Passer «Un jour à la plage» à Porto
Voilà ce que Dominique Petre voulait faire cet été… avant de découvrir la librairie jeunesse «Salta Folhinhas» et quelques petites perles portugaises, dont l’album Un jour à la plage. Ressortez vos lunettes de soleil pour aller à la rencontre d’auteurs et d’illustrateurs aussi lumineux que lusophones.
Voilà ce que Dominique Petre voulait faire cet été… avant de découvrir la librairie jeunesse «Salta Folhinhas» et quelques petites perles portugaises, dont l’album Un jour à la plage. Ressortez vos lunettes de soleil pour aller à la rencontre d’auteurs et d’illustrateurs aussi lumineux que lusophones.
Dans un pays où «libre» se dit (ou plutôt s’écrit) «livre», dans une ville qui prétend posséder la plus belle librairie du monde (la «Livraria Lello» qui aurait d’ailleurs inspiré J. K. Rowling), n’est-il pas plus malin de plonger dans les albums jeunesse que dans les vagues?
D’autant que la mer semble être une source d’inspiration intarissable pour les auteurs portugais. Déjà au Moyen Âge, le poète Luís Vaz de Camões chantait dans ses «Lusiades» son pays comme l’endroit où la terre s’arrête et où la mer commence.
Logique donc que le premier album que Teresa Cunha, propriétaire de l’excellente librairie jeunesse portuane «Salta Folhinhas» me tende est Un dia na praia (Un jour à la plage dans la version française des éditions Notari). Le livre date de 2010, mais les illustrations ont gardé leur force et le contenu demeure plus actuel que jamais. L'histoire commence comme une classique journée de farniente estival en bord de mer mais son déroulement réserve quelques surprises et une heureuse fin que l’on pourrait qualifier d’écolo. L'album dépourvu de texte est signé Bernardo P. Carvalho: «sans doute le plus connu de nos auteurs jeunesse», commente la libraire en me montrant les nombreux titres dudit Bernardo.
Le bleu de la mer inonde progressivement les pages
Un album dont le bleu de la mer inonde progressivement les pages et que l’on peut tout aussi aisément lire en original (il est silencieux comme disent joliment les Italiens) s’intitule Marée haute et a été publié en 2013 par Gallimard. Praia Mar est d’ailleurs l’album portugais préféré d’Isabel Minhós Martins, une auteure/illustratrice qui écrit souvent des albums à quatre mains avec Bernardo P. Carvalho.
«Ces deux créateurs font partie, tout comme l’épouse de Bernardo P. Carvalho Madalena Matoso, des fondateurs de la maison d’édition “Planeta Tangerina” à Lisbonne», reprend la libraire Teresa Cunha. Le nom ne vient pas, comme certains le pensent, du diminutif PT comme Portugal mais bien d’une histoire qu’Isabel Minhós Martins a écrite pour un magazine pour enfants il y a quelques années. Contactée après la visite dans la librairie portugaise, celle-ci m’explique: «Nous trouvions que ce titre coloré et savoureux transportait instantanément dans un monde ludique».
Les créateurs de «Planeta Tangerina» se connaissent depuis qu’ils ont 15 ans; ils se sont lancés dans l’édition pour pouvoir garder leur liberté de ton; on s’en réjouit, car celui-ci est effectivement d’une palpitante originalité. Nombreux sont les éditeurs francophones à avoir craqué pour leurs titres: Sarbacane pour P comme Papa, Notari pour Les deux routes, Glénat pour Le monde en une seconde. Ce dernier album suit une logique à la fois simple et géniale en montrant des événements qui se déroulent simultanément aux quatre coins du globe: un navire pris dans une tempête, un petit garçon qui fait du vélo pour la première fois ou un homme qui demande au barbier de lui raser la moustache. On a envie de dire «obrigado» à «Planeta Tangerina» pour tous ces albums disponibles sur notre planète, à l'image de ce petit garçon rempli de reconnaissance qui dit Merci à tous (à celui qui lui a appris à parler comme à celui qui lui a appris à se taire pour ne citer que ce savoureux exemple) dans l'album éponyme sorti en 2012 chez Rue du Monde.
