Lire avec mon bébé, quelle drôle d’idée?
Des tout-petits et des livres 1
Des tout-petits et des livres 1
Pour les parents comme pour les professionnels, la lecture avec les bébés soulève encore beaucoup de questions. Quel est le bon âge pour commencer? Pourquoi certains enfants mettent les livres dans la bouche ou n’ont pas l’air intéressés? Comment choisir des livres adaptés? Et finalement, est-il bien nécessaire de lire avec des tout-petits? Faisons le point.
Dès la naissance, des bébés en quête d’expériences sensorielles
L’idée qu’on puisse lire avec les bébés dès leur naissance (et même avant!) est de plus en plus communément admise, pourtant, on peine souvent à concevoir ce que cela apporte au nourrisson et ce qu’il va pouvoir faire de cette lecture. Pour comprendre ce qu’il se joue alors, repartons du quotidien des nouveau-nés.
Ils passent beaucoup de temps à dormir, les moments d’éveil sont en grande partie consacrés à se nourrir, ils ne savent pas encore se saisir d’un objet, ni maîtriser leurs mouvements de jambes. Pourtant, ils ont une activité intense qui consiste à découvrir le monde qui les entoure. Et c’est comme cela qu’ils vont se développer.
Quand on évoque le développement sensoriel des nourrissons, on pense d’abord aux sens qui permettent de découvrir le monde à distance, et souvent en tout premier lieu la vue. Ce n’est pourtant pas le sens le plus efficace chez les tout-petits. Ils voient flou, ont un champ visuel très réduit et pendant longtemps on pensait même qu’ils ne distinguaient pas les couleurs (on sait aujourd’hui que c’est faux, le rouge notamment est visible dès la naissance). Mais ils fixent leur regard avec une telle intensité qu’on comprend bien qu’il se joue là quelque chose de primordial. Et ils ont déjà des préférences. Ils sont particulièrement attirés par les visages par exemple.
Leur attention s’attarde sur les images les plus complexes et ils choisiront une illustration inconnue plutôt qu’une déjà vue. Sur le terrain, dans mon activité de lectrice au sein de l’association L.I.R.E., je le constate régulièrement. Face à une double page, les nourrissons posent leur regard sur la plus complexe, ils s’y attardent et la scrutent, comme pour mieux en appréhender le sens. Ainsi ils choisiront de regarder le papillon plutôt que la feuille sur l’image du célèbre Noir sur blanc, où ces deux objets sont en vis-à-vis.
Temps de lecture et bain de langage
L’autre sens souvent évoqué est l’audition. Celle-ci est déjà très efficace dès la naissance. Les bébés sont capables de reconnaître les voix connues, ils distinguent très bien les sons même les plus aigus et peuvent entendre tous les sons que la voix humaine peut prononcer. Aptitude qu’ils perdront dans les premiers mois de vie, pour se spécialiser dans la (ou les) langue(s) qu’ils entendent au quotidien. Ils ont besoin d’être nourris de mots pour forger leur compréhension de la langue, sans cet apport, ils n’apprendraient pas à parler. Des expériences ont même montré que si on ne s’adresse pas aux bébés, ils dépérissent.
La richesse et la variété du langage qu’on emploie pour leur parler sont donc des enjeux primordiaux. Ce qu’ils entendent, comme ce qu’ils voient, est la matière première qu’ils exploitent pour développer leurs compétences. Les moments de lecture sont des occasions de donner à entendre des mots nouveaux, des structures syntaxiques qui diffèrent du langage du quotidien. Les phrases sont plus longues, les champs lexicaux plus variés.
Le plaisir avant tout
Les bébés sont avides de ce type d’échanges. Ils adorent écouter ces mots qui ne font pas encore sens pour eux. Ils le montrent en battant joyeusement des bras, en accélérant leur rythme de succion, en pédalant de leurs petites jambes. Ils tendent les mains vers le livre et écarquillent les yeux, bavent et sourient. Leur plaisir manifeste est tel qu’on en oublie qu’il ne s’agit pas là d’un simple divertissement et que cette expérience de lecture est une véritable nourriture de l’esprit qui contribuera, entre autres, au bon développement de leur langage.
