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Lorsqu’Antipodes se rapproche du livre jeunesse

Malgré son nom, la maison d’édition lausannoise Antipodes est géographiquement très proche de la rédaction de Ricochet. Depuis près de vingt-cinq ans, Antipodes développe un catalogue spécialisé en sciences sociales, qui compte aujourd’hui quelque 250 titres. En 2019, l’éditeur a lancé la collection Petitpodes destinée aux enfants et aux jeunes. Ricochet a saisi cette occasion pour aller à la rencontre de l’équipe éditoriale, composée de Claude Pahud (fondateur de la maison), Julie Mougel et Isabelle Henchoz, et lui poser quelques questions.

Damien Tornincasa
18 novembre 2019
L'équipe d'Antipodes
L'équipe d'Antipodes! De gauche à droite: Claude Pahud, Isabelle Henchoz, Julie Mougel (© Antipodes)

Damien Tornincasa: Depuis peu, les éditions Antipodes publient des titres à destination de la jeunesse dans la collection Petitpodes. Comment vous est venue l'idée d'ouvrir votre catalogue à ce public?
Julie Mougel (JM):
Les éditions Antipodes sont spécialisées dans les sciences sociales. Nous publions de nombreux travaux académiques, comme des thèses, dans des domaines variés (l'histoire, la sociologie, l'anthropologie, la psychologie, etc.) et nos titres s'adressent principalement à un public averti.
Avec cette nouvelle collection tournée vers la jeunesse, l'idée est non seulement d'élargir notre lectorat mais également de permettre l'accès aux sciences sociales et aux thématiques de société aux enfants et aux adolescents.
Pour l'heure, la collection Petitpodes comporte un seul titre: Yué de
Dorian Nguyen Phu et Rosalie Gross. Ce livre est le fruit d’une belle rencontre qui a eu lieu entre l’équipe d’Antipodes et ce duo de créateurs il y a deux ans maintenant. De manière générale, la dimension humaine est essentielle pour les éditions Antipodes: c’est souvent elle qui nous entraîne dans de nouveaux projets éditoriaux.
Un deuxième livre, des mêmes auteurs, est en préparation et devrait voir le jour dans le courant de l'année prochaine.

Pouvez-vous nous présenter Yué en quelques mots?
JM:
Il s’agit d’un conte moderne sur la quête d’identité d’un enfant. Yué a grandi au milieu de la forêt et entretient un lien très fort avec la nature, la végétation et les animaux. Mais il se rend bien compte qu’il est différent des êtres qui l’entourent et s’interroge sur ses racines. Qui est-il? D’où vient-il? C’est au terme d’un long voyage initiatique (à travers la forêt et dans le village des Hommes) et au fil des rencontres (avec un raton laveur craintif, un chêne centenaire doté d’une grande sagesse, un vieil homme solitaire…) que Yué trouvera les réponses à ses questions et pourra tracer son propre chemin.
Le livre traite, bien sûr, d’écologie et du rapport entre l’Homme et son environnement, mais également du dialogue intergénérationnel qui peut s’installer entre un enfant et une personne âgée.

Yué
«Yué» de Dorian Nguyen Phu et Rosalie Gross (© Antipodes)

Votre catalogue comporte également des titres «tout public» qui peuvent être lus aussi bien par les enfants que par les adultes. Je pense notamment à la bande dessinée Adieu les enfants d’Hélène Becquelin (qui compte à ce jour deux volumes) publiée dans la collection Trajectoires. L’histoire qui se cache derrière cette publication est assez émouvante, pouvez-vous nous en dire davantage?
JM:
L’équipe d’Antipodes a rencontré Hélène Becquelin à l’occasion d’une exposition à Lausanne, dans laquelle elle retraçait ses souvenirs d’enfance en dessins. En effet, au décès de son frère Philippe – dessinateur de presse connu sous le pseudonyme de Mix & Remix – de nombreux éléments de son enfance ont resurgi et elle a eu envie de les exprimer par l’intermédiaire de ses crayons. De fil en aiguille, tous ces souvenirs d’enfance ont constitué un premier livre, puis un deuxième. Le premier tome d’Adieu les enfants est centré sur Hélène et sa famille. A travers de nombreuses anecdotes de la vie quotidienne, elle évoque la relation avec ses parents et ses grands-parents, parle de son frère et de sa sœur et de leur goût commun pour le dessin. Le deuxième tome, quant à lui, s’étend aux relations de voisinage, aux jeux entre enfants du quartier, mais également à l’éducation catholique qu’Hélène a reçue. Un troisième livre, où il sera davantage question de l’adolescence d’Hélène Becquelin (et de sa période punk et rock!), devrait voir le jour en 2020!