Intrépides explorateurs et inflexible dictateur
On serait également plein de gratitude envers la maison d'édition francophone qui se déciderait à traduire le petit (il s’agit en fait d'un grand format) dernier d’Isabel et de Bernardo, un documentaire sur des découvertes, découvert dans la librairie «Salta Folhinhas» à Porto. Primé au dernier salon du livre de Bologne, l’Atlas das viagens e dos exploradores raconte d’intrépides voyages de moines, botanistes, commerçants, marins ou artistes qui ont permis de faire avancer la connaissance du monde. Un album riche en cartes et en aventures qui devait logiquement venir du Portugal. «On adore voyager tout en restant confortablement assis sur notre canapé», explique Isabel Minhós Martin, «et nous avons voulu faire un atlas un peu différent. Nous parlons par exemple de la motivation qui poussait à partir car parfois il s’agissait d’échapper à la famine ou à un régime dictatorial. Le livre évoque aussi les femmes exploratrices et propose une réflexion sur le terme même d’“explorateur”», commente la créatrice.
Etonnant que ce bel atlas ne soit pas traduit en français après le succès international de Halte on ne passe pas! (Notari, 2015) d’Isabel et de Bernardo dans lequel un dictateur interdit à quiconque de passer de la page de gauche à celle de droite. L’idée est aussi simple qu’efficace et l’album est, tant pour son fond que pour sa forme, une vraie réussite. Il a d’ailleurs été récompensé par plusieurs prix dans le monde entier. Comme celui sur les explorateurs, cet album devait-il logiquement venir du Portugal qui a subi la dictature jusqu’en 1977? Isabel Minhós Martin reste en tout cas intimement persuadée que si l’illustration portugaise s’est tellement développée ces 15 dernières années, c’est aussi grâce à la démocratie: «Pendant la dictature, explique-t-elle, nous n’avions pas accès aux livres du monde entier. Or ceux-ci sont pour nous une grande source d’inspiration».
Un livre qui applaudit, se transforme en accordéon ou fait des abdos
Installé dans la librairie de Teresa Cunha, ou aurait plutôt l’impression que c’est la vitalité et la modernité des albums portugais qui pourraient inspirer le reste du monde.
Impossible de quitter la «Planeta Tangerina» et ses créateurs inspirés sans signaler l'illustratrice Madalena Matoso qui a fait elle aussi preuve, dans plusieurs albums comme Livre Clap (qui peut applaudir, se transformer en accordéon ou même faire des abdos!), d’une vision ludique de l’objet livre et d’un graphisme pour le moins ensoleillé. Avec du temps, sorti en 2016 chez Thierry Magnier, explique joliment l’effet du «tempo» qui passe: les fruits mûrissent, les yeux s'habituent à l'obscurité, les pneus deviennent lisses (comme les crânes de certaines personnes) et les enfants grandissent.
Mais il n'y a pas qu’une «planète orange» dans le monde lusophone de l’album jeunesse. «Orfeu Negro», du nom d’un film brésilien de Marcel Camus, est un autre éditeur intéressant qui a commencé dans l'art mais publie depuis 2008 des albums et a été consacré à Bologne comme un des meilleurs éditeurs jeunesse en Europe. «Orfeu Mini» publie des stars internationales comme Oliver Jeffers mais aussi de grands talents autochtones, comme Catarina Sobral. Quand la libraire Teresa Cunha me fait découvrir O meu avô, prix d’illustration à Bologne en 2014, je me sens comme Magellan qui viendrait de découvrir un nouveau détroit. Comment ne pas craquer pour ce papy qui suit des cours d’allemand et de pilates? Quel magnifique hommage aux grands-parents et à tous ceux qui savent prendre leur temps! Hélium a publié Cher Grand-Père en ne reprenant malheureusement pas la première de couverture de l’original portugais.