Lire avec un bébé, bonne idée mais que lire?
Puisqu’avec les tout-petits (disons avant un an) il ne s’agit pas de chercher des histoires qu’ils vont comprendre, il suffit de chercher celles qu’ils auront plaisir à entendre.
Les bébés, habitués pendant la vie intra-utérine à entendre le battement du cœur de leur mère, sont naturellement attirés par les textes rythmés, les structures poétiques et les rimes. Les chansons et comptines sont également très appréciées.
On peut donc choisir sans crainte n’importe quel album qui présente ces caractéristiques, et ils sont nombreux. On note aussi qu’ils peuvent avoir un temps d’attention relativement long, il arrive qu’on enchaîne la lecture de plusieurs livres sans lasser le petit interlocuteur.
Ainsi parmi mes livres fétiches pour cette tranche d’âge se trouvent aussi bien des formats courts, comme J’aime, qui se lit en moins d’une minute, que des histoires beaucoup plus contemplatives, comme Sur les genoux de maman, qui nécessite plus de temps.
Les images ont également leur importance. Si la vision des bébés nous incite à choisir de préférence des images contrastées et aux couleurs vives, l’expérience montre qu’ils peuvent être captivés également par des tons pastel, des pages fourmillantes de détails. Ils ne sont pas en mesure d’identifier tout ce qui est représenté (de la même façon qu’ils ne comprennent pas toujours le texte lu) mais ils en retirent du plaisir et c’est cela que l’on recherche.
Le choix vous semble trop vaste? Fiez vous donc à vos propres goûts. Cherchez des images qui vous plaisent, vous émeuvent, vous touchent. Choisissez des textes que vous avez plaisir à avoir en bouche, qui chatouillent agréablement votre oreille. Il n’y a rien de plus communicatif pour un bébé que le plaisir de son parent. Et si vous doutez de trouver dans des livres pour enfant des images qui vous plaisent à vous, adultes, je vous invite à vous rendre dans une librairie jeunesse et à feuilleter les ouvrages, vous serez surpris de la qualité et de la diversité que vous allez y découvrir, je suis sûre que vous trouverez votre bonheur.
Est-ce vraiment si facile de lire avec les bébés?
Choisir des livres qui nous plaisent, prendre quelques minutes pour les partager avec un bébé, le regarder s’émerveiller, la formule est simple et fonctionne presque à tous les coups.
De temps en temps (mais c’est vraiment rare), le bébé ne se montrera pas disponible; s’il détourne la tête, commence à grimacer, pas de problème, on arrête et on tentera plus tard. Cela se produit parfois quand le bébé a faim ou sommeil.
Puis les enfants grandissent. Ils poursuivent leur exploration du monde qui les entoure, peuvent désormais se déplacer, toucher, sentir. Ils ne se contentent plus de recevoir ce que vous leur donnez à voir ou à entendre, ils vont eux-mêmes chercher l’objet qui les intéresse, ou voir ce qui se passe derrière la porte. Des enfants qui jusque-là étaient capables d’écouter plusieurs albums d’affilée, parfois longs, s’éloignent désormais au bout de quelques pages. D’autres qui nous ont tendu un livre se mettent soudain à faire autre chose pendant qu’on lit.
Celui qui hier savait parfaitement à quel moment de l’histoire tourner la page se met à en tourner plusieurs d’affilées ou au contraire à s’attarder très longuement sur l’une d’entre elles. La lecture devient chaotique, on ne sait plus où donner de la tête et on se demande où on a bien pu se tromper. Que l’on se rassure, toutes ces attitudes, bien que déstabilisantes, sont parfaitement normales. Et elles ne signifient pas que l’enfant n’aime pas (ou n’aime plus) lire.
C’est que les petits, contrairement à ce que l’on entend parfois, ne sont pas des «éponges» qui absorbent le monde. Ils sont des sujets agissants, et cela se manifeste aussi dans les temps de lecture. Tourner une page avant la fin, revenir en arrière pour écouter encore le passage préféré ou aller directement au dénouement de l’histoire leur permet de ne pas être passif et d’expérimenter leur pouvoir d’agir sur le monde. La lecture est alors parfois décousue mais pour eux elle n’en est pas moins plaisante.