Adieu les enfants
Les deux premiers tomes de «Adieu les enfants» d'Hélène Becquelin (© Antipodes)

Adieu les enfants est un livre très «suisse» dans le sens où l’auteure dépeint une enfance dans un village valaisan et utilise de nombreuses expressions régionales, voire un lexique purement familial. Est-ce que ce livre a trouvé sa place hors de nos frontières? Comment a-t-il été reçu en France, par exemple?
JM:
Avant de travailler avec Antipodes, Hélène Becquelin était publiée en France: sa série Angry mum est parue aux éditions Glénat. Elle n’est donc pas totalement méconnue du public français. Concernant les deux tomes d’Adieu les enfants, cependant, nous avons pour le moment peu de retours quant aux retombées des ventes.

Claude Pahud (CP): Il faut ajouter que, pour un éditeur suisse, il n’est jamais très simple d’être diffusé en France. Dans le cas d’une jeune collection comme Trajectoires, dans laquelle s’inscrit Adieu les enfants, c’est un nouveau réseau de librairies que l’on doit toucher. Cet aspect-là est en construction, les choses se mettent en place petit à petit.
En revanche, nous sommes bien établis sur le marché suisse. Antipodes existe depuis près de 25 ans, on a des réseaux costauds, on connaît beaucoup de libraires et la presse nous suit volontiers. Aussi, là où un grand éditeur français ne serait pas en mesure de faire des efforts de promotion, les éditions Antipodes sont très efficaces et proactives. Pour Hélène Becquelin c’est sans doute plus intéressant de sortir ses livres chez nous que dans une structure française de plus grande envergure.

Dans cette même collection Trajectoires, d’autres livres ont pour décor la Suisse. Je pense notamment au Siècle d’Emma qui vient de sortir de presse. Pouvez-vous nous présenter le contenu de cette bande dessinée?
JM:
On pense souvent que l’histoire suisse est plate et ennuyeuse… Cette bande dessinée de vulgarisation sur l’histoire suisse du XXe siècle nous montre le contraire. Les faits sont racontés à travers la vie d’Emma et de sa famille et le livre est divisé en quatre parties qui correspondent à quatre événements majeurs du siècle dernier (la grève générale, la montée du nazisme, l’immigration italienne et les luttes sociales des années 1970). Le scénario est signé Eric Burnand et les illustrations – des aquarelles vives et dynamiques – sont de Fanny Vaucher.
Nous sommes curieux de savoir comment les lecteurs vont accueillir Le siècle d’Emma car il n’est pas courant d’utiliser le médium bande dessinée pour parler d’Histoire. C’est un livre qu’on conseille dès 14 ans et nous serions ravis qu’il circule dans les mains des collégiens. L’idéal serait même que les auteurs puissent intervenir dans les classes et échanger avec les élèves et les professeurs!

Le siècle d'Emma
Couverture et images intérieures du «Siècle d'Emma» d'Eric Burnand et Fanny Vaucher (© Antipodes)

En dehors de vos publications jeunesse ou «tout public» à proprement parler, avez-vous édité des ouvrages scientifiques sur l’enfance et la jeunesse?
JM:
Dans notre collection Boîte à outils, nous avons publié un livre qui s’intitule
L’adolescence, un passage. Son auteur, Pascal Roman, est psychothérapeute et professeur à Lausanne. L’ouvrage se présente sous forme d’abécédaire et donne une vision assez synthétique de cette période délicate qu’est l’adolescence.

CP: L’adolescence, un passage n’est pas un livre de recettes toutes faites, comme il en existe des milliers. Chaque entrée de l’abécédaire invite à la réflexion et permet de dédramatiser les situations que les parents vivent avec leurs ados. Le livre n’est pas alarmiste, bien au contraire, mais l’auteur mentionne les signes inquiétants auxquels les adultes doivent rester attentifs.

