«Être petit, c'est un choix». Rencontre avec les éditions Winioux
Rafaèle Wintergerst et Marion Fournioux sont les codirectrices des éditions Winioux. Leur credo ? Publier peu, mais bien. Et surtout prendre tout le temps nécessaire pour faire un travail éditorial de qualité. A l'occasion de la sortie en librairie de leur deux nouveautés de la rentrée, Ricochet leur a posé quelques questions...
Rafaèle Wintergerst et Marion Fournioux sont les codirectrices des éditions Winioux. Leur credo ? Publier peu, mais bien. Et surtout prendre tout le temps nécessaire pour faire un travail éditorial de qualité. A l'occasion de la sortie en librairie de leur deux nouveautés de la rentrée, Ricochet leur a posé quelques questions...
Damien Tornincasa: Rafaèle et Marion, à quand remonte votre rencontre? Et comment est née l’envie de vous lancer dans la création de livres pour la jeunesse?
Rafaèle et Marion: Au fin fond de la Lozère, en 1984, dans un village retranché, il n'y avait que deux élèves à entrer en maternelle. C'est plutôt bien tombé, car nous sommes devenues meilleures amies, presque siamoises! Marion avait dès le plus jeune âge un talent pour le dessin. Et, pendant les vacances, on inventait des livres.
C'est vers l'âge de trente ans que nous nous sommes lancées en vrai. Marion à l'illustration, Rafaèle à l'édition avec le titre Je t'aimerai toujours. Un titre prometteur pour inaugurer une maison d'édition!
Vous affirmez volontiers être un «petit» éditeur et vouloir le rester. Dites-nous en plus…
Être petit, c'est un choix. On n’est pas petit «à défaut d'être grand». Rester petit cela nous permet de suivre nos propres règles et c'est génial. Cela nous permet d'éditer ce que l'on veut sans entrer dans le jeu des maisons d'édition intensives qui inondent les librairies de continuelles nouveautés.
L'économie du livre est improbable: ça ne marche que si l'on fonctionne à une très grosse échelle. Sur un tirage à 1000 exemplaires (ce qui reste un gros tirage pour un petit éditeur), c'est presque impossible de sortir son épingle du jeu. Alors, au lieu de s'angoisser pour des problèmes d'argent, nous avons décidé de changer de paradigme; de ne pas réfléchir en terme de rentabilité. Notre maison d'édition se situe plus dans le champ culturel que commercial. Avec les livres nous tentons de rembourser les frais et nous nous rémunérons avec des actions de médiation en milieu scolaire. Nous passons également du temps à chercher des financements publics et privés pour couvrir nos frais de fonctionnement.
Rester petit, cela veut dire garder notre liberté par rapport à l'économie de marché et donc dans notre champ éditorial. Quand nous publions quelque chose, c'est parce que nous pensons que c'est pertinent de faire connaître ce projet, que le processus d'édition est créatif et excitant. En grossissant les éditeurs sont forcément happés par des pressions financières qui, à terme, influencent trop les choix éditoriaux. Un autre monde est possible...
Quel regard portez-vous sur la production contemporaine de livres pour la jeunesse?
Il y en a trop!
Bien sûr, il y a énormément de publications enthousiasmantes et c'est un milieu très créatif. Mais il y a trop de production. Cela crée une saturation qui rend le travail de diffusion presque impossible, en tous cas pas très agréable. Les libraires n'ont pas le temps de nous recevoir car ils sont harcelés de demandes de rendez-vous. On n’a pas le temps de prendre connaissance de ce qui sort, car hop c'est dépassé, remplacé par une autre nouveauté. C'est épuisant.
L’identité graphique de Winioux (que vous avez récemment renouvelée) est originale. D’une part votre logo — une tête de loup qui a la bouche grande ouverte — est agrémenté d’un détail différent à chaque publication, d’autre part, depuis 2018, vous avez décidé de rajouter les titres manuellement sur la première de couverture de chaque exemplaire à l’aide d’un tampon. Pourquoi ces choix? Est-ce une manière de vous démarquer des autres éditeurs ou de rendre chacune de vos productions unique?
Nous avons longtemps cherché une marque graphique que l'on assumerait pleinement, qui serait vraiment présente sur les livres, tout en nous laissant très libres dans notre création éditoriale. Nous ne voulions pas de charte graphique contraignante. Ce système de tampon est parfait pour ça.
Puis, tamponner manuellement chaque livre, c'est remettre de l'humanité et de l'humour dans le procédé de production. Éditer un livre, ce n'est pas simplement travailler sur un ordinateur et payer la facture de l'imprimerie. Tamponner à la main, c'est une blague, c'est un poème aussi, c'est une déclaration d'amour à nos livres, à nos lecteurs, à la vie!
Le métier d’éditeur est complexe car il nécessite d’avoir de nombreuses cordes à son arc (a fortiori dans les structures de petite envergure). Il faut être capable de juger la qualité littéraire et artistique d’une œuvre; posséder des notions de graphisme et de fabrication pour pouvoir dialoguer avec les imprimeurs; connaître le droit de la propriété intellectuelle pour l’établissement des contrats; savoir communiquer autour des ouvrages publiés pour qu’ils trouvent leur place dans les rayons des librairies, etc. Comment jonglez-vous avec tous ces aspects? Vous répartissez-vous les différentes tâches en fonction de vos compétences? Êtes-vous seules à tenir la barque ou employez-vous d’autres personnes?