Mais, me direz-vous, s’il s’éloigne pendant la lecture, se met à faire autre chose, c’est bien la preuve que ça ne l’intéresse pas, n’est-ce pas?
Aussi étonnant que cela puisse sembler, il n’en est rien. On observe très souvent des enfants qui écoutent de loin, en faisant autre chose. Parfois ils reviennent écouter la fin de l’histoire, ou tournent la tête en direction du livre de temps en temps. Nous pouvons avoir l’impression qu’ils ont totalement décroché et être tentés de mettre fin à la lecture. Et soudain un indice nous prouve le contraire: l’enfant va chercher un objet en lien avec l’histoire, en répéter un mot tout en jouant, ou se tourner ostensiblement vers nous, attendant la suite de l’histoire.
Avec les tout petits, il faut avoir des attentes raisonnables
Il n’y a rien de problématique à ce qu’un bambin bouge ou regarde ailleurs pendant la lecture, c’est même tout à fait habituel.
Parfois les grandes personnes s’imaginent que ce n’est pas ainsi que l’on doit lire. Pourtant, cela correspond parfaitement au développement d’un petit. Il convient donc de modifier nos attentes plutôt que de tenter de modifier les attitudes de lectures de l’intéressé. Untel veut écouter l’histoire debout? Tel autre s’éloigne lors d’une lecture qui lui fait peur et revient, comme par enchantement, au moment de la fin (toujours heureuse pour les tout-petits)? Et celui-là feuillette un autre album, donnant ainsi l’impression qu’il n’écoute pas? Ils ne sont pas encore capables de contraindre leurs corps à rester immobiles, ni leurs yeux à se poser uniquement sur une page, ni leur cerveau à se consacrer uniquement à la lecture. Cela viendra en temps utile. Heureusement, nous adultes avons la maturité nécessaire pour tolérer ces comportements.
La lecture alors offerte sans contrainte est appréciée des enfants. J’entends parfois qu’il faudrait habituer les enfants à rester assis pour les préparer à l’école. C’est au contraire en les laissant libres de leurs mouvements qu’on met en place les bonnes conditions de leur scolarité: ils auront déjà intégré que la lecture est un temps de plaisir et que le livre est leur ami, cela les aidera grandement à contrôler leurs besoins de motricité le moment venu. Quant aux apprentissages qu’on attend des moments de lecture (le soutien au développement du langage notamment, et plus globalement la prévention de l’échec scolaire) ils trouvent là un terreau fertile pour se déployer. C’est à travers le plaisir et le jeu que les enfants apprennent le mieux. Et en respectant au mieux les rythmes et les désirs de votre enfant, vous favorisez également sa sécurité affective.
Jamais trop jeune, jamais trop vieux
Vous avez à présent toutes les clés pour partager avec vos enfants des moments de lecture agréables pour eux comme pour vous. Une littérature de qualité, riche et foisonnante, s’offre à vous. Peut-être y prendrez-vous goût au point de vouloir poursuivre le rituel de l’histoire partagée quand votre bébé n’en sera plus un. N’hésitez surtout pas. Il n’y a pas d’âge limite pour apprécier d’écouter une histoire. Au moment où les enfants commencent à lire seuls, cela ne sera pas une entrave à leur apprentissage et permettra de garder la motivation. Si en lecture autonome l’enfant risque de se fatiguer, il suffit qu’un adulte accepte de lui lire quelques pages et ça repart!
Un jour sans doute, votre enfant préférera lire seul, il saura alors vous le dire. En attendant, profitez de ces moments de complicités qui vous sont offerts!
Chloé Séguret est lectrice formatrice spécialiste de la lecture d’album. Elle travaille entre autres pour l’association L.I.R.E. et a créé le blog «Littérature enfantine» dédié aux professionnels de l’enfance et aux parents.
[1] Titre emprunté au guide éponyme publié par l’association L.I.R.E. et disponible sur son site : https://www.associationlire.fr/lire-avec-mon-bebe-petit-guide-pratique-a-lusage-des-parents/
Photographie de vignette: © Sébastien Kuperberg