Comme toute Portugaise qui se respecte, Catarina Sobral s’est elle aussi intéressée à la mer et à une légende racontant l’origine d’une plage de l’Algarve connue pour ses falaises impressionnantes. Deux géants, Mer et Montagne, coexistent harmonieusement jusqu’à l’arrivée d’une sirène… on ne voudrait pas divulgâcher la suite, mais le paysage s’en retrouve à jamais transformé. La Joie de Lire a publié ce titre (La sirène et les deux géants) en janvier 2019, tandis qu’Impossible, un autre titre de Catarina Sobral, sort cet automne chez Hélium.
De la mer à la philosophie et aux émotions
Teresa Cunha, qui a fait des études d’ingénieur avant d’élever ses trois enfants puis d’ouvrir sa librairie jeunesse à Porto en 2004, est sensible au charme des albums d’Alfonso Cruz. Né en 1971, cet artiste inclassable est à la fois auteur, illustrateur, musicien et producteur de films. C’est lui qui a signé la version portugaise de «Sesame Street». En 2011, il a reçu pour son album A Contradição Humana ou «La contradiction humaine», le prix du meilleur livre pour enfants portugais. Il y raconte par exemple l’histoire de son voisin pianiste tellement heureux de jouer des chansons tristes qu’il en pleure de joie. Cette album philosophique n’a, malgré sa sélection dans le catalogue des «White Ravens», jamais été traduit en français.
Un autre beau livre conseillé par la libraire est L’abécédaire des émotions (Hélium) de Madalena Moniz, édité par Orfeu Negro en 2014, sous le titre de «Aujourd’hui je me sens…». On suit un petit garçon, lettre après lettre et émotion après émotion: A comme audacieux, C comme curieux, O comme optimiste…
Même si elle a quitté son pays natal pour la Belgique, l’illustratrice Fatinha Ramos a gardé une palette de couleurs éblouissante. La meilleure preuve se trouve danst ses illustrations pour le livre Sonia Delaunay, une vie en couleurs, édité par le MoMa new yorkais puis traduit en français par les éditions du Centre Pompidou. La créatrice qui n’avait jamais vu la neige quand elle s’est installée à Anvers en 2001 s’est si bien intégrée que la ville lui a demandé de décorer l’échafaudage de sa mairie en rénovation. Les toiles de Fatinha sont tellement belles que l’on espère que le chantier prendra du retard.
Mais il ne faudrait pas quitter le Portugal sans évoquer la maison d’édition Pató-Logico, avec l’album A Guerra de José Jorge Letria, «un livre ni facile ni évident, mais nécessaire» comme l’expliquent ses éditeurs, qui vient de remporter le prix portugais de l’illustration. Une mention spéciale du jury est allé à Sonho («Songes») de l’’illustratrice Susa Monteiro, un autre album édité par Pató-Logico dans une collection intitulée «Des images qui comptent» dont les règles strictes (aucun texte, 32 pages, titre d’un seul mot) inspirent des illustrateurs depuis 2013.
Et comment ne pas mentionner Carolina Celas, qui a étudié l’illustration à Barcelone et à Londres mais est née à Lisbonne? Enfant déjà elle déménageait fréquemment et a développé en conséquence une réflexion sur les paysages extérieurs comme intérieurs. Son exposition «private landscapes» avait d’ailleurs été montrée à Bologne en 2016 et son livre Horizonte a été sélectionné par la même foire cette année.
L’album très grand format vient de sortir en français chez Gallimard sous le titre Horizon et constitue la meilleure preuve que pour élargir le sien, on ne doit pas nécessairement aller à la conquête du monde. Il suffit de partir à la découverte des étagères d’une librairie de qualité. Boa viagem!