L'adolescence, un passage
Couverture de «L'adolescence, un passage» de Pascal Roman (© Antipodes)

Je voudrais évoquer la question de l’argent qui, en édition comme ailleurs, est le nerf de la guerre. Ce sujet ne semble pas constituer un tabou pour vous. Sur votre site Internet, on peut en effet lire: «L'échelle salariale est de 1:1 et le salaire brut pour un plein temps est de 4'900 fr. Cela correspond à un salaire de menuisier ou d'installateur sanitaire; c'est un peu plus élevé qu'un salaire de polisseur de marbre et de granit ou d'infirmier, et un peu moins qu'un salaire de forgeron, de vitrier-monteur ou d'assistant dentaire». Pourquoi avoir opté pour cette démarche de transparence? Est-ce une manière de désacraliser le métier d’éditeur?
CP: Antipodes est une maison d’édition de gauche et a toujours eu des prises de position politiques. Nous avions envie de parler d’argent, d’une part parce que c’est un sujet qu’on évite constamment, surtout en Suisse, et, d’autre part, parce que cela permet d’entamer une réflexion, de désamorcer certains conflits et de remettre les choses à leur juste place. Les éditions Antipodes reçoivent des subventions, sans lesquelles elles ne pourraient pas publier de livres. Mais, même avec ces fonds, les employés sont payés comme des assistants d’université de première année. On se sent proches des comédiens ou des agriculteurs de montagne qui, tout comme nous, survivent grâce aux subventions qui leur sont octroyées.
Il y a aussi la question des auteurs et de leur rétribution. On connaît la relation compliquée des auteurs et des éditeurs… Les auteurs gagnent très peu, il est vrai, et ils ont parfois l’impression que les éditeurs se font des sous sur leur dos. De notre côté, l’activité éditoriale nous permet certes de gagner notre vie, mais pas génialement. En matière de rémunération des auteurs, les éditions Antipodes suivent deux modèles distincts. Pour les titres scientifiques, la condition, lorsque des subventions sont attribuées, est que les auteurs renoncent à leurs droits (ces derniers étant déjà salariés de la recherche). Dans le cas du livre illustré ou du livre jeunesse, on n’est pas restreint pour donner des droits d’auteurs. On profite donc de cette ouverture pour faire des demandes de fonds qui intègrent le plus possible le travail des auteurs et des illustrateurs. Si le projet est bien financé, les créateurs recevront des droits d’auteur ainsi que de l’argent pour leur travail.

JM: De notre jeune expérience dans le livre jeunesse, nous nous sommes rendu compte qu’il n’existe pas beaucoup d’aides dans ce secteur. Ce sont des réseaux spécifiques et les délais de réponse aux demandes de fonds peuvent s’avérer assez longs. Il n’est donc pas toujours évident de boucler les budgets pour l’édition de livres illustrés et, parfois, il faut jongler avec le calendrier des publications et retarder la sortie de tel ou tel livre.

En 2020, Antipodes soufflera ses 25 bougies. Comment envisagez-vous de fêter cet anniversaire?
JM: Une excellente question… Nous avons juste l’impression d’avoir fêté les 20 ans hier !
On a pensé qu’une session grillades et quelques parties de pétanque (pourquoi pas à la Valencienne à Lausanne?) serait une occasion simple et festive de fêter ce quart de siècle d’Antipodes et le début de l’été prochain. Nous serions aussi ravis d’organiser quelques lectures, ateliers pour les familles présentes avec les auteur.e.s des collections illustrées Petitpodes et Trajectoires.


Quelques rencontres avec les éditions Antipodes en cette fin d’année
Le siècle d’Emma
19 novembre, 18h30: vernissage du livre (accompagné d’une performance) à Bibliomedia Lausanne
21-23 novembre: exposition des planches originales de Fanny Vaucher à la galerie Papiers gras à Genève
22 novembre, 17h: vernissage du livre (accompagné d’une performance) à la galerie Papiers gras à Genève
12 décembre, de 17h à 19h: dédicaces à la librairie La Fontaine à Vevey
14 décembre, de 10h30 à 12h: dédicaces à la librairie Payot à Lausanne

Yué
18 décembre, de 17h à 19h: dédicaces à la librairie Payot à Lausanne