’invitation d’honneur de 2018 puisqu’il recevait déjà le Prix Saba du meilleur début géorgien en 2011 et deux ans plus tard le Prix de Littérature jeunesse allemand dans la catégorie du roman pour adolescents. Deux amies de 13 ans, Ninzo et Ketewan, sont plongées dans une zone en guerre où seuls des enfants, des femmes et des vieillards sont restés et doivent faire preuve de débrouillardise et de courage pour survivre. C’est un livre sur un conflit armé dans lequel pas une seule balle n’est tirée, ce qui n’empêche pas Tamta Melaschwilli de décrire de manière très prenante la souffrance de la population civile. Les deux jeunes protagonistes racontent côte à côte l’effervescence de la puberté et les horreurs de la guerre. Ce livre n’existe malheureusement qu’en géorgien et en allemand, mais peut-être cela va-t-il changer prochainement?
Medea Metreveli, responsable du Bureau National du Livre géorgien, en est persuadée: «Nous travaillons de manière très étroite avec le Centre National du Livre français et avec le salon Livre Paris», explique-t-elle. «L’an prochain, avec le soutien du Ministère de l’Education et de la Culture, nous allons commencer à coopérer directement avec des maisons d’édition francophones». Si la stratégie fonctionne aussi bien pour la France que pour l’Allemagne, les francophones pourraient enfin découvrir les talents géorgiens en littérature jeunesse.