Heureusement, depuis quelques années, nous avons créé un poste pour tout ce qui a trait à la communication et aux recherches de financement. Sinon oui, en effet, il faut être touche-à-tout quand on gère une petite structure. Mais au moins les jours se suivent et ne se ressemblent pas! Cela colle bien avec notre caractère.
Aujourd’hui (le 4 octobre 2019) sortent en librairie vos deux nouveautés de la rentrée! La première est un album écrit par Arnaud Tiercelin et illustré par vous-même, Marion. Il s’intitule En deux bouchées et aborde les thématiques de la condition animale et du spécisme. Comment est né ce livre?
C'est en février 2016 qu'Arnaud Tiercelin nous adresse son manuscrit En deux bouchées. Rafaèle ne le lit que six mois plus tard (à la Gaston avec son courrier en retard!). Sur le coup, elle est séduite. Ce texte est atypique. Il nous touche par son ton rythmé et simple, et son thème pas lisse du tout: faut-il manger les animaux? Ce texte nous reste dans les oreilles et Marion commence déjà inconsciemment à imaginer les illustrations. Marion nous livre comme à son habitude une interprétation personnelle et sensible du texte. Voici comment est né En deux bouchées.
A nos yeux, la lenteur du procédé créatif va bien avec l'objet livre. Et nous regrettons parfois cette tendance dans notre société à tout dévorer en deux bouchées.
Cet album est, à mon sens, construit de manière habile puisqu’il combine une certaine «naïveté» enfantine et des questions importantes et actuelles. Pour vous, est-ce aussi cela la mission de la littérature jeunesse: interpeller les adultes de demain, les pousser à ouvrir leur esprit au monde qui les entoure, les inciter à réfléchir et s’interroger?
Tout à fait! Nous, les éditeurs, nous avons la possibilité de faire passer des messages. Ce serait dommage de ne pas en faire bon usage! Nous essayons cependant d'éviter tout dogmatisme. L'idéal pour nous est d'offrir des outils pour engager un dialogue avec les enfants, par exemple à l'école ou au sein de la famille.
Dans le cas de En deux bouchées, le message que nous aimerions que les enfants retiennent ce n'est pas «Il NE FAUT ABSOLUMENT PAS MANGER DE VIANDE» mais, plutôt, qu'il est intéressant de réfléchir sur ce que nous mangeons.
Le second titre de cette rentrée, mis en vente dès aujourd’hui, se nomme Le grand débordement. Pouvez-vous nous le présenter en quelques mots?
Le grand débordement est un album miroir, deux versions d'une même histoire. Alors qu'une inondation est en train de perturber les habitudes de sa famille, Lili est désespérée car elle a perdu son doudou. De l'autre côté du livre, il y a Nounou, qui a perdu sa Lili. Au cœur du chaos, les deux personnages vont-ils pouvoir se retrouver?
Il s’agit du premier album de Sandra Edinger, une auteure-illustratrice diplômée de l’Ecole nationale supérieure des arts visuels de La Cambre. Comment avez-vous découvert cette artiste?
C'est à la Foire du livre de Bruxelles que nous nous sommes rencontrées. Nous avons eu le coup de cœur pour son projet d'album. Une histoire bien menée, avec un jeu de ping-pong entre les deux parties. Une grande source de joie pour le lecteur.
A propos de nos deux nouveautés de la rentrée, nous organisons leur lancement samedi 5 octobre à 16h à la Bibliothèque de Forest (Bruxelles)! Vous êtes tous les bienvenus!
Plusieurs créateurs que vous avez publiés au début de leur carrière sont aujourd’hui assez connus dans le monde du livre jeunesse. Je pense notamment à Anne-Gaëlle Balpe (l’auteure de Quand je serai grand je serai grand méchant loup chez Winioux [2011]) ou Csil (l’illustratrice de Rien qu'une fois et 55 oiseaux chez Winioux [2012]). Il vous arrive aussi d’éditer des auteurs pour la première fois (Olga de Dios, Maïlys Paradis, Sandra Edinger). Les éditions Winioux ont-elles pour vocation à être un tremplin pour les jeunes artistes?
Oh oui! Nous pensons que cela fait totalement partie de notre rôle de donner une chance à ceux qui n'ont encore rien publié. C'est une grande joie pour nous si certains des auteurs ou illustrateurs que nous avons repérés avant tout le monde parviennent à se faire un nom dans le métier.
En 2020, Winioux soufflera ses 10 bougies. Comment envisagez-vous de fêter cet anniversaire?
Vous avez bien suivi! Bravo!
Ce sera le 20 juillet 2020 et on va faire une grosse fête! On va inonder tout le monde de champagne, on va mettre la Macarena et sauter partout. On va donner des livres à tous les enfants! Dédicacer n'importe quoi pour n'importe qui! Ça va être une fiesta du tonnerre!
On n’arrive même pas à croire que ça soit possible! Déjà 10 ans!!!